« Des peuples » et « En Communs »

Conversation avec des films, entre deux livres.

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Cet échange impulsé par Robert Bonamy, suite à sa lecture de l’essai récemment publié par Alain Brossat aux éditions Rouge profond :
Des peuples et des films - cinématographie(s), philosophie, politique (mars 2020) aurait pu n’être qu’un simple entretien entre deux chercheurs, l’un en cinéma et l’autre en philosophie et sciences humaines. Il s’est transformé en une véritable conversation entre deux livres, Robert Bonamy venant de publier un essai ici aussi discuté par Alain Brossat, Cinémas en communs (éditions de l’œil, janvier 2020).

Robert Bonamy : Plusieurs pistes comptent dans Des peuples et des films. Une d’entre elles concerne les films capables de participer à l’invention ou à la considération de peuples (le cinéma comme ’formidable fabrique à peuples’ ou ’appareil à multiplier les peuples’ (p. 72)). À vous lire, et la défense d’une telle position est d’un grand intérêt, en tension ou directement en lutte avec l’hégémonie du point de vue de la classe moyenne. Qu’est-ce à dire ? Je comprends qu’il s’agit notamment de viser un cinéma du ’point de vue’, du regard dégagé qui ne correspond à aucune vraie alliance possible, un somnambulisme mélancolico-dépressif, vaguement culpabilisé, mais finalement autosatisfait, qui va d’ailleurs assez de pair avec l’apologie du neutre, autrement dit la neutralisation politique (donc l’effacement du peuple) prônée aujourd’hui par les prétendus tenants de l’esthétique du cinéma, pensée comme exclusive, désarticulée de sa véritable raison politique : les parvenus. Personnellement, au risque de commencer un peu trop à côté de votre livre, il me semble que le jumeau de ce cinéma serait celui un peu bêtement rigolard, à l’humour régressif et narcissique de l’entre-soi in fine lénifiant (plusieurs cinéastes américains, français, italiens sont tout de même un peu trop doués pour cela…)

La position de votre livre et du cinéma qu’il soutient (autant qu’il y puise son énergie) est vivante, organique, dynamique. Du côté de la vivacité. Et ces inventions passent par la division (ou fracture) comme provenance et condition de l’invention des peuples filmiques ; la fracture étant inhérente au mot peuple comme vous le rappelez avec insistance au commencement du livre. Des peuples et des films tend, on le devine dès son ouverture bien que cela ne soit pas son seul sujet, à pronostiquer véritable cinéma à peuples (plébéien). Cela ne vous empêche pas du tout, bien au contraire, de travailler sur « toute sorte de films », même les pires ! , ce qui permet d’ailleurs précisément de rendre visible cette fracture qui traverse le mot peuple autant que les films, pour peu que leur analyse n’évacue pas ce mot !

Votre essai trouve notamment son élan dans l’évocation de quelques films cruciaux étudiés dans plusieurs chapitres, ceux de Hou Hsiao-hsien, par exemple, jusqu’à Tout va bien (1972) puis Letter to Jane (1972) de Jean-Pierre Gorin et Jean-Luc Godard qui le terminent ; Des peuples et des films analyse aussi ponctuellement des séquences de films mineurs dans l’histoire du cinéma, bien qu’ils soient parfois de grosses machines suprémacistes, pour en dégager des problèmes de position.

Notre conversation pourrait aussi donc commencer par le cinéma le plus contemporain, situé volontairement ou non du côté de la classe moyenne et, au fond, qui se contente de ne rien inventer en dehors de ses intrigues (ou alors par bribes ambiguës), de ses petites histoires narcissiques, avec certes parfois quelques prouesses narratives, de ne surtout pas se demander de ce qui nous arrive.

Je vous trouve à la fois dur et très juste à propos de quelques cinéastes à la mode pour la cinéphilie contemporaine (il y a des évidences, que je ne préfère pas citer, mais vous n’êtes pas tendre, et c’est intéressant, lorsque vous mentionnez les trois ou quatre derniers films de Kiyoshi Kurosawa ou de Hong Sang-soo). Le sentimentalisme pleurnicheur et un peu « artiste », l’angoisse victimaire ou l’humour régressif ancrés une réalité décorative de beaucoup de films d’« auteurs » sont tout de même bien mornes…ces films sont englués dans leur embourgeoisement, quels que soient leurs moyens financiers.

Nous pourrions aussi insister, tout autrement, sur la tournure prise par l’industrie notamment américaine et la mise en série de la figure héroïque (et son doublon peu honnête, anti-héroïque).

