Des monstres et des célébrations - Barbara Balzerani

« Au cours de cette période, je rappelle qu’il a été recensé 269 sigles de groupes armés, 36.000 personnes ont été mises en accusation pour délit d’association subversive et bande armée dont 6.000 ont été condamnées à de longues peines de détention. »

paru dans lundimatin#146, le 25 mai 2018

Barbara Balzerani est une écrivaine italienne, son livre Camarade Lune a récemment paru en France aux éditions Cambourakis. Nous nous étions, à cette occasion entretenus avec elle. Issue d’une famille ouvrière, elle participe dans les années 60 aux révoltes des étudiants et des travailleurs avant de rejoindre, en 1974, les Brigades Rouges. Arrêtée en 1985 par la police italienne, elle est condamnée à perpétuité et passera 21 années en prison. Elle ne s’est jamais dissociée ou repentie. Le 15 janvier 2018, alors que l’état italien prépare la commémoration des 40 ans de l’assassinat d’Aldo Moro, elle publie sur son compte facebook une phrase qui lui vaudra d’être à nouveau au centre d’une polémique nationale :
« Qui m’héberge de l’autre côté de la frontière pendant les célébrations du 40e ? ». Elle nous a transmis ce texte afin de clarifier son rapport à l’histoire et à la mémoire.

« Qui m’héberge de l’autre côté de la frontière pendant les célébrations du 40e ? ». Cette petite phrase que j’ai écrite sur mon mur Facebook en janvier a déclenché une singulière polémique en Italie à la veille des célébrations du 40e anniversaire de l’enlèvement d’Aldo Moro, le 16 mars 1978, par les Brigades Rouges (BR) dont j’ai fait partie. Elle a aussitôt suscité une réaction d’indignation dans la Péninsule pour « offense grave aux familles des victimes ». 

Tous les éclaircissements que j’ai pu fournir autour du sens de mes mots n’ont servi à rien, car je pensais, naïvement, à un malentendu. À l’objection : « Vous ne pensez pas que votre phrase puisse blesser les enfants ou les parents de ceux qui furent les victimes des années de plomb ? », j’ai répondu : « Pourquoi devrait-elle ? Ne croyez vous pas légitime de ma part d’avoir le droit de ne pas assister à la narration de cette période qui sera faite par les télévisions, les commentateurs politiques, conspirationnistes en tous genres ou membres des commissions d’enquêtes ? Bref, tous ceux qui ont accès aux médias et qui ont produit pendant de longues années des vérités pilotées, de la désinformation, des mensonges sur ces événements, les attitudes et les responsabilités de chacun. Ne croyez-vous pas que c’est aussi l’intérêt de ceux que vous estimez offensées par mes mots, qu’un événement de cette importance ne soit laissé à la seule interprétation de ceux qui ont montré aucune rigueur pour une reconstruction historique ? ».

Ces remarques ont été partagées par des journalistes, des chercheurs, des historiens et par tous ceux qui sont soucieux de respecter la complexité d’événements et qui cherchent à redonner de la profondeur à une histoire qui a duré plus d’une décennie. Au cours de cette période, je rappelle qu’il a été recensé 269 sigles de groupes armés, 36.000 personnes ont été mises en accusation pour délit d’association subversive et bande armée dont 6.000 ont été condamnées à de longues peines de détention. Ces chiffres correspondent mal à « la folie meurtrière » de quatre psychopathes, comme ont été définis les dirigeants des BR par les politiques et la presse italienne. 

Les BR n’ont pas été manipulées et il n’y a jamais eu un « grand complot » dont les ficelles auraient été tirées par un grand marionnettiste. Quarante ans après, personne n’a d’ailleurs jamais apporté la moindre preuve de l’existence d’une telle direction occulte. En revanche, le travail des chercheurs qui avancent le contraire - basé sur de véritables sources documentées - n’a jamais été pris en considération. Il est vrai que la classe dirigeante italienne préfère s’abriter derrière la thèse d’une manipulation plutôt que de reconnaître qu’à cette époque l’Italie fut le théâtre d’une véritable explosion sociale contre sa politique !

