Déserter pour mieux riposter

Entretien avec le collectif « Vous N’êtes Pas Seuls »

Greta Kaczynski - paru dans lundimatin#361, le 28 novembre 2022

Alors que la COP27 se clôture et que la coupe du monde s’ouvre en plein désert, les perspectives ne semblent toujours pas bonnes pour celles et ceux qui tiennent à la vie sur terre. Un désir de désertion croît et se confirme chez les plus diplômé·es qui n’en peuvent plus de mettre leurs compétences au service de projets inutiles ou destructeurs. En France, ce mouvement s’est notamment fait entendre à l’occasion du retentissant discours des étudiant·es d’AgroParistech. Dans la même lignée, l’association « Vous n’êtes pas seuls » accompagne celles et ceux qui choisissent de faire de leur démission professionnelle un « acte politique ».

Pour tenter de mieux comprendre les tenants et aboutissants de ce mouvement de désertion, la reporter Greta Kaczynski est allée interroger des membres de « Vous n’êtes pas seuls ». Comme tout mouvement de résistance, le collectif a besoin de soutien matériel, et ouvre aujourd’hui une cagnotte pour recueillir des dons.

Bonjour pouvez-vous rapidement présenter votre association « Vous n’êtes pas seuls » ? Contre quelle solitude vous battez-vous ?
Comme l’analyse Malatesta : « Il nous semble que ce qui vraiment enlève la liberté, et rend impossible l’initiative, c’est l’isolement qui rend impuissant. » Pensée il y a plus d’un siècle, cette idée s’inscrit dans une réflexion très actuelle sur les façons de s’organiser comme contre-pouvoir efficace aux puissances coordonnées de l’État, de l’industrie et du capital. Or, s’organiser en une force collective, c’est délicat quand on aspire à l’autogestion, donc qu’on se méfie des chefs, des structures hiérarchiques et des techniques autoritaires. Pour autant "l’organisation, loin de créer l’autorité, est le seul remède contre elle" selon le révolutionnaire italien, car "plus on est uni, plus on peut se défendre efficacement". Lorsqu’il écrit ces lignes, en 1897, les bourses du travail et le syndicalisme révolutionnaire viennent de naître. Autogestion ouvrière, grève générale, éducation populaire, action directe, sont autant de pratiques formalisées, puis généralisées par ces structures d’inspiration anarchiste auxquelles les salariés doivent tant d’acquis sociaux. Aujourd’hui en France, à rebours de ses origines, on observe une tendance toujours plus réformiste des syndicats majoritaires, ainsi qu’une chute des effectifs syndicaux. Les salarié.e.s sont plus isolé.e.s que jamais, surtout les jeunes et dans le privé. Dans une excellente enquête sur la démission de la classe laborieuse, le magazine Frustrations parle de "la perte de nos outils collectifs de résistance aux injustices", et de "la solitude des travailleurs dont tout le monde se fout".

Quand on associe enfin ces tendances à l’explosion des inégalités, à l’extinction des conditions de vie sur terre, à l’exploitation néocoloniale des Suds, permises par le capitalisme, l’industrie, et l’impérialisme, quand on comprend en quoi son travail y participe et que de fait, on se retrouve à contre-courant de l’idéologie portée par son employeur ou son secteur : la solitude devient une souffrance encore plus vive.

C’est précisément cette solitude que notre association tente de combler, en accompagnant les salarié.e.s souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs.

