Descentes de pays

Paul Hermant & Tom Nisse

paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

Cette semaine, nous publions ce texte qui nous est parvenu pendant l’été. Ses auteurs ont tenu à partager ces morceaux poético-politiques, initialement écrits pour des rencontres autour des solidarités entre bassins versants. [1]

L’exemple de la Semois
Elle prend sa source bassin angles
de vieilles pierres la source stagne
s’en élèvent des joncs et se déverse
sort de la rue Sonnetty souterraine
pour quitter la ville pour l’incursion
dans l’humus l’humidité des sables

à la lisière de cette ville il y avait
il y a peu une forêt dénivellations
fougères hiboux grand-duc aiguilles
sapinière cabanes dans les arbres et
sous les arbres récitations de poésie
près du feu de camp soins de survie

la lisière devenue désert d’ornières
coupé par des clôtures entassement
de troncs débris d’assiettes bidons
brisés durable écrasement d’écorces
un horizon incolore tout au plus y
demeurent des nuances de grisaille

puis elle prend son cours sans âge
sans date sans heure crépusculaire
ou devant le levant rivée seulement
aux saisons messagère uniquement
des percées des martins-pêcheurs
et des percées de racines et ronces

le pays celui de la Gaume des plaines
jurassiques sur lesquelles se juchent
les hêtraies et se parsèment les haies
abritant pies-grièches grises et d’où
montent les modulations des cigales
floues y miroitent mares et mardelles

et encore étroite elle y entre à Étalle
sa limpidité a été évaluée en termes
de qualité et l’entreprise s’est installée
embouteille et dépêche des colonnes
de camions l’entreprise à l’héraldique
de Nestlé la rivière vire dans les bois.

Le pays dans le pays n’a pas besoin de quitter l’existant pour exister. Ce n’est pas un pays loin. Il est là. Il n’est pas à chercher sur l’horizon comme un phare, il est dans l’eau qui coule. Il fait bassin. Il se déverse. Il fatigue nos pas et reconnaît notre marche. Longtemps nous avons cru qu’il n’y avait qu’un pays que nous appelions d’ailleurs un État, mais nous nous trompions. État et pays ne sont pas synonymes. L’État a des ressources. Le pays est du vivant. L’État ne veut pas du pays. Le pays regarde l’État dans les yeux et lui dit : je suis ce qui reste de désirable, le reste tu l’as détruit. Car tu as été bien trop distrait avec le national et le multinational. Ta légalité n’est pas ma légitimité. Le pays est dans le pays, il y a une carte sur la carte.

Bordée de l’épaisseur des forêts elle
s’allie aux flux aux reflets d’ombres
et d’oxygène scintillant sur ses eaux
derrière berges et boue de la rivière
dressée la rugosité des troncs tiges
se suivent et la chlorophylle s’affine

puis elle arrive aux abords des prairies
et des chemins de Chiny où autrefois
le dénomme Robert Le Diable causa
la perte des récoltes s’exerça aux rapts
souilla les filles des fermiers et piétina
les cendres de la campagne sans pitié

et à son souvenir succédèrent plus tard
tant d’autres la chair demeure du piètre
engrais à ses rives vacillent les mauves
bleuâtres des iris et la Semois s’élance
lentement à travers ses méandres avance
à travers les odeurs des tourbes et fourrés

passe près d’une autre mémoire encore
plus ancienne l’énigme des millénaires
l’adoration des énergies élémentaires et
de leurs rencontres dans les pulsations
du vent le dolmen d’Azy avec son antre
s’ouvrant sur la vallée absorbant la lune

près de Chassepierre où les saltimbanques
se rassemblent elle berce le bois du Banel
lieu du massacre des maquisards tentant
de combattre l’occupant nazi vraiment oui
la chair est un mauvais engrais la rivière
évolue dans ses vases en avalant le sang

à Herbeument son affluant sera la Vierre
les forêts rocheuses y sont parfois foulées
par le pas de sabots le feuillage soulevé
par le pelage blanc du museau du mouflon
son œil se promène sur le paysage il émet
des souffles paisibles s’en va sous le lierre.

Devant chez moi passe un GR, ce sentier est la rue où j’habite et le coin de rue que je tourne puis la rue que je descends. Ce n’est pas tout à fait la même rue qui m’envoie au travail et celle qui me mène à la mer. Ce n’est pas la même rue, pourtant c’est la même, pourtant ce n’est pas la même. La rue quand on l’appelle sentier déroute. Tout à coup, elle s’adresse au commun. Le pays se glisse dans ces interstices, il déjoue les apparences. Le pays est dans le pays, il y a une carte sur la carte.

C’est le pays du schiste pays des épicéas
pris par des pentes de calcaire de sèves
la Semois serpente elle érode et féconde
c’est un pays qu’on appelle les Ardennes
tamisée la lumière des bouleaux y tombe
sur son cours qui sombre serein s’élargit

se rétrécit s’entre-pénètre se mêle à soi
et s’entraîne et selon la hauteur s’éclaire
autour de Bertrix apparaissent des cerfs
des soirs sortent les traces des sangliers
le ciel essaime le vol de chauve-souris
leur abri dans les branches des charmes

un charme un ancêtre parmi les arbres
au fil du temps a divisé sa croissance
en deux pour affermir ses frondaisons
aire de résistance terrestre le confluent
des ruisseaux vieux refuge des celtes
puis la rivière freine au bief du moulin

et va vers d’autres ailleurs longe la ville
de Bouillon lieu de naissance du croisé
célèbre pour sa façon de faire égorger
et celui du fasciste collaborateur Léon
l’ancien pont relie les prés repus de vert
les chênes chatoient au-delà du château

la Semois aspire le souvenir de senteurs
de tabac incrustées dans le séchoir rural
elle y alimentait le lavoir des villages
sur son muret transpirent les touristes
ses boucles contournent des hameaux
l’abrupte sentier le quartz qui fertilise

et à Hautes-Rivières le pays culmine
en un sommet en un de ces monts qui
rendent caduque les frontières la forge
patrimoine du peuple pollue toujours
et enfin dans la ville des baraques elle
remue la Meuse qui est un autre poème.

Le pays est fait d’autogouvernements de ruisseaux, de caisses communes de ruisseaux, de sécurités sociales de ruisseaux, de contre-dispositifs de ruisseaux, d’institutions autonomes de ruisseaux, puis d’autogouvernements de rivières, de caisses communes de rivières, de sécurités sociales de rivières, de contre-dispositifs de rivières, d’institutions autonomes de rivières, puis d’autogouvernement de fleuves, de caisses communes de fleuves, de sécurités sociales de fleuves, de contre-dispositifs de fleuves, d’institutions autonomes de fleuves et pour finir la même chose liée aux autres ruisseaux, aux autres rivières, aux autres fleuves. Le pays est dans le pays, il y a une carte sur la carte.

Paul Hermant, Tom Nisse

[1pour plus de documentation sur les réflexions en cours autour des formes d’organisation prenant pour point de départ la géographie hydraulique des territoires, nous invitons nos lecteurs à consulter le site des Soulèvements de la Mer : https://soulevementsdelamer.noblogs.org/programme/

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