Destitution

Lacan, Foucault et la cabale
Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#376, le 31 mars 2023

Sur la base de certains énoncés de Lacan et de Foucault, qu’il s’efforce d’élucider, Ivan Segré propose une sorte de généalogie de la notion de « critique ». Partant des observations de Foucault relatives à la critique biblique au XVIe siècle, il aboutit, via Lacan, à une réflexion sur la contingence du pouvoir. Le chemin est escarpé, mais le détour vaut le coup d’œil.

Dans l’histoire des sciences humaines, l’interprétation des rêves a d’une certaine manière succédé à celle de la Bible. Or l’herméneutique biblique avait une histoire, depuis les philologues grecs et latins de l’antiquité jusqu’à ce tournant historique que Pierre Gibert a appelé « l’invention critique de la Bible [1] » et qu’il situe entre le XVe et le XVIIIe siècle. C’est à cette « invention » que Michel Foucault se réfère lorsqu’il pose la question « Qu’est-ce que la critique ? » ; et qu’il répond :

« Et si la gouvernementalisation, c’est bien ce mouvement par lequel il s’agissait dans la réalité même d’une pratique sociale d’assujettir les individus par des mécanismes de pouvoir qui se réclament d’une vérité, eh bien, je dirais que la critique, c’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ; la critique, ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le désassujettissement dans le jeu de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot, la politique de la vérité. [2] »

La « critique » se serait principalement exercée dans trois domaines depuis la fin du XVe siècle : « la Bible, le droit, la science [3] ». Mais Foucault distingue la Bible : « Disons que la critique est historiquement biblique [4] ». C’est en effet dans l’approche des textes bibliques qu’un nouvel esprit critique vit le jour, la philologie commençant à bousculer la théologie. Autrement dit, parce que l’autorité est alors théologico-politique, la critique biblique est une manière de s’affranchir de l’autorité. Et en ce sens, on peut dire qu’historiquement le « désassujettissement » a pris d’abord la forme d’un retour au fait littéral, ce que le courant réformé a appelé le retour à la « lettre seule » (sola scriptura), c’est-à-dire sans devoir en passer par la Vulgate, le clergé ou la doctrine scolastique. Erasme et Spinoza ont notamment marqué de leur empreinte ce mot d’ordre : le premier en appliquant aux textes sacrés les principes d’une philologie « critique » héritée des auteurs antiques, contribuant de la sorte « à briser le monopole des théologiens sur la gestion du sens des Ecritures [5] » ; le second, un siècle et demi plus tard, en radicalisant le parti-pris philologique et rationaliste de son illustre prédécesseur.

Descartes avait résolu de former une méthode afin d’« établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Dans son sillage, Spinoza a résolu de former « une méthode pour l’interprétation des Livres saints [6] ». Il s’agit dorénavant d’appliquer à l’Ecriture les exigences méthodologiques de la science moderne. Le Galileo-cartésianisme, en se proposant de déchiffrer la nature, « un livre écrit en langage mathématique [7] », ouvrait-il la voie à la critique biblique ? À suivre la chronologie, il semble que ce soit l’inverse : l’esprit critique étant apparu d’abord dans l’exégèse de l’Ecriture, un siècle avant Galilée et Descartes, s’ensuivrait que c’est à la nature qu’on appliqua une méthode de déchiffrement venue des études bibliques. C’est une observation de Jean-Claude Milner dans un livre consacré aux Écrits de Lacan : « D’Erasme à Galilée, on sait que la transition est bonne [8] ». L’idée d’un monde « écrit en langage mathématique » témoignerait de cet ordre d’apparition, sinon d’engendrement : d’abord l’étude critique d’un antique corpus écrit en hébreu (AT) et en grec (NT), puis la science moderne d’un livre de la nature écrit en langage mathématique. Mais quel lien peuvent bien entretenir l’un et l’autre rationalisme, herméneutique et physico-mathématique ? Au cours d’un Séminaire, Jacques Lacan introduit une courte digression où il est précisément question des rapports de « l’idéologie biblique » à « la science moderne » :