Vous êtes un collectif de « déserteurs ». Qu’est-ce que la désertion ? Pourquoi déserter ?
Jeunes cadres dits "supérieurs", exerçant dans des multinationales à l’inertie colossale, nous avons nous-mêmes été confronté.e.s à la solitude que nous venons de décrire. Auprès de nos anciens collègues, de nos chefs, dans nos milieux, nous nous sentions seul.e.s et impuissant.e.s face aux ravages causés par nos professions. Alors nous avons fait de notre mieux pour bouger les lignes de l’intérieur. Nous avons analysé les stratégies socio-écologiques de nos employeurs, répertorié leurs nuisances structurelles, puis développé des propositions d’actions pour y remédier, présentées sous forme de rapports ou de notes de synthèse. Nous en avons soutenu les conclusions à l’oral, à l’écrit, auprès de nos supérieurs, des équipes en charge des critères ESG ou RSE, des curieux.ses ou des allié.e.s. Nous espérions — ne serait-ce qu’un peu — détourner, réformer, humaniser nos industries, nos employeurs, nos postes. En vain.

Dépourvus de culture syndicale, ne pouvant plus supporter l’attentisme, le mépris, le cynisme de nos employeurs, nous avons décidé de démissionner publiquement afin de lancer l’alerte sur nos secteurs respectifs. D’abord Jérémy en finance de marché, puis Mathilde en logistique humanitaire, suivie de Romain en big data. Nous venons tout juste d’être rejoints par Marion, déserteuse d’une thèse en maths appliquées à la transition énergétique. À vrai dire, nous avons été fortement inspiré.e.s par la stratégie de la « propagande par le fait », et nous sommes servis de notre démission pour dénoncer les pratiques et les mensonges vus de l’intérieur. Ce faisant, nous voulions poser les bases d’un mouvement de résistance professionnelle qui — contrairement au syndicalisme historique — intègre les limites planétaires, tout en pensant le travail en dehors du salariat, de l’argent et de la marchandise. Sur ce dernier point, nous pensons déployer une stratégie radicalement différente, parfois en complément, des tentatives d’entrisme qui croient en la possibilité de « transformer l’appareil productif de l’intérieur ».


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Pour le dire autrement, si c’était une citation, pour nous la désertion ce serait : « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme » (Deleuze, 1977). Si c’était un concept occidental, ce serait celui du « refus de parvenir », développé par le syndicaliste révolutionnaire Albert Thierry. Si c’était une résistance extra-européenne, ce serait le « marronnage », composée d’hommes et de femmes ayant fui l’esclavage et qui depuis les montagnes, les forêts, créèrent des communautés autonomes, cultivèrent leur nourriture dans le respect du vivant, tout en libérant les leurs et en combattant les colons. Notre logo fait d’ailleurs écho à cet imaginaire puissant. Hérité du monde caribéen, il s’inspire du symbole de la conque de lambis, ancêtre du mégaphone soufflant l’alerte ! Avec la révolution haïtienne, le marronnage est l’un des facteurs clefs ayant précipité l’abolition dans les Antilles françaises et les Amériques. Ceci étant, comme le remarque Tolstoï dans L’Esclavage moderne (1900) : « L’abolition du servage et l’affranchissement des noirs marquèrent seulement la disparition d’une ancienne forme vieillie et inutile de l’esclavage, et l’avènement immédiat d’une forme nouvelle plus solide, plus générale et plus oppressive ». On pense immédiatement au salariat, qui a offert cette formidable alternative aux nouveaux affranchis : se vendre aux possédants, aux anciens maîtres et seigneurs, ou mourir de faim.

Il existe un autre collectif proche du nôtre, celui des Desert’heureuses, qui répond parfaitement à notre vision de la désertion. Après avoir fait le constat "du nombre grandissant de personnes [...] en perte de sens, en situation de malaise dans leur travail ou dans leurs études, pouvant parfois mener jusqu’au burn-out voire au suicide", iels ont déserté pour prendre le temps de "comprendre les raisons de ces malaises" et se "retrouver pour en analyser les racines".