Dans le contexte actuel, nous pourrions aussi pointer les films et les séries censés être vus et revus pour mieux « supporter » le confinement… Des « plates formes » sont douées pour cela, pour renforcer la myopie aussi. J’ai surtout l’impression qu’avec ces séries et ces films, l’enfermement était consolidé depuis un moment…et qu’il est peut-être pas mal de se demander aussi comment nous en sortirons, pour quels horizons. Ce n’est pas l’objet de votre livre, mais en ce qui me concerne j’ai le sentiment que lorsqu’on met en question cette industrie bien instituée de la diffusion (mais il serait aussi intéressant d’interroger les pratiques finalement assez concentrées du « téléchargement »), une seule réponse – sous plusieurs formes mais avec une seule absence de perspective - est donnée : libérale. Je ne personnellement pas que l’on soit déterminé par ce système d’écran qui mure du réel et dévore toute l’énergie populaire pour la transformer en images cosmétiques. Il y a d’ailleurs un beau passage dans votre livre à propos d’une politique cosmétique que vous articulez au maquillage filmique. Notons plutôt avec joie, le travail très beau et fort éloigné de cette platitude, des dernières mises à jour du site derives.tv, ou encore parmi quelques belles explorations de ces derniers jours, l’accès libre au catalogue du Collectif Jeune Cinéma et l’accès possible de quelques films importants qui devaient être programmés à l’occasion de festival annulés, sur de véritables plateformes dont Tënk.

En opposition du point de vue hégémonique de la classe moyenne, citons un cinéaste comme Rabah Ameur-Zaïmeche. Sans que vous développiez pleinement dans ce livre l’analyse de ses réalisations, elles traversent aussi discrètement que sûrement votre réflexion, comme horizon d’un cinéma des peuples, brèche dans le cinéma ’français’. Vous évoquez à un moment du livre, brièvement l’affect-rouge, à propos d’un autre cas. Que le rouge soit la couleur des palettes de Dernier maquis (2008) n’est pas rien. Les films de Ameur-Zaïmeche contredisent d’ailleurs toute hypothèse d’unité endormie, sans doute l’idée même de « projection nationale ». Au fond, ses films diraient plutôt : communs, parce que divisés.

Alain Brossat : Si j’entends bien le début de votre commentaire, vous me demandez si ce livre, tout en avançant une proposition - la capacité pour certains films d’entrer en connivence avec l’invention d’un peuple – ne serait pas aussi le véhicule d’une polémique rentrée, contre le point de vue, largement dominant dans le cinéma contemporain, de la classe moyenne planétaire... Je confirme, mais ce n’est pas seulement à ce cinéma lisse et insipide que je m’en prends, c’est aussi à une certaine façon de parler des films, à la critique éclectique, opportuniste, sans programme et surtout : sans idées, sans pensée propre. Quand la critique n’est pas inspirée, portée par une certaine idée du cinéma, elle se rabougrit en appendice de la commercialisation, de la promotion des films. Quand elle ne défend pas une position arrêtée, quand elle n’a pas de ligne de force, alors elle marche dans les clous, respecte les vaches sacrées, s’efforce de ne fâcher personne, ménage les puissants – bref, finit par se persuader elle-même que Clint Eastwood est un immense cinéaste, sans jamais se demander quelle est, en vérité, la matrice politique à l’œuvre dans 90% de sa proliférante et industrielle production... C’est aussi contre cette critique dépolitisée, anomique au point de ne plus savoir détester un film et, surtout, de ne plus savoir le dire, contre cette critique édentée que j’ai écrit ce livre aussi. Naturellement, les livres contre sont généralement de mauvais livres, chargés de ressentiment, mais inversement, un livre qui défend une cause ne perd rien à se rehausser d’une goutte de fiel. C’est ce que j’appelle les puissances affirmatives du non, et j’espère que dans mon essai, ce non s’entend distinctement – non moins que les quelques oui consistants qui le balisent.

Au reste, en découvrant votre essai Cinémas en communs, je mesure à quel point je travaille (sur le cinéma ou en rapport avec lui) en amateur. Je vois bien que votre méthode consiste à repérer ce qui, dans la toujours abondante production du présent, porte la marque d’une qualité distinctive, ce qui se dégage d’un océan de banalité ou de futilité comme important (je veux dire : qui importe) et qui est susceptible de faire une entaille dans l’époque. Vous allez droit au but vers les cinéastes qui vous paraissent devoir être relevés et dont vous allez, du coup, longuement commenter les films – avec lesquels vous allez établir un compagnonnage durable. C’est ce que j’appelle du « travail de pro », Rancière procède, en gros, de la même manière, il a ses élus, il les hisse sur le pavois, il dessine les affinités électives de leurs films avec sa philosophie (esthétique et politique).