« Je me souviens qu’un soir où j’étais à dîner chez un descendant de ces banquiers royaux qui accueillaient Henri Heine il y a un peu plus d’un siècle à Paris, je l’étonnais beaucoup en lui apprenant – et je l’ai laissé étonné jusqu’à ce jour, il n’est sans doute pas près de se relever de cet étonnement – que la science moderne, celle née de Galilée, n’avait pu se développer qu’à partir de l’idéologie biblique, judaïque, et non de la philosophie antique et de la perspective aristotélicienne. Le progrès de l’efficacité symbolique ne cesse pas d’étendre son domaine depuis Galilée, de consumer autour d’elle toute référence qui la limite à des données intuitives, et, en laissant leur plein jeu aux signifiants, aboutit à cette science dont les lois vont toujours vers une plus grande cohérence, mais sans que rien soit moins motivé que ce qui existe à aucun point particulier. Autrement dit, la voûte des cieux n’existe plus, et l’ensemble des corps célestes, qui sont là le meilleur repère, se présente comme pouvant aussi bien n’être pas là – leur réalité est essentiellement marquée, comme dit l’existentialisme, d’un caractère de facticité, ils sont foncièrement contingents. [9] »

Avec la science de Galilée, l’univers d’Aristote périclite ; à la division entre une sphère céleste et un monde sublunaire succède l’homogénéité d’un univers mathématisable. Les formules mathématiques, univoques et transparentes, ont rendu vains les raisonnements scolastiques. Le nouveau paradigme est un matérialisme littéral : lettres parlées de la Bible et lettres muettes des espaces infinis appellent une méthodologie commune, philologique pour une part, physico-mathématique pour une autre. Et depuis lors la modernité est le nom donné à la primauté de la philologie (Erasme, Nietzsche) et des mathématiques (Galilée, Cantor) sur le dogme religieux. Pourtant, assure Lacan, « la science moderne, celle née de Galilée, n’avait pu se développer qu’à partir de l’idéologie biblique, judaïque ». Est-ce à dire que la modernité poursuit une tradition de pensée qui l’a précédée et qui serait non pas gréco-romaine mais « judaïque » ? L’affirmation fit son effet. L’hôte du psychanalyste, « descendant » de quelques « banquiers royaux », en serait resté « étonné jusqu’à ce jour ». Mais l’est-on moins que lui ? Ne pensons-nous pas également que la science moderne s’est développée à partir des navigateurs Colomb, Vasco de Gama et Magellan, des astronomes Copernic [10] et Kepler [11], des biblistes de la Renaissance (Valla, Reuchlin, Erasme) [12], de l’artiste Michel-Ange et du sage Machiavel plutôt que d’une « idéologie biblique, judaïque » ? Le psychanalyste ne l’ignore pas. Mais il juge apparemment nécessaire d’insister sur ce qu’un retour à « la lettre seule » doit, bien avant la Renaissance, à « l’idéologie biblique, judaïque » et notamment aux rédacteurs du Midrash (IIe-VIe siècle après J-C.). Car, selon Lacan, le Midrash entretiendrait avec l’Ecriture une relation qui annonce celle de Galilée avec les cieux, et de Freud avec les rêves. Dans Radiophonie, c’est après avoir précisé la relation de Freud « aux Juifs » qu’il est question du Midrash. Citons le passage en question :

« Un temps encore pour ajouter à ce dont Freud se maintient, un trait que je crois décisif : la foi unique qu’il faisait aux Juifs de ne pas faillir au séisme de la vérité. (…) Pourquoi ? Pourquoi sinon de ce que le Juif depuis le retour de Babylone, est celui qui sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance de sa parole, trouvant là l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation. D’une seule, celle du Midrash qui se distingue ici éminemment. En effet pour ce peuple qui a le Livre, seul entre tous à s’affirmer comme historique, à ne jamais proférer de mythe, le Midrash représente un mode d’abord dont la moderne critique historique pourrait bien n’être que l’abâtardissement. Car s’il prend le Livre au pied de sa lettre, ce n’est pas pour la faire supporter d’intentions plus ou moins patentes, mais pour, de sa collusion signifiante prise en sa matérialité : de ce que sa combinaison rend obligé de voisinage (donc non voulu), de ce que les variantes de grammaire imposent de choix désinentiel, tirer un dire autre du texte : voire à y impliquer ce qu’il néglige (comme référence), l’enfance de Moïse par exemple. [13] »