Nous sommes tout aussi aligné.es avec les « Agros qui bifurquent ». Dans un entretien récent, certain.e.s d’entre elleux reviennent sur leur appel de mai dernier. Gwen y répond aux critiques qui aiment à caricaturer le mouvement de la désertion, réduit à l’idée d’élever des chèvres dans le Larzac. Elle rappelle qu’au contraire, leur appel consistait justement « à mettre toutes nos forces et nos intelligences dans la lutte contre un système qu’on trouve très délétère, très destructeur, [à] se réunir contre ce système ». Augustin de renchérir : « On a tendance à nous assimiler à des jeunes préoccupés par l’environnement alors que ce n’est pas tout à fait ça. On ne veut pas juste intégrer une contrainte environnementale ou climatique dans des métiers qui resteraient les mêmes. On veut envisager un autre rapport au monde. »

Marginal il y a trois ans, le phénomène de la désertion semble devenir un mouvement social dans le monde occidental, certainement attisé par la catastrophe écologique et la pandémie. Bien sûr, on est encore loin du niveau des mouvements de lutte des années 70, tant en terme de massification que de conscience politique. Par ailleurs, la vague de démissions post-Covid reste en grande partie de la reconversion professionnelle, ou du développement personnel, donc des gestes très peu politisés. De plus, la focale médiatique s’est concentrée sur la désertion « d’en haut », celle des élites, souvent jeunes, préoccupées par le sens de leur travail. Or d’après l’enquête de Frustration, pour la classe laborieuse « la question du sens occupe une place moins grande que celle des (mauvaises) conditions de travail ». Celles et ceux qui, comme nous, ont le privilège d’enquêter sur une organisation sociale libérée de cette souffrance salariale, nous nous devons de rendre la désertion plus accessible hors des sphères sous-bourgeoises. Et il y a clairement du boulot !

Comment avez-vous mis en pratique la désertion ?
Initialement, notre collectif envisageait d’accompagner des salarié.e.s souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs. Nous les écoutions, et cherchions ensemble des pistes s’inscrivant dans nos stratégies visant à mettre fin aux destructions en cours tout en restaurant le monde naturel. Nous aidions les plus révolté.e.s à construire un témoignage confrontant leur poste, leur employeur, leur industrie, et à le porter en interne, ou à lancer l’alerte publiquement. En tout, c’est plus d’une centaine de salarié.e.s, quelques étudiant.e.s et retraité.e.s, qui nous ont contacté pour nous partager leur malaise. C’est peu, mais vu le temps que nous y consacrions, à trois, c’était beaucoup. Depuis, notre « taxonomie de la désertion » nous a permis d’exprimer plus clairement le genre de profil que nous attendions, tout en redirigeant les autres vers des structures plus adaptées. Nous ciblons donc les révolté.e.s solitaires prêt.e.s à passer à l’offensive écologique en lançant l’alerte, à visage découvert ou anonymement, et tentons d’offrir une ébauche de réponse à la question « Comment déserter ? ».

En parallèle, et bien que tout soit lié, nous mettons notre désertion en pratique en essayant de répondre à la question « Pour quoi déserter ? ». Autrement dit, quelles sont les solutions existantes, envisageables ou à définir, pour ne plus subir et s’émanciper de cette manière dévoreuse d’habiter la Terre, mettre en pratique une autre manière de vivre ensemble et de se rapporter aux milieux vivants. Nous avons donc élaboré trois axes stratégiques, déclinés en plusieurs tactiques.

D’abord, nous souhaitons « résister aux fausses solutions ». Ce volet vise à déconstruire les stratégies qui prétendent résoudre les problèmes avec les mêmes méthodes que celles qui les causent. Il s’agit d’un travail conséquent mais nécessaire de critique radicale et d’efforts assidus de contre-propagande.

Ensuite, nous œuvrons à « restaurer le monde naturel » à travers des enquêtes et des engagements personnels sur la régénérescence des milieux vivants, la défense du monde naturel, et la création de réseaux de solidarité (de la permaculture au maraudage, des jardins forêts aux chantiers participatifs, en passant par l’artisanat ou la petite paysannerie). Il s’agit de se réapproprier des savoirs de subsistances, et d’être capables de pouvoir faire le lien entre ces pratiques d’autonomies et les luttes qui nous animent.