Ma démarche (et donc, mon rapport au cinéma en général et aux films en particulier) est tout à fait autre. Je serais plutôt du genre flâneur/ferrailleur benjaminien, ou bien alors cueilleur à la James C. Scott. Je me balade dans la grande ville (la forêt...) du cinéma et je ramasse ce que je trouve. Je m’en remets largement (pas entièrement, je connais quelques « coins ») au hasard, je ratisse large, du coup je vois toutes sortes de choses, beaucoup de films médiocres ou carrément désastreux, d’autres kitsch ou carrément toxiques. Il me semble que si l’on veut comprendre quelque chose au cinéma, il faut faire face à l’idée que c’est une industrie avant toute chose (pardon pour la banalité du propos) et voir aussi ce qui sort des chaînes de montage, dans toutes les gammes. J’ai vu il y a quelques années (pour faire un cours) dans les deux cents films sur la guerre du Pacifique et en Asie orientale, je suis incollable sur le sujet, et je m’en vante ! Cette expérience m’a solidement instruit et édifié, elle m’a permis d’explorer les recoins souvent sordides du dispositif industriel-propagandiste d’Hollywood, en particulier.

D’une façon générale, je reste convaincu que l’on trouve au moins autant d’incitations à penser en voyant de mauvais films, des films toxiques, des films idiots, des films kitsch, des gros navets que des chefs d’œuvre, des films dont la qualité artistique et intellectuelle saute aux yeux. C’est ce que je serais porté à reprocher aux philosophes en renom qui s’intéressent au cinéma, à commencer par Deleuze, ils ne voient que la crème sur le café et jamais le marc bien épais au fond de la tasse. Ils ont donc du cinéma comme appareil une vision totalement déformée, ils le visitent comme ces touristes qui pensent que Paris, c’est la Tour Eiffel, Notre-Dame, les Champs-Elysées et les jardins des Tuileries – j’excepte Stanley Cavell de cette critique trop expéditive. Mais que voit-on du cinéma si l’on n’en explore pas les galeries souterraines où triment les mineurs couverts de suie et rongés par la silicose ? Si l’on se détourne de son côté trash, de ses connivences perpétuelles avec l’épaisse et gluante « bêtise de l’homme blanc » dont parle Isabelle Stengers, qu’en reste-t-il ?

Un principe de sélection des films reposant sur leur qualité supposée, leur valeur d’art, leur puissance diagnostique et pronostique dans le présent ne peut nourrir qu’une critique aimable, positive, prompte à mettre en exergue les mérites de ces films. Mais c’est là un horizon totalement étriqué de la critique. La critique cinématographique se devrait plutôt d’être, pour l’essentiel, d’une méchanceté constante, prompte à se renouveler chaque jour – la plupart des films qui nous tombent dessus ou que nous glanons un peu au hasard recelant des doses de poison variables et étant plus ou moins distinctement réalisés sous ce régime de bêtise universelle dont parlait Deleuze. La critique cinématographique devrait être sans relâche en colère, et de manière exceptionnelle seulement en joie et euphorique, vu la qualité générale des produits qui sont en vente sur les rayons des supermarchés de l’industrie cinématographique. La première de ses tâches devrait être de se tenir à la hauteur, si l’on peut dire, de cette médiocrité, de cette toxicité. Or, elle procède à l’inverse : elle sélectionne le gratin, l’exception, ce qui a une qualité, une valeur d’art. C’est ce qui lui permet d’être en général positive et contente et donc d’entretenir l’illusion du 7e art. Un bon exemple de ce que j’appelle le somnambulisme contemporain.

Ce qui est vraiment trop con, c’est que Nietzsche soit mort (ou devenu fou) avant d’avoir pu voir des films et se faire critique cinématographique. Nul doute qu’il aurait alors tracé le sillon de cette Grande méchanceté qui, ayant fait tradition, pourrait être pour nous une puissante source d’inspiration face à ce que vient nous vendre l’industrie cinématographique, produits dérivés inclus.

Je suis un fan du cinéma de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, de Rabah Ameur- Zaïmèche et Jean-Gabriel Périot... mais une approche politique du cinéma, comme appareil, qui se contenterait de vanter les mérites de leur travail serait notoirement déficitaire et, davantage même, illusoire – il y a tout ce qui se situe dans l’autre camp, infiniment plus puissant, et dont il faut se donner la peine de dire du mal – philosophiquement.