Le Midrash, au sens strict, désigne un corpus d’exégèses rabbiniques contemporaines de la rédaction du Talmud (entre le IIe et le VIe siècle de l’ère commune), corpus dont le principal témoin est le Midrash Rabbah. Mais sous la plume de Lacan, « Midrash » désigne, plutôt qu’un corpus défini, une manière judaïque d’aborder le « Livre ». Comment caractériser ce « mode d’abord » judaïque que Lacan juge « décisif » et que la critique biblique pourrait avoir lentement mais sûrement galvaudé ? Dans L’Eros et la Loi, Stéphane Mosès explique que depuis la Septante la traduction de la Bible s’est toujours heurtée à « la différence entre deux conceptions du langage : l’une – la conception hébraïque – privilégiant le libre jeu des signifiants, l’autre – la conception grecque – la stricte logique des signifiés [14] ». Le « libre jeu des signifiants » caractériserait donc le « mode d’abord » particulier à « la conception hébraïque », par différence avec « la stricte logique des signifiés » caractérisant le mode d’abord particulier à la « conception grecque ». Lacan paraît lui-même l’entendre de cette oreille lorsqu’il résume d’un trait la caractéristique du Midrash, son « mode d’abord » du texte biblique : « Car s’il prend le Livre au pied de sa lettre, ce n’est pas pour la faire supporter d’intentions plus ou moins patentes, mais pour, de sa collusion signifiante prise en sa matérialité (…), tirer un dire autre du texte ». Ce serait la raison de la singulière relation de Freud à cette « idéologie biblique, judaïque » : « tirer un dire autre du texte ». Tirant ailleurs les enseignements de la linguistique de Saussure, à savoir que la langue ne consiste pas en un ensemble de valeurs positives et absolues, « mais dans un ensemble de valeurs négatives ou de valeurs relatives n’ayant d’existence que par leur opposition » (Eléments de linguistique générale), Lacan poursuivrait ainsi le projet du cabaliste. Dans son ouvrage récapitulatif, La psychanalyse. Science, thérapie et cause, Mustapha Safouan explique en effet :

« Il est remarquable que, quelle que soit la multiplicité discernable des significations d’un signe à l’intérieur d’un système linguistique, celle-ci n’épuise pas sa fécondité sémantique. En raison de sa nature essentiellement différentielle, un signe quelconque reste, en effet, toujours susceptible d’engendrer des significations inédites, selon les contextes et les nouveaux régimes d’opposition ou l’engagent ses emplois. À cet égard, on comprend que Lacan ait pu aller jusqu’à énoncer (au congrès de Rome en 1974) :
« Je me fais fort de faire dire dans une phrase à n’importe quel mot, n’importe quel sens. » On voit aussi qu’une telle affirmation était bien moins provocatrice qu’il n’y paraît, et qu’en cela Lacan restait purement et simplement saussurien [15]. »

Est-ce à dire que Lacan, en se prévalant de faire dire à n’importe quel mot d’une phrase une chose et son contraire, prend le parti du cabaliste Aboulafia contre le grammairien Ibn Ezra ? Oui, en un sens, mais à condition de garder à l’esprit que « n’importe quel sens » ne s’obtient pas n’importe comment, mais selon un art dont l’éthique de la psychanalyse serait comme la sagesse du cœur

Revenons maintenant à notre bourgeois gentilhomme étonné. La science moderne, celle née de Galilée, Descartes et Newton, n’aurait-elle pu se développer que sur cette base : le primat du libre jeu des signifiants sur la stricte logique des signifiés ? L’observation de Lacan, est-ce le mot d’esprit d’un antiphilosophe de génie ou un sophisme issu de quelque tournant langagier ? Le psychanalyste souhaite ancrer son propos dans l’histoire et c’est pourquoi il tient compte des conclusions d’une critique biblique qui situe la rédaction de la Bible au « retour de Babylone ». C’est alors, autour du Ve siècle av. J-C., que des scribes hébreux conçoivent le « Livre » et par extension le « mode d’abord » qu’il requiert, à savoir le Midrash. Est-ce pour autant l’ « idéologie biblique, judaïque » qui a rendu possible la science de Galilée ? N’est-elle pas plutôt redevable de l’idéologie d’Erasme, de Machiavel et de Michel-Ange ? Emile Noël observe au sujet de la relation de Machiavel à Galilée : « Au moment où le travail galiléen en finit avec le monde aristotélicien du supra-lunaire et du sub-lunaire et unifie l’Univers en le soumettant aux mêmes lois de la mécanique, comme par un effet de miroir Machiavel instaure une dissociation dans le monde politique entre le pouvoir divin et le pouvoir temporel [16] ». Nous sommes à présent tentés de conclure : d’Erasme à Machiavel, la transition est bonne. Mais il n’est pas question, en revanche, d’une quelconque primauté du libre jeu des signifiants sur la stricte logique des signifiés. De fait, les travaux d’Erasme, de Galilée, de Machiavel ou de Michel-Ange ne se sont pas développés à partir de « l’idéologie biblique, judaïque », mais de l’héritage gréco-romain. L’histoire est connue de tous, y compris d’un descendant de quelques banquiers royaux.