Enfin, nous sommes résolu.e.s à « mettre fin aux destructions en cours ». Nous faisons usage de différents outils à notre disposition, parfois aidé.e.s par nos formations, afin d’exposer les nuisances d’une organisation (avec le lancement d’alerte, ou la diffusion de témoignages d’infiltré.e.s), d’argumenter (sur quelques sujets techniques) lors d’actions en justice, ou encore d’aider à préparer et faciliter des actions de terrain. Pour des raisons évidentes, nous ne pouvons pas tout détailler publiquement, mais nous encourageons fortement la désobéissance civile, le soutien aux ZAD, et à toute forme de lutte contre les grands projets inutiles et imposés, du blocage au sabotage.

Souvent, le déserteur/la déserteuse prend le maquis, la clé des champs, et se consacre au maraîchage ou à toutes sortes de métiers manuels tout à fait respectables. Mais ne prive-t-il/elle pas son camp politique de compétences précieuses ? (connaissance des institutions, communication politique, formulation d’une pensée construite, hiérarchisation des tâches, capacité à coordonner des actions, etc.). De plus, en tant qu’étudiant/e il ou elle a souvent pu fréquenter des groupes militants (se former politiquement), et les connaissances acquises ce faisant pourraient elles aussi être sous-utilisées s’il/elle n’inscrit son action que dans un projet d’auto-production, comme par exemple pas mal des ingés déserteurs. Pour faire avancer la cause écologique, ne faut-il pas aussi la faire exister à une échelle régionale, voire nationale, en plus des luttes locales et projets locaux ?
Pour te répondre, permets-nous un léger détour. Car ta question reprend une grande critique qui depuis le discours des Agros émane régulièrement de « notre camp » — c’est-à-dire, au bas mot, anticapitaliste ; les autres ne nous intéressent pas.

Cette critique suggère que la désertion serait une simple fuite, individualiste, réduite à une reconversion à des métiers manuels, souvent en lien à la terre. En désertant de la sorte, l’ancien.ne cadre s’imagine réfugié.e dans un « ailleurs » de pureté, loin des vacarmes du monde.

Nicolas Framont, rédacteur en chef de Frustration, moque ainsi les « hobbits » de la Désobéissance Fertile, et avec eux cette « image d’Epinal de la reconversion agricole enchantée où l’on vit d’amour et d’eau fraîche dans [les] bois ». Plus généralement, les "déserteurs d’en haut" tenté.e.s par le monde agricole sont dépeints comme insensibles aux rapports de forces capitalistes de l’agro-industrie, quand ils ne sont pas des tortionnaires d’ouvrier.e.s agricoles qui s’inventent une vie, « comme Marie-Antoinette dans la fausse fermette construite pour elle dans les jardins de Versailles ». Moins moqueur mais sévère, Clément Choisne avance dans un entretien que pour lui, « ce mot “déserter” est presque un non-sens ». En effet « on est toujours dans le même système, on fait partie des mêmes infrastructures, des mêmes institutions, il n’y a pas “d’autre monde” où aller » selon cet ingénieur, connu pour son puissant discours de remise de diplômes en 2018. « Donc il n’y a pas de déserteur » tranche-t-il. Dans la même veine, dans un recueil sur la bifurcation diffusé par Médiapart​​​​​​​, le philosophe Alexandre Monnin déclare : « si la désertion signifie fuir les structures et modèles qui sont problématiques, la difficulté, c’est que la plupart des espaces sont tramés par ces réalités problématiques du capitalisme et de la technosphère. […] La technosphère ne va pas disparaître ».

