Destins critiques de Walter Benjamin

groupe volodia / Abrüpt

paru dans lundimatin#495, le 3 novembre 2025

Au printemps dernier paraissait Destins critiques de Walter Benjamin, coordonné par le groupe volodia et publié chez Abrüpt. L’ouvrage se compose d’un avant-propos du groupe volodia, de la version française de l’exposé « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939) et d’une somme d’interventions textuelles ou graphiques. En voici la préface.

Le capitalisme fut un phénomène naturel par lequel un sommeil nouveau, plein de rêves, s’abattit sur l’Europe, accompagné d’une réactivation des forces mythiques.
Walter Benjamin

Paris, 1939. Exilé depuis maintenant six années, Walter Benjamin se consacre, plus ou moins assidûment — les circonstances bien connues et quelques travaux alimentaires l’en détournent trop souvent —, à un projet d’ouvrage majoritairement composé de citations et de notes, et dont on ne saurait dire, comme avec le Pétrole de Pier Paolo Pasolini, si l’inachèvement en est une caractéristique essentielle ou seulement la conséquence d’une mort précoce. La comparaison avec l’ouvrage également posthume du poète italien n’est pas fortuite : il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, en suivant une méthode originale, empirique et hérétique, de saisir le capitalisme en tant que dynamique totalitaire, tout à la fois économique, politique et culturelle. Mais tandis que Pasolini cherche à composer une image du nouveau capitalisme mondialisé d’après guerre, Benjamin prend pour unique objet Paris sous le Second Empire.

De ce Paris des communards et du baron Haussmann, il y a le mythe, ressassé jusqu’à l’épuisement, d’un foyer des esprits éclairés et de la bohème joyeuse — et la vérité historique : un centre culturel et marchand de la bourgeoisie industrielle émergente, un laboratoire des politiques urbaines et de la division capitaliste de l’espace, un bûcher des révolutions.

Le capitalisme, en tant que système-monde, ne saurait se déployer de façon exclusivement économique (sur le dos de l’exploitation et de la surexploitation coloniale des forces de travail ; sur le dos des femmes qui en assurent invariablement la reproduction) sans générer conjointement son propre système de justification, à la fois moral (qu’il soit humaniste ou « réaliste ») et esthétique (qu’il s’agisse de l’attrait naïf de la nouveauté marchande ou, bien pire, de la guerre en tant que stade ultime, et donc fasciste, de l’esthétisation de la politique). Cet ouvrage sur Paris, dont la méthode est explicitement matérialiste et le contenu entièrement circonscrit à son objet, a pour but de rendre compte du capitalisme en tant que régime de pouvoir intégral, faisant ainsi converger toutes les dimensions de sa « nature » à travers le choix d’un lieu unique. Nonobstant sa vocation d’emblème ainsi que la féerie qui en auréole les dynamiques historiques, c’est donc par un strict assemblage de fragments que Benjamin s’attelle à sa tâche d’exposition. En 1935, à la demande de l’Institut de recherche sociale de Francfort, Benjamin rédige un premier exposé ayant pour vocation de rendre compte de son objet, de sa méthode et des lignes de force théoriques qui la soutiennent. Quelques années plus tard, il reprendra cet exposé, en français désormais, non sans lui faire subir quelques inflexions notables. Sans entrer ici dans les détails de son contenu et de sa forme, insistons seulement, et brièvement, sur ce qui distingue l’exposé de 1939 de sa première version allemande.

Benjamin a découvert Blanqui, et c’est essentiellement cette rencontre avec le conspirateur professionnel qui va transformer l’exposé, tout particulièrement son introduction et sa conclusion [1], ouvrant sa saisie de la modernité, en tant qu’espace-temps du capitalisme, à une ultime fantasmagorie d’ordre cosmologique : « Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations [2]. » Il serait possible, au nom d’un certain réalisme, d’épouser de telles représentations et de prendre ainsi acte de la « fin de l’histoire » en tant qu’achèvement des formes historiques et sociales de la modernité, achèvement qui n’en finit pas de se réaliser et entraîne dans son éternel recommencement du même nos faibles forces utopiques. À rebours d’une telle approche résignée, et sous des formes extrêmement diverses (plus ou moins proches de la lettre et de l’esprit de son œuvre, fort éloignées en tous cas d’un renoncement aux dynamiques révolutionnaires de la praxis), nous avons cherché à faire valoir d’autres destins critiques de Benjamin.