R. B : Pour vous répondre à propos de Cinémas en communs, je ne le considère pas comme un ’travail de pro’. Ma position est celle d’un chercheur ’impliqué’ dans un travail ’auprès’, parfois directement ’avec’ les cinéastes évoqués dans ce petit essai. Sans véritable distance critique, il est vrai. Plutôt dans un soutien manifeste de poussées artistiques et politiques, de pratiques que je considère cruciales pour le cinéma. La proposition n’est pas vraiment de les révéler, mais de participer à leur pensée, de décrire, parfois de discuter, pourquoi pas dans certains cas ’provoquer’ (modestement) leurs opérations filmiques par le ’dialogue’ ou plutôt l’intervention assez concrète. Ces textes ont souvent été écrits en articulation avec des entretiens, des recherches factuelles, des observations. Les méthodes de nos deux livres divergent beaucoup, cela dit je vous sais en dialogue avec des cinéastes et votre récent livre avec Jean-Gabriel Périot (Ce que peut le cinéma. Conversation, La Découverte, 2019) en est un exemple intéressant, vous avez pleinement raison et votre position, à propos de laquelle vous revenez ici, m’intéresse décidément beaucoup dans sa différence.

Nos deux manières luttent je crois néanmoins toutes les deux contre le ’semblant’ (quand on fait semblant de penser avec le cinéma, on s’oriente vers autre chose ; la fantasy par exemple, qui est un bon moyen de manquer le populaire, sauf si on le confond avec ce qui suit les filons du commerce).

Votre livre m’a précisément intéressé quant à sa position, celle du ’cueilleur’, pour reprendre ce terme. D’abord sa structure m’a un peu désorienté : pas de sommaire, pas de table des matières (mais un index des films) et un texte écrit, rythmé par des ’Digressions’. Ces ’digressions’ numérotées fonctionnent comme autant de séquences possibles dans le déploiement du livre. Cette structure en rythme digressif est-elle pensée dans son alliance à votre démarche, pour donner forme à vos expériences philosophiques du cinéma ?

En effet, si vous soulignez les inventions des peuples (et entreprenez une réflexion précise au sujet de l’’affect-peuple’) dans plusieurs films dont on comprend qu’ils sont importants pour la pensée du cinéma que vous développez, Des films et des peuples s’attache tout autant à ne pas sous-évaluer la brutalité ’des boutiques obscures’ et leur logique de ’représentation’, principalement du cinéma hollywoodien et de sa fabrique d’un ’universel’. Vous évoquez aussi, par exemple comment au Japon a été revisité la Guerre du Pacifique ; et c’est tout aussi important (ce que vous dites plus haut de votre connaissance des films japonais de cette tendance n’est pas anodin). Pour l’histoire d’autres périodes, vous procédez aussi à des attaques virulentes du Napoléon de Gance (dans une un peu moindre mesure, quoique les réserves soient aussi claires, de La Marseillaise de Renoir). Un peu différemment, mais fidèlement à votre entreprise, vous vous concentrez vers la fin du livre sur un film ’convenu’, produit par la RKO : Le Médaillon (1946, John Brahm), pour un temps de ’microanalyse’ que je considère comme très significatif, dans la manière dont il pense le montage et le recadrage qui imposent un récit. Cette scène est-elle choisie comme un exemple ’ramassé’ au passage, parmi ces films plus ou moins mis de côté par les priorités de l’histoire du cinéma (bien que ses acteurs soient bien connus) pour faire voir ce qui s’y joue, s’y fabrique (plus ou moins en douce) ?

Seriez-vous d’accord avec l’idée que votre essai est à lire contre la mise en avant du national, en même temps qu’il concerne les opérations de subjectivité (ici activées par le cinéma) ?

A.B. : Je reprends la balle au bond sur votre seconde intervention.

Je pense comme vous que c’est une belle et bonne idée que tenter de produire ou agencer du commun avec des cinéastes d’aujourd’hui, des réalisateurs-trices dont les films nous donnent matière à penser (j’ai un cours l’an dernier qui s’intitulait tout simplement : How do films make us think ?, avec des étudiants des étudiants de douze nationalités un vrai bain de jouvence !), mais alors pourquoi cultiver ce qui, au fond, ne m’apparaît que comme un euphémisme dicté par la circonspection – commun(s) plutôt que communauté ? Est-ce parce que le terme communauté continue à faire peur, du fait de tout ce dont il est chargé, de sa part terrible, comme dirait Jean-Luc Nancy ?

Mais quand même, ne s’agit-il pas en vérité de faire communauté avec des cinéastes, de dessiner l’espace fragile et mouvant de communautés de pensée(s) et d’affect(s) entre des gens dont le métier est de faire des films et d’autres, disons, au sens large, de philosopher, d’enseigner sur des sujets qui importent, d’écrire des articles qui aient une qualité diagnostique et pronostique sur le présent et l’actuel, etc. ?