S’il est juste de critiquer l’entre-soi de quelques démissionnaires privilégiés, de mettre en garde contre ce risque, ne faudrait-il pas plutôt s’en prendre à d’autres formes de rupture, dépolitisées, comme la reconversion professionelle ou le développement personnel ? S’il est juste de penser que « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage », qu’est-ce qu’une écologie qui méprise le rapport physique à la terre, sinon du bavardage ?

De ce fait, en investissant d’autres manières très concrètes de faire société, du quartier libre des Lentillères à Dijon à l’installation dans une ferme collective dans le Tarn ; en organisant des rencontres à Ambierle pour parler du malaise salarial ; en médiatisant les ravages de l’industrie, de ses centres de formation à ses applications professionnelles ; en nous réappropriant, puis en diffusant des savoir-faire à la base de toute autonomie matérielle et collective, de l’énergie à Montabot à la botanique, de la France au Cap-Vert, jusque dans les Caraïbes ; en accompagnant des lanceur.euse.s d’alerte ; en préparant des notes techniques pour des actions juridiques ; en mettant notre énergie et notre intelligence sur des luttes de terrain contre les écocidaires, des ZAD aux Soulèvements de la Terre : notre ambition est de tout mettre en œuvre pour (ré)apprendre à s’émanciper collectivement des rouages du capitalisme industriel. Sans naïveté sur l’ampleur du désastre, sans illusion sur le fait que notre désertion n’a pas mis fin à la guerre. Révolté.e.s solitaires, impuissant.e.s de « l’intérieur », nous n’avons eu d’autre choix que de soustraire nos forces à l’ennemi pour les retourner contre lui. Désormais, nous entremêlons nos compétences avec celles des individus qui composent le camp de la résistance, qu’ils soient "dedans ou dehors".

Car considérant que nous voulons à peu près la même chose, ou que nous nous opposons à la même chose : nous pouvons avoir des méthodes différentes (de l’intérieur ou de l’extérieur ; avec ou sans les institutions, voire contre elles ; légales ou illégales ; violentes ou pacifistes ; d’échelle locale, régionale ou nationale, etc.). Et à partir du moment qu’elles visent le même but, nous acceptons la validité d’une méthode qu’on se sentirait nous-mêmes incapables de suivre.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement du côté de celles et ceux qui dénoncent ou s’indignent, mais de celles et ceux qui s’organisent. Et nous en aurions été incapables sans avoir déserté. Se pose alors la question de nous fédérer et bien sûr, nous en discutons.

Mais alors, comment définiriez-vous votre objectif ?
Selon nous, le plus grand défi de notre génération ne se réduit pas au changement climatique, à la sixième extinction de masse, à la prolifération nucléaire, au rythme effréné de déforestation, à l’extractivisme minier, à l’épandage ininterrompu de substances chimiques dans l’atmosphère, à l’empoisonnement des océans, aux records monstrueux d’inégalités, ou à l’exploitation des personnes qui n’ont d’autre choix que de participer au massacre généralisé.

Notre conviction profonde, notre objectif politique premier, consiste à identifier le capitalisme industriel comme la catastrophe, et son démantèlement comme la fin d’un désastre qui accable la planète et les humains depuis bien trop longtemps. D’un même geste, nous enquêtons sur — et nous expérimentons — d’autres manières d’habiter la Terre, de faire société, et de nous rapporter aux milieux vivants.

Vous ouvrez aujourd’hui une cagnotte pour soutenir votre association. Pourquoi ? Et quels sont vos projets à l’avenir ?
Nous sommes convaincu.es que pour s’émanciper de cette manière destructrice de vivre, nous devons réapprendre « à marcher » avec nos deux jambes. L’une défensive, construisant l’après ; l’autre offensive, déconstruisant l’avant. Jusqu’à présent, nous subvenons à tous nos besoins, tant défensifs qu’offensifs, grâce à nos économies et notre temps libre (via l’entraide, l’échange non-monétaire, la pratique du don / contre-don). Aujourd’hui, nous avons besoin d’aide pour soutenir notre travail, nos projets, et les voir continuer.