Il y aurait bien toutefois une source juive en amont du mot d’ordre sola scriptura. Des exégètes juifs, au Moyen-âge, se sont en effet écartés de la manière du Midrash. Développant leur propre « mode d’abord » du texte biblique, ils se sont tournés vers la stricte logique des signifiés et son ancrage dans les nécessités syntaxiques, grammaticales et lexicales de la langue plutôt que vers le libre jeu des signifiants. Une nouvelle approche du texte voit alors le jour dans le judaïsme rabbinique, qu’on peut caractériser ainsi : il n’est plus question de « tirer un dire autre du texte », comme dans le Midrash, mais de l’analyser selon des normes communes. C’est le point de départ d’une approche nouvelle, repérable sous sa forme médiévale notamment chez Ibn Ezra (XIIe siècle), puis radicalisée à l’âge classique avec Elie Lévita (1468-1509) [17], Erasme, Richard Simon (auteur d’une Histoire critique du Vieux Testament) et Spinoza. Et à cette lumière, d’Ibn Ezra au mot d’ordre sola scriptura des humanistes réformés, « l’idéologie biblique, judaïque » aurait bel et bien frayé le chemin d’une nouvelle exigence philologique qu’on dira bientôt « critique ». Pierre Gibert confirme à sa manière la suggestion de Lacan, puisqu’abordant les origines de la « critique biblique » au XVe siècle, il observe : « Avant les XVe et XVIe siècles, qui virent se constituer cette nébuleuse à partir de poussées et de résistances contradictoires, au moment de l’humanisme et des Réformes, protestante puis catholique, avaient déjà surgi chez les Pères de l’Eglise et les grands rabbis juifs de l’aire ibérique et de l’Italie du Nord, entre le haut Moyen Âge et la naissance de l’humanisme, des questionnements et même des principes que l’exégèse critique reconnaîtrait un jour dans sa généalogie [18] ».

Cependant Ibn Ezra, l’un des initiateurs de la critique biblique selon cette généalogie, s’était donc écarté du Midrash (ce qui lui vaut d’ailleurs l’éloge de Spinoza qui méprisait ce mode d’abord [19]). Et l’élan qui porta cet écart est situé historiquement et géographiquement : Ibn Ezra, l’initiateur d’un retour à la lettre seule, est lui-même l’héritier d’une science grammaticale apparue au préalable dans l’exégèse coranique. Evoquant l’immersion, entre le IXe et le XIIe siècle, d’une partie du judaïsme médiéval dans les Lumières musulmanes, qu’il s’agisse de théologie, de droit ou de mathématiques, Bernard Lewis en vient « à poser la question plus générale de l’influence arabe sur la philologie hébraïque » : « En effet, les Juifs qui se penchaient sur la langue hébraïque afin de mieux comprendre la Bible mirent à profit bien des procédures élaborées par les musulmans qui analysaient leur langue dans le même but : l’étude du texte sacré du Coran. C’est sans doute pourquoi les origines, le développement et l’évolution de la grammaire et de la lexicographie arabes et hébraïques présentent des similitudes aussi remarquables ». Et Lewis va même jusqu’à envisager que « l’activité des Massorètes », les Juifs qui fixèrent le texte écrit de la Bible et les règles de vocalisation aux VIIIe et IXe siècles, se soit « inspirée des efforts sensiblement antérieurs des musulmans pour établir un texte du Coran qui fit autorité [20] ». Quoi qu’il en soit, une chose est acquise : « Il n’a pas existé de grammaire hébraïque avant le Moyen-Âge. Jusqu’à cette date, donc, aucune règle d’usage n’était codifiée [21] ». C’est en islam que sont codifiées les règles d’usage de la langue sacrée. Tant Ibn Ezra que Maïmonide y puisent leur énergie codificatrice, grammaticale sur un versant, juridique sur un autre.