De la même façon qu’il ne faut pas avoir peur de la notion de peuple et en chercher des versions euphémisées (public, opinion...) qui sont des faux-semblants, de la même façon, je pense qu’il ne faut pas reculer devant le mot communauté, fût-ce au prix de devoir en sonder les précipices...

Dans les conversations (je bannis « dialogue », trop sulpicien quand même), directes et indirectes, que nous avons, l’un comme l’autre, avec nos cinéastes d’élection, il y a de la communauté. Ces conversations s’inscrivent sur une ligne d’horizon qui est celle de la communauté sans cesse reformée, en dépit de tout ce qui conspire à l’abolir au profit des polices de teintures diverses. Il y a aussi peut-être, en filigrane, l’idée d’un pacte entre des gens qui exercent des métiers différents (des « intellectuels spécifiques »), mais qui cherchent à rassembler les fils dispersés du cinéma, de la philosophie, de la politique. Lorsque nous conversons avec nos amis cinéastes, ces échanges s’inscrivent bien dans un horizon commun du travail de la pensée – sans que cela vise aucunement à ranger leurs films dans la case du cinéma intellectuel, prise de tête élitiste, etc.

Ce que j’aime, c’est l’idée de la conversation infinie. C’est ce que je pratique assidûment avec Jean-Gabriel Périot, à propos de ses films, bien sûr, aux différents stades de leur confection, mais à propos de toutes sortes de choses que charrient les eaux du présent, les cris et tremblements de la camarade Haenel, la catastrophe épidémique en cours, un vieux Dreyer, Joker, que sais-je encore, et c’est là qu’on voit que la conversation ainsi entendue, ça n’est pas un dîner de gala, c’est toute une épreuve – celle du reverse angle shot, de l’irréductibilité d’un point de vue (entendu comme perspective) à l’autre – ceci dès l’instant où l’on parle vraiment et où on le fait dans un horizon qui n’est pas celui de l’affrontement (la guerre), mais de la communauté des différents. Ce n’est pas seulement que les singularités ne sont pas interchangeables, mais c’est que dans l’interlocution entre un « sujet cinématographique » et un « sujet philosophique », il se produit toutes sortes de choses incalculables – la pensée, quand elle survient, prospère dans l’écart, sur la différence.

Vous me posez une question sur la structure de mon livre, qui me gêne un peu – il n’y a pas de secret de fabrication – je suis un graphomane compulsif et puis, quand j’ai l’impression d’avoir essoré le drap à fond et que je suis au bout de mes forces, je ne retrouve bien emmerdé, non plus comme naguère, avec un tas de papier, mais avec un fichier protubérant dans le ventre d’un laptop... Réécrire tout ça, le disposer en chapitres, en faire un livre de prof – cela dépasse mes forces. Alors, je tente le coup, je me dis que je vais la jouer à la Godard et en faire un terrain d’expérimentation, donc, un livre qui transfigure ses travers et ses méandres en style (quel culot !), s’offre le luxe de digressions numérotées (quel snobisme !), de l’absence de table des matières... Et après, c’est l’éditeur qui tranche : je m’attendais à ce qu’il me renvoie dans les cordes en me demandant, au mieux, de faire de cette fourmilière un « vrai livre », et, miracle, il me répond sans tarder : je prends. Grâces lui soient rendues – c’est Guy Astic, l’irremplaçable éditeur de Rouge profond.

Vous me demandez pourquoi je vais exhumer un plan et un recadrage dans un film obscur, The Locket. Je suis, sur cette question, deleuzien de stricte obédience – quand il dit : tout le monde pense, les idées, on peut en trouver partout, l’idée selon laquelle les philosophes auraient le monopole des idées est la plus bouffonne qui soit, etc. Donc, le cinéma pense et, dans un film, on peut trouver toutes sortes d’idées... Je ne fais que pousser jusqu’au bout le raisonnement de Deleuze : des idées, donc, on peut en trouver dans tous les films, d’une part, et pas seulement dans les films beaux et intelligents ; et, de l’autres, ces idées peuvent être subreptices et inopinées, c’est-à-dire totalement étrangères à une quelconque intention du cinéaste, des acteurs, du monteur, etc. Je serais même porté à penser que les plus belles idées que l’on ramasse comme des pépites dans le cours des films, sont celles que l’on trouve dans les plus bourbeux ou pollués d’entre eux – là où, précisément, on s’attend à trouver tout – sauf une idée. Et là, dans ce film où Mitchum exerce ses talents de jeune premier, il y a ce superbe recadrage dans lequel vient se condenser toute la grammaire des espèces (des races) aux Etats-Unis : ce vélo-taxi dont le moteur est un Noir – ses jambes, plutôt...