Concrètement, « résister aux fausses solutions » a d’abord consisté en la publication de nos trois premiers témoignages. Depuis, cet axe passe par l’accompagnement de déserteur.euse.s, ainsi que la préparation de témoignages et de lancements d’alerte à venir. Nous avons également rédigé des articles et des enquêtes approfondies sur des secteurs connus par nos membres, ainsi qu’une dizaine de présentations préparées sur mesure auprès d’étudiants, de syndicats ou d’associations. Viennent enfin une trentaine d’interventions médiatiques pour tenter de porter la voix de la désertion hors des sphères militantes et ainsi propager le mouvement.

Pour pallier notre cruel manque d’autonomie tout en contribuant à « restaurer le monde naturel », nous avons fait des dizaines de rencontres avec des personnes ou des collectifs auto-gérés, ouvrant vers une réappropriation de compétences manuelles ou sociales. Nous participons à des woofings et des chantiers participatifs, pour ne pas simplement enquêter mais apprendre, faire, s’ancrer dans des lieux et partager des connaissances pratiques. Nous avons réalisé une enquête de terrain sur l’entraide paysanne et les milieux autonomes de la région de Brest, participé à la création de réseaux de personnes en quête d’autonomie et de lieux en quête de soutien, et nous sommes impliqué.e.s dans l’initiative des chantiers Reprises de savoirs. Nous avons aussi un projet commun avec l’Atelier paysan, la célèbre coopérative d’autoconstruction. Enfin deux de nos membres ont entrepris une expérience immersive de subsistance en Martinique, documentée dans la série « Enquête d’autonomie et de résistance ». Celle-ci consiste à partir à la rencontres de gens de la terre, d’apprendre, d’expérimenter puis de restituer leurs compétences agroécologiques et leurs pratiques d’entraide, sans oublier les luttes territoriales des Antilles françaises, notamment liées au scandale sanitaire du chlordécone. Dans la même veine, notre amie Lola des Agros a co-réalisé une série documentaire fascinante sur le soin par les plantes, entre la France et le Cap-vert.

Dans sa tentative de « mettre fin aux destructions en cours », l’un de nos membres a par exemple participé, en tant que témoin, au procès des activistes de Lausanne action climat contre le Crédit Suisse, et défendu ces activistes qui avaient bloqué la banque afin de dénoncer ses financements fossiles. D’autres actions similaires sont en cours, dont certaines en partenariat avec nos amis Alexandre et Maxime Renahy, co-fondateurs du média d’investigation Lanceur d’Alerte.

Pourquoi les déserteurs ont-ils besoin d’argent ? Ne s’agit-il pas souvent de gens qui étaient bien payés ?

​​Lucides quant à la lutte des classes qui perdure, nous assumons une stratégie contestable, mais nécessaire : pousser la classe dont nous héritons à la résistance dans le monde professionnel. Ainsi, nous nous considérons légitimes d’interpeller principalement les membres surdiplômés des classes « supérieures », dont nous connaissons les codes. C’est cette « sous-bourgeoisie », courroie de transmission permettant à la bourgeoisie (qui possède) d’exploiter la classe laborieuse (qui travaille) et le reste du vivant, que notre stratégie ambitionne d’enrayer.

Une fois sorti.e.s de l’isolement aliénant engendré par le salariat, les déserteur.euse.s de cette classe, majoritairement issu.e.s de milieux très favorisés, jouissent souvent d’un capital économique, socio-culturel, symbolique, et des privilèges associés. Cela leur offre du temps pour rebondir.

Toutefois, même si l’on vit sobrement, ces économies finissent par vite s’amenuiser. Actuellement, propager le mouvement social de la désertion, et avoir prise sur nos conditions de vie en cultivant notre autonomie, nécessite inévitablement de faire des compromis avec le système capitaliste. Même si, à notre échelle personnelle, nous opposons entraide et subsistance au travail rémunéré et à la compétition : la déconstruction de l’argent et de la propriété privée, piliers de notre économie, ne se fera pas sans difficulté.