Si Lacan entend par « judaïque » la manière d’Ibn Ezra, on se relèvera donc de notre étonnement : la critique biblique d’Erasme puis de Spinoza prolonge en effet une approche grammaticale et littérale de l’Ecriture apparue en Occident avec les exégètes juifs du XIIe siècle, lesquels s’étaient affranchis du Midrash antique en puisant à une nouvelle pratique de la langue et des textes alors en cours de codification dans l’islam. Si, en revanche, Lacan entend par « judaïque » la manière du Midrash, on demeure étonné : quel rapport entretiennent Ibn Ezra, Erasme, Galilée, Machiavel ou Michel-Ange avec cette antique manière juive de prendre « le Livre au pied de sa lettre » pour en tirer un dire « autre » ?

Comment Foucault entendrait-il la chose ? À le suivre, si l’étude biblique commence à s’affranchir du dogme romain à la fin du XVe siècle, ce n’est pas principalement parce qu’elle entreprend de rationaliser le déchiffrement des textes sacrés, c’est plutôt parce qu’elle « se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ». Autrement dit, si « la critique est historiquement biblique », ce n’est pas parce que le retour à la « lettre seule » ouvrirait la voie au déchiffrement mathématisé de la nature, c’est parce que la Bible est le principal lieu de l’exercice du pouvoir, celui dont dépendent la science et le droit. Exposant les trois « points d’ancrages » de l’attitude critique, Foucault commence donc par la Bible :

« Premier point d’ancrage : à une époque où le gouvernement des hommes était essentiellement un art spirituel, ou une pratique essentiellement religieuse liée à l’autorité d’une Eglise, au magistère d’une Ecriture, ne pas vouloir être gouverné comme cela, c’était essentiellement chercher à l’Ecriture un autre rapport que celui qui était lié au fonctionnement de l’institution religieuse […]. Disons que la critique est historiquement biblique. [22] »

Tandis que Lacan décèle dans le mot d’ordre d’un retour à « la lettre seule » l’idéologie à partir de laquelle s’est développée la science galiléenne, Foucault y décèle le premier point d’ancrage d’une attitude critique qu’il identifie à un processus de « désassujettissement ». Est-ce à dire qu’il est question chez l’un de retracer une généalogie critique d’abord scientifique, chez l’autre d’abord politique ? On pourrait l’entendre ainsi, à ceci près que les corps célestes étant marqués d’un « caractère de facticité », c’est non seulement le ciel qui est devenu contingent, à suivre le psychanalyste, mais également le souverain, lequel, comme l’ensemble des corps célestes, se présente dorénavant « comme pouvant aussi bien n’être pas là ». N’est-ce pas dès lors de ce biais – cabalistique et anarchique - qu’il convient d’entendre la remarque du psychanalyste au descendant de quelques banquiers royaux [23] ?

[1L’Invention critique de la Bible. XVe-XVIIIe siècle, Gallimard, 2010.

[2Qu’est-ce que la critique, Vrin, 2015, p. 39.

[3Ibid.

[4Ibid., p. 38.

[5Ada Neschke-Hentschke, « Le sens littéral. Histoire de la signification d’un outil herméneutique », in Christian Berner, Denis Thouard (éds), Sens et interprétation. Pour une introduction à l’herméneutique, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 31.

[6Descartes écrit : « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’avais depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Méditations Métaphysiques). Après Descartes, Spinoza écrit : « J’ai résolu sérieusement en conséquence de reprendre à nouveau, sans prévention, et en toute liberté d’esprit, l’examen de l’Ecriture et de n’en rien affirmer, de ne rien admettre comme faisant partie de sa doctrine qui ne fût enseigné par elle avec une parfaite clarté. Avec cette précaution donc j’ai formé une méthode pour l’interprétation des Livres saints (…) ». (Préface du Traité théologico-politique, trad. Appuhn, GF, p. 24). Et au chapitre VII du TTP, il explique : « La vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Ecriture (…) ne diffère en rien de celle qu’on suit dans l’interprétation de la nature mais s’accorde en tout avec elle ».

[7« La philosophie est écrite dans ce grand livre, l’univers, qui se tient en permanence ouvert à nos yeux. Mais on ne peut pas le comprendre tant que l’on n’a pas commencé d’en apprendre la langue et à en lire les lettres. Il est écrit dans la langue des mathématiques ». (Galilée, cité par Ian Hacking, L’émergence de la probabilité, Seuil, 2002, p. 80).