Cela dit, on pourrait simplement se réjouir de la diversité des interventions (graphiques ou textuelles) proposées dans le cadre de cet ouvrage, consacrant ainsi le fait même de la diversité et l’hétérogénéité qu’elle suppose comme le but abstrait de notre démarche. On nous pardonnera pourtant de ressaisir cette diversité au sein d’un même monde déchiré par les structures raciales et patriarcales du capitalisme. Alors que la machine de guerre du Capital tend à faire fructifier cette diversité pour mieux l’envoûter, la retourner contre l’Autre, ce lieu vide d’un pouvoir à conquérir, portons notre attention sur la joute amicale que peuvent se livrer les partisanes d’un communisme pour les terreux et les militantes d’une cosmopolitique acentrique, les écrivantes du vécu et les penseurses de l’insituable, les poètesses du littéral et les conspirateurices du rêve, etc., ou encore, en repartant de Benjamin lui-même, celleux qui en privilégient l’héritage anarcho-nihiliste et celleux qui ont plutôt succombé aux rouges signaux de Capri [3]. Cet ouvrage, composé sous le regard espiègle d’un ange, a pour vocation d’accueillir nos différends (formels et théoriques), non pour les exacerber ou les abolir, mais afin de mieux nous unir sans nous renier, et combattre ainsi plus efficacement la classe de celleux ayant tout intérêt à construire les conditions d’une guerre généralisée de toustes contre touste.

Avec des interventions de Zoé Théval, Benjamin Fouché, Camille Escudero, Pierre-Aurélien Delabre, Mari Ruhstein, Azélie Fayolle, Cannelle Grosse, Sylvia Kratochvil, Marianne Villière, Galatée de Larminat, Magali Brénon, Camille Sova, Violaine Chevrier, Éléonore Vinay-Léger, Nicolas Vermeulin, Frédéric Neyrat, Donia Jornod, Kosmokritik, AAA, Ut Talpa, Alphonse Clarou & François Ballaud.

Une version gratuite de l’ouvrage est disponible sur le site de l’éditeur. L’ouvrage papier est notamment disponible dans les librairies suivantes : Transit (Marseille), Le Vent Délire (Capebreton), Les Cahiers de Colette (Paris), Tschann (Paris), Météores (Bruxelles).

Jusqu’au 30 novembre 2025, la librairie Météores de Bruxelles accueille une partie de la série photographique de Cannelle Grosse, « Walter B, le paysage abîmé », dont l’ouvrage contient également des fragments accompagnés d’un texte faisant écho au dernier périple du philosophe :

Marcher. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche une minute de pause. Marcher comme le dernier des Européens. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche une minute de pause. Le poids des mots au bout du bras. Dix minutes de marche une minute de pause. Longer parallèlement la route officielle. Dix minutes de marche une minute de pause. Cette drôle de cadence qui est la tienne. Dix minutes de marche une minute de pause. Monter jusquaux vignobles. Dix minutes de marche une minute de pause. Plus le temps de flâner, il faut marcher. Dix minutes de marche une minute de pause. Marcher dans tes pas. Dix minutes de marche une minute de pause. Te chercher dans l’écho. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche, une minute de pause. Descendre du sommet jusqu’à la clairière puis l’étable abandonnée. Dix minutes de marche une minute de pause. Devant, le paysage hanté. Derrière, le paysage abîmé. Dix minutes de marche une minute de pause. La réalité l’a brûlé comme le soleil a brûlé l’image. Le feu sest installé et les fauves se sont mis au service des hommes. Dix minutes de marche une minute de pause. La tempête veut lemporter et la nuit ne cesse de tomber. Dix minutes de marche une minute de pause. Le présent pétrifié dans les pierres. Dix minutes de marche une minute de pause. Encore une histoire de passage. Dix minutes de marche une minute de pause. La dernière chose que tu as regardée. Dix minutes de marche, une minute de pause. Ramasser les bris de rêves. Dix minutes de marche, une minute de pause. Chercher l’étincelle dans les ruines. Dix minutes de marche une minute de pause. Dix minutes de marche, une minute de pause. Et puis le fracas.

Nous signalons également la parution d’une traduction de la préface en portugais (Brésil) chez nos camarades de Zero à Esquerda.

[1Pour une présentation synthétique des principales inflexions données à l’exposé français de 1939 par rapport à l’exposé allemand de 1935, voir notamment Jean-Olivier Bégot, Walter Benjamin, Belin, 2012, p. 130-134.

[2Auguste Blanqui, cité par Walter Benjamin, in « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), p. 17 du présent ouvrage.

[3Nous faisons référence à la rencontre simultanée de Benjamin avec le communisme radical et Asja Lacis à Capri en 1924.

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