Ignorant les recherches historiques non conformes à la vulgate conspirationniste (qui est depuis toujours au cœur de toutes les manipulations), l’attention s’est donc concentrée, ces dernières semaines, sur « l’offense » de ma phrase à l’encontre des victimes. Les médias nationaux en ont fait scandaleusement leurs choux gras. Ils ont éludé son sens véritable et ont préféré m’insulter. Certains ont même vu dans mes propos l’intention de vouloir fêter ailleurs la commémoration de ce quarantième anniversaire. Puis, ils se sont faits les porte-parole des victimes en réclamant « le silence des assassins ». Mais, dans le même temps, en coulisses, ils se battaient entre eux pour inviter quelques uns d’entre nous dans leurs émissions ou pour débattre dans leurs colonnes. Tous se sont indignés de notre refus en nous accusant de tous les maux. Des médias qui, ignorant leur devoir d’informer, se sont engagés dans une compétition de superficialité et, souvent, d’ignorance malsaine, allant jusqu’à imputer aux BR des assassinats perpétrés par des organisations néofascistes, faits pourtant connus de tous.

Dans ce contexte, plusieurs médias - professionnels de l’indignation - ont commencé à me reprocher de présenter mon livre « L’ho sempre saputo » (non encore traduit en Français et qui n’a rien à voir avec les Brigades Rouges) le 16 mars à Florence, jour anniversaire de l’enlèvement d’Aldo Moro. Ils ont été jusqu’au point d’enregistrer, pendant la présentation, en caméra cachée, des propos dans lesquels j’affirmais que désormais, « la victime avait transformé son statut en celui de censeur, car elle cherchait à avoir le monopole de la parole et de la reconstruction historique ».

Suite à la diffusion de cet enregistrement dans une émission de télévision qui se distingue par son ton sensationnaliste, la justice a ouvert une enquête à mon encontre et une plainte en diffamation a été déposée. Dans la foulée, la mairie de Florence a décidé d’expulser de ses locaux le Centre social qui m’avait hébergé pour la présentation de mon livre.

Ces décisions ressemblent à une interdiction du droit de parole en raison d’une culpabilité qui se veut inextinguible. Aujourd’hui, la question est donc de savoir si ce sont les familles des victimes qui décident qui est moralement - ou pas - apte à parler. Comme si l’expression de n’importe quel autre point de vue pouvait être une insulte envers ceux qui ont subi un deuil. Comme si le témoignage de la douleur pour la perte d’un être cher devenait la contribution la plus importante à une reconstruction historique. Comme si la mémoire individuelle pouvait prendre la place d’une recherche « historiographique ». Car, il y a une différence entre la mémoire individuelle, toujours suggestive, et la recherche historique basée sur la confrontation de sources diverses. Les individus peuvent offrir un témoignage sur comment ils ont vécu un événement, à travers leurs émotions et leurs souvenirs, de ce qu’il a signifié dans leurs vies, mais ils ne peuvent pas se substituer aux historiens qui travaillent le plus fidèlement possible sur ce qui est advenu au cours d’une période historique et sur les actions menées par les protagonistes de cette histoire. Au contraire, en donnant la prééminence à la mémoire personnelle des victimes, et surtout à leur douleur, le temps échappe à l’histoire, s’arrête au seuil de l’événement et devient « métastorique ». Ceux qui n’en font pas partie restent, pour toujours, figés dans un rôle unique : toujours victime ou toujours bourreau. Ainsi, le fait d’avoir « payé sa dette » en ayant été condamné à de longues peines, ne suffit pas à retrouver sa citoyenneté et, la compréhension des événements ne peut aujourd’hui s’écrire qu’à travers ceux qui ont subi en excluant ceux qui ont agi. Cette distinction entre l’innocence absolue d’un côté et le mal absolu de l’autre, empêche une quelconque « mémoire partagée » et bride la liberté de pensée et de parole.

Paradoxalement, cette mise en valeur de la victime n’est pas la même pour tout le monde. Ce n’est pas un hasard si le « Jour de la mémoire » dédié aux victimes du terrorisme en Italie a été établi le 9 mai, date de l’assassinat d’Aldo Moro, et non le 12 décembre, jour du massacre de Piazza Fontana à Milan en 1969 perpétré par les fascistes. Quelques jours plus tard, accusé à tort d’avoir commis cet attentat, l’anarchiste Pino Pinelli « tomba accidentellement » par la fenêtre de la préfecture de police en plein milieu de son interrogatoire. Selon l’enquête, il est mort d’un « malaise actif ». Notons que les survivants de ce massacre et leurs familles n’ont jamais obtenu une vérité judiciaire et ont dû, en plus, s’acquitter des frais de justice !

Enfin, juste une question : après autant de polémiques et ma mise en accusation comme « monstre du moment », quarante ans après les faits, avons-nous quelques instruments supplémentaires pour la compréhension de ce morceau de l’histoire italienne ? Je ne le crois pas.

Barbara Balzerani

Ecrivaine. Livre traduit en français : Camarade Lune, éditions Cambourakis, 2017

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