Enfin, oui, bien sûr, la ou les figure(s) du peuple que cherche à faire émerger mon livre s’oppose(nt) distinctement à la confiscation du nom du peuple par le roman national, et, a fortiori, les récits nationalistes. C’est la raison pour laquelle je m’en prends avec sans doute trop d’insistance au livre de Jean-Michel Frodon, La projection nationale (1998, Odile Jacob), livre lu tardivement et qui m’a hérissé le poil, en souvenir notamment du temps où Frodon faisait la pluie et le beau temps à la rubrique cinéma du Monde. J’ai dit plus haut qu’il ne faut pas écrire de livres contre, car cela donne des livres bilieux/fielleux, mais d’un autre côté, faire un « petit carton » dans un livre qui s’essaie à défendre une position, cela lui donne un petit ton d’emportement et d’allégresse qui ne peut pas nuire en un temps où le conflit, la division, l’agon, l’adversatif et toutes ces vilaines choses ont perdu leur lustre dans le débat intellectuel... Je n’ai évidemment rien contre Frodon, que je ne connais pas, mais le régime du roman national (Suzanne Citron) auquel il asservit le peuple dans son livre m’a scandalisé. En pareil cas, autant le dire, plutôt que se ronger la rate...

R.B. : Oui, il est vrai que mon livre est un peu rétif vis à vis du mot communauté. Si je cite Jean-Luc Nancy, je me concentre sur ses ’conversations’ directes ou indirectes avec les films de Klotz et Perceval ; je ne souhaitais pas me lancer du côté d’une prise en compte, avec le danger qu’elle soit interminable, de La Communauté désœuvrée (encore moins celle inavouable d’un autre auteur) je crois que je me serais écarté de ce qui importe pleinement pour les films, de la dynamique des quelques cinéastes réunis comme autour d’une table (des matières) : Klotz-Perceval, Teguia, Salhab, le collectif Barnet, Nambot-Berchache, Creton. C’est la forme donnée par l’éditeur (le magnifique combattant Gaël Teicher, des éditions de l’œil) au livre avec un beau cahier final qui en dit au moins autant que mes textes écrits. Oui, ces cinéastes et leurs films forment peut-être une petite communauté, qui regroupe d’ailleurs aussi ceux qui voient leurs films, en ceci qu’ils ne font pas que les voir à distance, mais s’allient à eux, y participent en quelque sorte. Pour dire encore un mot sur les communs et l’en-communs, je crois que je suis assez sensible à quelques propositions qui concernent les commons ou, mieux, les undercommons  ; si j’avais lu avant l’écriture de mon essai le travail de Stefano Harney et Fred Moten, cela aurait été encore plus affirmé, notamment dans les manières dont Klotz-Perceval, très différemment Teguia, mais aussi bien d’autres sont traversés par les formes de luttes des esclaves (l’importance du marronnage) et contre la colonisation. Pour un autre travail, à suivre, sans doute. Mais communs sera toujours au pluriel, je défends la logique des luttent intersectionnelles, je devrais d’ailleurs le faire plus pour le cinéma. Sans doute face que face à cette grosse pieuvre, contre des images tentaculaires faut-il travailler sur tous les fronts. C’est une belle idée transmise par exemple par Nicole Brenez, celle des fronts avec le cinéma.

Je trouve décisive votre affirmation du mot ’peuples’ (plutôt au pluriel) face aux différents temps de ses confiscations. Bien entendu, on pourrait plutôt dire ’multitudes’, mais pourquoi renoncer au mot ’peuples’ ? Sa puissance est très concrète. Votre réflexion patiente et précise sur ’le peuple manque’ de Deleuze (Klee ne dit d’ailleurs-t-il pas ’un’ peuple, dans ’Faut-il d’un peuple qui nous porte’ ?) est très utile alors que la phrase de Deleuze est utilisée à l’envi, notamment par beaucoup d’artistes, au point qu’elle ne correspond dans certains usages plus à grand-chose de très engageant...

Je dois admettre peu utiliser le terme communauté sans doute parce qu’il n’est pas au pluriel, qu’il tend à quelque chose de trop homogène. Cela dit, je crois que si on parle de communauté - et je reconnais qu’à vous lire je ne vois pas de problème à le faire -, cela a potentiellement un lien avec la position du spectateur, telle que vous l’envisagez dans votre livre. En ceci le spectateur n’est pas à l’écart, simplement devant le film, d’une représentation, mais s’invente (quand le film invente quelque chose) et s’allie avec lui, est ’enveloppé’ dans ce qu’il avance. Est-ce sur ce point que le cinéma peut activer l’invention d’un peuple ? Au fond, le cinéma est-il du côté de l’action (pas du genre que l’on nomme communément ’cinéma d’action’, bien entendu, mais de l’action politique - la véritable action) ?