Que pensez-vous des derniers coups d’éclat du mouvement écologiste : par exemple Dernière Rénovation qui s’acharne à bloquer le périphérique parisien pour susciter des frictions à fort potentiel médiatique, ou les militant.e.s qui s’improvisent peintres et retouchent des tableaux célèbres à grandes lampées de soupe au potiron bio ?
Ces méthodes « spectaculaires » nous font penser à celles d’Extinction Rebellion (XR), dont l’objectif relativement proche consiste à demander à l’État d’agir, tout en attirant l’attention médiatique et l’opinion publique. En l’occurence, les militant.e.s de Dernière Rénovation agissent spécifiquement sur la rénovation thermique des bâtiments, l’une des mesures les plus consensuelles de l’expertise climatique. Au final, le message est un peu le même : la crise climatique est grave, les gouvernements ne font rien, et c’est à nous, citoyen.ne.s, de les alerter.

Si nous n’avons rien contre ces méthodes, souvent originales, nous ne nous reconnaissons pas dans leurs analyses ou leurs objectifs politiques.

D’abord concernant l’analyse, la loupe grossissante sur le changement climatique (ou l’une des « solutions » pour y remédier comme la rénovation thermique — qui fera les affaires d’un Bouygues ou d’un Vinci), occulte d’autres dimensions du désastre socio-écologique, comme la destruction effrénée des milieux vivants, ou les niveaux épidémiques des bien nommées « maladies de civilisation ». Des fléaux qui pourraient se pérpétuer même avec des maisons bien isolées !

Et c’est de là que, selon nous, découle le problème sur l’objectif visé. Car loin d’être un organe social démocratique et généreux, qui ne demanderait qu’à être réveillé pour faire partie de la solution, l’État fait partie du problème. Ceci n’étant ni dû au déni, ni à la paresse des élu.e.s, mais plutôt à la vocation même de l’État moderne visant à garantir le réseau d’infrastructures et de technologies constitutif de l’ordre économique. Et ce par tous les moyens nécessaires, y compris — surtout — par l’usage de la violence « légitime », tant policière (à l’intérieur) que militaire (à l’extérieur).

Entendons-nous bien ; nous avons nous mêmes, pour la plupart, été sensibilisé.e.s à l’écologie par des actions symboliques d’XR, consistant à bloquer Londres sur plusieurs jours. Nous y avons même participé ! Ces actions sont sans doute nécessaires pour contrer la léthargie collective dans laquelle nous avons été plongé.es, et certain.e.s militant.e.s qui y prennent part sont bien conscient.e.s de ce que nous venons de rappeler. L’idée serait donc de voir ces actions pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des passerelles vers des modes de luttes plus radicales.

Nous pensons par exemple aux actions de sabotage des méga-bassines, avec récemment l’immense manifestation de Sainte-Soline, qui a mené à la suspension des travaux de cette bassine. Nous pensons aussi à la résistance de Notre-Dame des Landes, récemment célébrée avec les 10 ans de l’opération César — lorsque la ZAD avait résisté à l’expulsion pendant plusieurs semaines d’opération policière, attirant des milliers de manifestant.e.s venu.e.s défendre et reconstruire la ZAD, qui devint alors célèbre.

Vous estimez faire partie d’un mouvement d’« offensive écologique ». Pourquoi l’écologie doit-elle être offensive selon vous ?
Les acteurs du désastre écologique sont dans l’offensive. Ils mènent une guerre sociale et contre le vivant, d’où la nécessité de riposter à la hauteur des enjeux. Construire des alternatives c’est nécessaire, mais pas suffisant — ça n’empêche pas les machines de tourner ! Alors attaquons en retour.

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