Destituer par l’enfance

« Qu’on entende enfin se disloquer quelque chose de vermoulu. »
Benjamin Fouché

paru dans lundimatin#371, le 20 février 2023

Destituer par l’enfance regroupe onze notes relatives au dernier livre de Jean-Marie Gleize : Dans le style de l’attente. Ces notes (parcellaires et partiales) réfléchissent à ce que pourrait faire ce poème, à ce qu’il pourrait devenir. Aux possibilités matérielles qu’offre sa lecture.

1. Le poème serait un lieu intransitif mais ouvert

Du poème en prose ? Des fragments de journal ? Des récits incomplets ? Et que dire de ces photos gagnées par le noir ou déchirées ? Et de ces phrases qui s’avortent, se brisent, se trouent, flirtent avec le vers ? Des souvenirs impersonnels pour une « biographie de personne » [1] ? Ou une impossible remémoration, un roman familial à Tarnac qui s’efface ou qui s’annule à mesure qu’il se produit ? Ces questions ne sont pas purement formelles : la dislocation, le jeu de l’hétérogène et l’obscur (figuré, ou littéral) font du poème le lieu d’une expérimentation. Et si celle-ci prend des allures intransitives, elle ouvre aussi à un dehors : à ce qu’on nommerait (faute de mieux) une enfance destituante.

2. Le poème dessinerait un tir en cloche (pour défaire le transcendant) 

En exergue du livre, une citation de Bloy : « La mission particulière de chacun est mystérieusement déterminée par le nom qui lui fut imposé au baptême ». On tiendrait dans les mains un livre sur le langage, les origines, sur l’intime et ses mystères, une histoire de baptême, d’imposition verticale (transcendance et nomination.) Enfin bref l’affaire serait entendue : on tiendrait un livre de Posésie (avec un grand P.) Sauf qu’ici le nom – au fil des pages – trace une trajectoire en forme de courbe ou de tir en cloche, un mouvement ascendant et explosif qui débuterait par le constat d’une dépossession (« J’ai su que ce n’était pas mon nom. » [2]) et s’achèverait dans la dissolution, la fragmentation (« le nom vient d’éclater à l’intérieur de la tête. » [3])

3. Le poème inventerait des façons de fuir

Ce n’est pas tant un livre sur le nom que sur les façons d’en sortir, ou d’y échapper. Alors l’erreur serait double : lire dans ce livre une prose métaphysique et/ou religieuse, et y voir une quête des origines (l’affirmation d’une identité personnelle à travers ladite prose.)

4. Le poème emprunterait au couloir, et mènerait à différentes chambres

Imaginons que le rectangle de la page figure une chambre, une camera obscura dans laquelle s’élabore une intériorité, ou plutôt se fabrique une individuation, un espace fait d’encre et de papier où se constituent un sujet et sa mémoire. Ici – Dans Le style de l’attente – la page est une chambre dévastée : c’est la Destroyed Room de Jeff Wall citée au passage, comme à la dérobée (l’image d’une chambre qu’on formule à peine, qu’on ne montrera pas, mais dont l’évocation embraie sur le souvenir d’une autre chambre.)

5. Le poème pourrait prendre des allures de projectiles

Et c’est d’ailleurs le sous-titre du livre. (Projectiles.) Fragmentation, explosion. Chacune de ces pages, de ces phrases (lambeau de roman familial ou pan dévasté d’une chambre) constitue comme autant de tirs : à savoir ce qui projette hors de. Hors du nom, hors de la Poésie avec un grand P, et même : hors la voix. [4]

6. Le poème recopierait une enfance 

Qu’est-ce qui troue le nom, le disperse, le dissout, le fragmente, l’amène à disparaître ? On voudrait ici poser la question à l’aune de l’enfance qui parcourt de bout en bout Dans le style de l’attente : « Je recopie plusieurs fois mon enfance dont je ne sais rien. J’écris ces lignes au fond du jardin. J’y reste. J’y deviens. J’attends la suite au pied de l’arbre. Je marche sur la grande voie d’herbe qui coule entre les feuilles. A mesure que je recopie le texte s’efface ou s’éloigne. L’encre est de plus en plus claire… » On l’attendrait au fond du jardin, comme une pluie qui délave l’encre des cahiers : une enfance qui destitue un « je », ses phrases, sa mémoire.

7. Le poème serait projectif et destituant

Attendre ce qui advient sans parole, ce qui fait retour et troue la langue. In-fans – celui qui ne parle pas – trace une composition par champ (pour reprendre les termes de Charles Olson). Une contradiction ouverte : « J’y reste. J’y deviens. ». Un certain style de l’enfance qui serait projectif, percussif, prospectif. [5] In-fans compose, ouvre un champ : à la fois retour, remémoration (le roman familial en lambeau) et devenir dans une écriture-projectile, dans la déflagration des tirs qui projettent – à grands coups de prose – hors la voix.