Votre essai finit par oser l’hypothèse d’un véritable cinéma populiste, une seule fois, il est vrai, pourriez-vous revenir sur ce point ? Au fond, le cinéma des peuples est-il, selon vos propositions, communiste ?

Enfin, parmi les films que vous analysez, j’ai notamment remarqué vos propositions pour Good men, Good women (1995) de Hou Hsiao-hsien ou Le Convoi des Braves de Ford. Mais vous vous attardez encore plus sur Wajda. Je dois admettre que c’est un cinéaste dont j’ai peu aimé les films, notamment son travail à partir de L’Idiot et Les Possédés de Dostoïevski, sans les avoir tous vus. Il a aussi réalisé L’Homme du peuple (2013), parmi ses derniers films... Mais votre livre et les propositions très entraînantes pour ce film m’a poussé à voir Cendres et Diamant que je n’avais jamais vu, et qui renouvelle mon regard sur ce cinéaste. Certes il s’agit d’un de ses films de sa première ’période’, 1958. Ce film me paraît assez central dans le livre, est-il revenu de manière insistante dans votre réflexion sur le cinéma ?

A.B. : Je comprends tout à fait vos réticences face au mot « communauté », mot aveuglant, mot trop puissant et dont on craint toujours qu’il vous embarque trop loin, trop dangereusement comme le radeau qui emporte Marilyn et Robert, dans La rivière sans retour... Disons que pour se lancer dans un travail de pensée, il faut avoir quelque chose comme une politique des concepts. Celle-ci va consister non pas tant à gérer un fonds de commerce conceptuel appris sur les bancs de l’université qu’à adopter un certain nombre de concepts proposés par des philosophes de notre temps (le différend, la mésentente, le biopouvoir, la vie nue...), à en suspendre d’autres, à en virer d’autres et, enfin, si l’on a la grâce, à suivre la prescription deleuzienne – créer ses propres concepts –, mais bon, ça c’est plus rare...

Je voudrais insister ici sur l’opération dont on parle moins que celle qui consiste à adopter, celle qui consiste à éliminer. Si vous voulez penser sérieusement avec Foucault, vous allez devoir mettre au piquet un certain nombre de concepts dont on vous a farci la tête au cours de vos études de philosophie – « conscience », « idéologie », « aliénation » ... si vous voulez travailler sérieusement avec Deleuze sur le cinéma, il va falloir ranger « représentation » au magasin des accessoires, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais ces opérations de retrait, de suspension sont aussi indispensables au travail avec un auteur que l’est la disparition de la lettre e dans tel roman de Pérec.

Et puis, il y a des concepts qui vont rester un peu à cheval sur la ligne de crête, sur lesquels on va demeurer longuement hésitants, justement parce qu’ils embarquent un peu trop – communisme, communauté sont de ceux-là. Des mots à propos desquels on a tendance à se diviser contre soi-même : communisme, je vais être constamment porté à le relancer, histoire de tracer la frontière qui me sépare à tout jamais de la séquelle de Furet et Gauchet, et en même temps porté à le faire avec réticence, histoire de ne pas marcher du même pas que Badiou, Žižek et leur fanfare... ça s’avère compliqué, à l’usage, la politique des concepts...

Il faudrait y ajouter brièvement que celle-ci se déploie généralement dans un horizon étriqué, eurocentrique, occidentalocentrique – nous trouvons tout naturel que les Asiatiques, les Africains viennent étancher leur soif de concepts à nos sources fraîches, mais nous sommes beaucoup moins disposés à aller aux leurs. Ou alors, nous laissons cela aux spécialistes de la philosophie chinoise, indienne, des philosophies africaines, etc. Il ne viendrait à l’idée de personne en Occident de faire usage du concept de juche, notion centrale dans la philosophie politique de l’Etat nord-coréen, beau concept à mon avis, destiné à désigner la détermination à compter sur ses propres forces dans l’affrontement avec l’adversité – si nos gouvernants avaient su s’en inspirer lorsque se sont dessinées les prémisses de la catastrophe épidémique qui s’est abattue sur nous, nous n’en serions pas là où nous en sommes...