[8L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Seuil, 1995, p. 96

[9Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Seuil, 1986, p. 147.

[10« Il est évident aussi que, par sa réforme ou révolution astronomique, Copernic a écarté une des plus importantes objections scientifiques contre l’infinité de l’Univers, basée précisément sur le fait empirique, de sens commun, du mouvement des sphères célestes » (Alexandre Koyré ; Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, « Tel », p. 55).

[11« Kepler avait commencé par des lois régissant les mouvements des planètes, qu’il avait développées empiriquement en consultant des données et en cherchant des équations propres à recréer le passé. Galilée, lui, avait décrit la trajectoire d’une balle volant dans les airs. Le génie de Newton avait été de comprendre que c’étaient autant de manifestations d’un seul et même phénomène : la gravité » (Marcus du Sautoy, Ce que nous ne saurons jamais. Voyage aux frontières de la science, trad. R. Clarinard, Héloïse d’Ormesson, 2017, Flammarion, 2019, p. 47).

[12P. Gibert voit dans Lorenzo Valla un « précurseur » de l’exégèse critique de la Bible et notamment d’Erasme (voir L’invention critique de la Bible, op. cit., chapitre 1), tandis que W. Schwarz, dans Principles and Problems of Biblical Translation. Some reformation Controversies and their Background (Cambridge. University Press, 1955), disposait trois orientations dans l’approche des textes bibliques : la première est « traditionnelle » (de saint Jérôme jusqu’à la scolastique), la deuxième est « philologique » (avec Reuchlin et Erasme), la troisième est « inspirée » (avec Luther).

[13Autres écrits, Seuil, 2001, p. 428-429. Sur « l’enfance de Moïse » et plus largement l’interprétation freudienne de ce que le texte aurait négligé, je me permets de renvoyer à mon article : « La mémoire du texte. L’ « homme Moïse » de Freud : pour une lecture critique et sociale », in Le Coq-Héron, 2019/4 (N°239).

[14L’Eros et la Loi, coll. « Points/Seuil », p. 51. Au sujet de l’interprétation freudienne de « l’enfance de Moïse », voir l’Annexe.

[15Editions Thierry Marchasse, 2013, réé. Folio, p. 216.

[16Une histoire de la raison. Entretien avec François Chatelet, présentation d’Emile Noël, Seuil, 1992, p.13.

[17Elie ben Asher Lévita (1468-1509) est l’auteur d’une étude (Massoreth Ha-Massoreth) sur l’historicité des points voyelles servant à vocaliser le texte consonantique de la Bible hébraïque. Il établit leur caractère tardif, autour du VIIIe siècle de l’ère commune, et réfute l’opinion qui leur prête un caractère révélé (ou sinon révélé, antique). Par son propos et sa méthode, son livre est un chaînon important de « l’invention critique de la Bible ».

[18L’invention critique de la Bible, op. cit., p. 10. En revanche, Ada Neschke-Hentschke, dans son article « Le sens littéral. Histoire de la signification d’un outil herméneutique », situe l’apport d’Erasme dans une généalogie intellectuelle qui fait l’impasse sur l’apport des « grands rabbis juifs de l’aire ibérique » : « Dès le XIVe siècle, les humanistes, à l’image de F. Pétrarque, A. Politien et Poggio Bracciolini, exhument les manuscrits des auteurs classiques grecs et latins. Ils y découvrent les scholies des grammairiens grecs et latins, en particulier d’Aristarque au sujet d’Homère et de Servius au sujet de Virgile. La philologie rigoureuse des anciens est redécouverte » (art. cit., p. 30).

[19Ibn Ezra est le seul exégète juif qui trouve grâce aux yeux de Spinoza, et il semble le considérer comme un précurseur. (Concernant l’usage du commentaire d’Ibn Ezra par Spinoza, voir l’étude de David Lemler : « Abraham Ibn Ezra et Moïse Maïmonide cités par Spinoza », Revue des Etudes Juives, n°168, 2009, p. 415-464).

[20Juifs en terre d’islam, trad. J. Carnaud, Calmann-Lévy, 1986, Flammarion, 1989 [1984], p. 101-102

[21Mireille Hadas-Lebel, L’Hébreu : 3000 ans d’histoire, Albin Michel, 1992, p. 37.

[22Op. cit., p. 38.

[23Une première version de ce texte a paru dans Hommage à Lacan, édité par Dimensions de la psychanalyse, éd. Lysimaque, 2021

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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