8. Le poème ferait la guerre aux formes civiles

Destitution du sujet et de sa langue, de son nom qui lui est propre et de sa mémoire individuelle. Destitution d’une identité qui se qualifie par des propriétés, d’une certaine identité qu’on pourrait dire bourgeoise (entendons bourgeoise comme ce qui participe de la société civile.) Et par là, peut-être, cette disparition d’un sujet et de son nom ne serait plus une affaire personnelle, par là ce roman familial qui s’avorte à mesure qu’il avance nous concernerait tout autant :

(il récite et recopie quatre fois cette enfance)
« je recopie plusieurs fois mon enfance dont je ne sais rien »
L’encre est de plus en plus claire.

9. Le poème serait un livre d’images (comme tous les livres d’enfant) 

Il y a la photo de phrases écrites dans un gros cahier : le cadrage fait que les phrases deviennent illisibles. Il y a aussi la photo d’une photo déchirée. Le montage texte-image décline toute une gamme de gestes iconoclastes. Appelons enfance tout « l’effort utopique littéral » [6] qui détisse le récit, la parole, mais aussi qui nous arrache aux images et à leurs sortilèges. Face au spectacle qui accumule doubles et simulacres sur nos écrans, face à cette économie (de soi et du monde) où tout est médié par la représentation visuelle, une politique de l’enfance vide toute image de son contenu, l’amoindrit, l’efface :

« pour conjurer les maléfices qu’on pratique à l’aide des épines qui poussaient dans ce pré »

« pour se protéger des images » [7]

10. Le poème serait aussi révolutionnaire qu’une toupie :

Un jouet, la toupie, devient le modèle, l’utopie d’un livre où les mots devenus images s’effacent, pris dans un tournoiement coloré et toujours au plus proche d’in-fans. Vitesse immobile. Au « ventre peint de toupies » se donnent à voir (les enfants ne savent pas lire) « quelques mots illisibles éteints » [8]. L’enfant joue, la toupie tourne sur elle-même, opérant une révolution qui brise l’image et disloque les mots : ces gestes amorcent les tirs sur les cibles, en fin de volume, ceux d’un galant tireur qui voudrait tout à la fois « tuer le temps » et provoquer « l’érosion des images » [9]. La violence baudelairienne (tirer sur la muse et défigurer le langage poétique) est reprise dans toute sa dimension politique, mais ici couplée à une stratégie iconoclaste : tirer pour tuer le temps comme les révolutionnaires de 48 tiraient sur les horloges, oui pourquoi pas, mais tirons aussi sur les images.

11. Le poème irait contre le vent, et nous avec

Il n’y a pas eu d’après-guerre en 1946, et il n’y en aura pas ; notre époque demeure « un présent de guerre » [10] (une guerre qui nous est faite et qui n’en finit pas) : de la même façon l’enfance n’est pas un âge spécifique de la vie, et il n’y en aura pas un après. Elle demeure un style, un éventail de stratégies : balbutier, disloquer. Tout ce qui projette hors la voix. Une puissance qui destitue assignations et simulacres, une manière de disparaître malgré les rets familiaux, civils et économiques. Attendre la pluie qui délave, qui efface. Jouer des toupies. Tirer. Il n’y aura pas eu d’après-guerre mais des enfances. Aux lecteurices, peut-être, d’inventer maintenant leurs projectiles. Qu’on entende enfin se disloquer quelque chose de vermoulu.

En 1831, (il avait alors un peu moins de trente ans, c’était au mois de novembre, après une révolution dont il avait encore le bruit dans les oreilles, le bruit sourd que fait « quelque chose de vermoulu qui se disloque »). Il écrivait la préface de ses Feuilles d’automne, et plaidait pour une poésie du banal, du commun, une poésie « contre le vent », automnale, autonome, déliée.

Car pendant ce temps l’argent coulait, coule à flot sans aucun bruit dans les jardins, les piscines, les coffres, de ces paradis sans portes ni fenêtres ni murs, dans les couloirs, les corridors et les disques durs de ces virtuels territoires écraniques, - librement, libéralement, très inégalement, actuellement. [11]

 

Photo : Bernard Chevalier

[1Dans le style de l’attente, page 16.

[2Dans le style de l’attente, page 11.

[3Dans le style de l’attente, page 146

[4Le livre s’ouvre sur cette dédicace : « Pour Serge Hajblum, hors la voix. » Les notes en fin de volume nous apprennent que « Hors la voix est le titre d’un livre de Serge Hajblum sur l’aphasie et l’autisme ».

[5Charles Olson emploie ces trois adjectifs pour qualifier le vers projectif. 

[6L’expression est de Jean-Marie Gleize lui-même. Voir son livre Sorties, paru aux éditions Questions théoriques : « Je situe l’écriture poétique comme un effort utopique littéral contre les doubles, contre l’image, contre les images » (p.346)

[7Dans le style de l’attente, page 26

[8Dans le style de l’attente, page 100

[9Dans le style de l’attente, page 134.

[10Tel est le titre de la 4e section qui s’ouvre à la page 45.

[11Dans le style de l’attente, page 79.

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