En tout cas, s’il est deux notions que je me suis donc résolu à ne pas suspendre, à l’issue d’une longue délibération avec moi-même, ce sont ces deux-là : communauté, peuple. C’est qu’il apparaît à la réflexion que ces concepts ne sont pas substituables si l’on entend maintenir une notion et des usages de la politique qui ne soient pas réductible à la police. Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il ne faut pas essentialiser la communauté, donc que ce qui se maintient c’est, en vérité, l’archipel des communautés, infiniment variable, fragile – mais jamais aussi insubstituable qu’à l’heure des périls. Et c’est ici en effet que les films que vous mentionnez viennent nous donner une impulsion ininterrompue en redessinant et repeuplant sans relâche les îles qui forment cet archipel. La communauté, en ce sens, ce sont les îles, moins l’isolisme – le cinéma de Tariq Teguia est, à cet égard, exemplaire.

Quant au concept de peuple, il est décidément insoluble dans aucun de ses substituts, y compris les mieux intentionnés (les multitudes de Negri-Hardt et ceux qui leur font cortège) : pour que puisse s’exercer une vraie puissance destituante face à une autorité abusive, spoliatrice, incompétente, illégitime (etc.), il faut que se dresse un peuple, il ne suffit pas que s’additionne une multitude. Seul un peuple, quelle qu’en soit la forme, selon les circonstances, dispose de la puissance destituante. Seul un peuple peut, à l’heure du choix, lancer aux dirigeants faillis, le mot qui décide de la situation : « Vous êtes virés ! ». Je me rappelle avoir vu ce moment enchanté dans un film documentaire sur le printemps égyptien, la place Tahir... Mais la domination a la peau dure et les virés sont revenus, plus féroces que jamais...

Je me méfie des termes « populisme », « populistes » comme de la peste – ils servent trop souvent à décrier la légitime exécration qu’ont ceux d’en bas pour ceux qui les gouvernent... Ce sont des termes qui servent à dénigrer la notion même de peuple. Laclau a raison de renverser le stigmate comme il le fait dans La raison populiste. Certains films le font aussi, exemplairement : L’amour existe (1960) de Pialat, avec sa voix-off inspirée, emportée, bouillante de colère, est pour moi un bijou de film populiste. Comme ceux d’Edouard Luntz que l’on a malheureusement un peu oubliés. Le populisme, ici, c’est tout simplement l’intuition du peuple telle qu’elle peut inspirer un cinéaste et faire passer une énergie populaire dans ses films. On retrouverait ça dans La reprise de travail aux usines Wonder (1968), davantage que dans les films mao kitsch de Marin Karmitz... Donc, oui, sans doute, un cinéma populiste existe, mais mieux vaut sans doute en parler à mi-voix : à trop l’ébruiter, on en fait une enseigne et ça donne Ken Loach – la Fête de l’Huma au festival de Cannes, tous les ans, réglé comme du papier à musique...

J’aime bien les cinéastes qui naviguent entre le sublime et le calamiteux – Wajda est de ceux-là. Le paradoxe vertigineux, et c’est peut-être un paradigme, c’est que ses films les plus puissants, il les réalise quand il est tenu, qu’il a la police idéologique sur le dos – Cendres et diamant... et des décennies plus tard, quand il est enfin « libre », en pleine euphorie démocratique, il refait le même film, allant jusqu’à en reprendre à l’identique certaines scènes, mais en réécrivant la copie aux conditions du nouvel air du temps – et il en résulte une chose absolument pathétique et qui s’appelle L’anneau de crin (1992). On pourrait se contenter de dire qu’il a vieilli, perdu la main et le souffle – mais je pense que ce serait simplifier le problème.

Je trouve qu’il y a matière à penser dans ce paradoxe. Je ne me rappelle plus qui était cet écrivain qui disait qu’il ne pouvait bien écrire que quand il était « emmerdé », pris dans toutes sortes de contraintes et de contrariétés. Il me semble que l’on pourrait suivre cette piste avec profit lorsqu’on étudie la carrière de ces cinéastes qui deviennent nuls dès que l’argent se met à ruisseler sur leurs films – ils sont innombrables. Du point de vue du cinéma à proprement parler, le pire que l’on puisse reprocher à Polanski n’est pas ce qu’en disent celles qui se lèvent et « se cassent » de la cérémonie des Césars. C’est bien qu’il fabrique désormais, et avec beaucoup d’argent, et depuis pas mal de temps déjà, le pire du cinéma académique, avec toutes les bonnes intentions et les bonnes causes qui le peuplent - « peuple », j’ai dit « peuple » ... quelle faute de goût, ce n’était vraiment pas le moment ! Rendez-nous Le couteau dans l’eau  !

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