Depuis l’université de Mexico, entre deuil et lutte pour la vie

Les incels, Ayotzinapa, Tlatelolco et la Palestine

paru dans lundimatin#491, le 6 octobre 2025

Les derniers jours de septembre et les premiers d’octobre sont toujours chargés de mémoire et de rage à la UNAM (Universidad Nacional Autónoma de Mexico), la plus grande université mexicaine, car le 26 septembre on commémore la disparition forcée des 43 étudiants d’Ayotzinapa en 2014, et le 2 octobre, le massacre de Tlatelolco en 1968 [1].
Mais cette année un autre événement tragique s’est produit à la même période : l’assassinat, le lundi 22 septembre en plein jour sur le campus, d’un jeune étudiant de 16 ans scolarisé au Colegio de Ciencas y Humanidades (CCH Sur), l’équivalent d’un lycée intégré à l’université, par un autre étudiant de 19 ans.

Rage et deuil après l’assassinat de Jésus Israel

Les profils de l’assaillant sur les réseaux sociaux montrent qu’il était idéologiquement rattaché au phénomène des « incels » [2]. Sous le pseudonyme de Lex Ashton, il avait en effet posté la veille des photos d’armes blanches, de masque floqué de tête de mort et des menaces pleines de ressentiment à l’encontre des étudiants de la UNAM, utilisant le vocabulaire caractéristique des incels [3]. Son passage à l’acte, qui ne relève pas d’une rixe mais bien d’une véritable attaque intentionnelle, aura donc coûté la vie à Jésus Israel, à qui Lex Ahston reprocherait d’être un jeune homme bénéficiant de relations amoureuses avec des femmes tandis que lui, en tant qu’incel persécuté, en serait exclu. Il aura de plus blessé un travailleur de l’université tentant de s’interposer, avant de se faire arrêter après s’être brisé les deux jambes en chutant lors de sa fuite.

Cet événement tragique a bouleversé les étudiant.es de l’université, en particulier la communauté particulièrement jeune des CCH, directement touchée par l’attaque. Dès le lendemain, les étudiant.es de CCH Sur, les familles et leurs soutiens se réunissaient en manifestation devant la tour du rectorat et une partie du cortège bloquait l’une des avenues principales de la ville à proximité de l’université. «  Nous voulons sortir diplômés, pas dans la presse », « Je ne veux pas mourir à CCH Sur », « Jésus devrait être ici », pouvait-on lire sur les pancartes de ce cortège endeuillé et enragé.

Fresque en hommage à Jésus Israel réalisée par les étudiant.es de CCH Sur

Deux cahiers de revendications ont été remis à la direction de l’université. L’un par un collectif de parents d’élèves réclamant directement des mesures de sécurité drastiques : contrôle systématique des cartes d’étudiants, détecteurs de métaux, caméras, renforcement des effectifs de sécurité de l’université sur le campus et coordination avec la police de la ville aux alentours, formation de brigades volontaires de parents, prohibition stricte de l’alcool et autres substances, amélioration de l’éclairage, boutons d’urgence, ainsi que des programmes de santé mentale, de formation aux premiers secours et de communication directe entre les parents et l’université. Un autre document était remis par la communauté étudiante elle-même via le collectif « Tlacuaches encapuchados » (« opposums masqués ») avec certaines demandes sécuritaires similaires, bien que moins radicales (renforcement du personnel de sécurité, caméras et alarmes sur des points stratégiques), mais aussi une emphase sur la nécessité de programmes de prévention de la violence et du harcèlement, de soutien psychologique et émotionnel, et d’une implication directe de la communauté étudiante dans les décisions qui seront prises.

Cet événement a posé avec encore plus de force une question qui divise les étudiant.es : celle de la sécurité, ou plutôt des moyens de l’assurer. En effet, bien avant cet assassinat, de nombreux cas de violence (comme le féminicide de Lesvy Berlín en 2017, des agressions sexuelles et des viols, des vols avec arme) ont pu avoir lieu dans l’enceinte de l’université. Face à ces diverses manifestations de violence, la peur ressentie par les étudiant.es génère un certain dilemme : faut-il renforcer les dispositifs de surveillance de l’université, c’est-à-dire donner plus de pouvoirs à ses corps de sécurité indépendants (qui effectuent le travail de police sur place, la police d’État n’ayant pas le droit de pénétrer sur le campus en vertu du principe d’autonomie), sachant que ce sont les mêmes qui répriment les mobilisations étudiantes et les rares espaces de liberté de cette université de plus en plus contrôlée ?

Une grande partie du mouvement étudiant de la UNAM a toujours combattu le renforcement des politiques de contrôle sécuritaire sur le campus, promouvant l’idée que l’université, appartenant au peuple, doit être contrôlée directement par lui et ouverte à toutes et tous. Les récentes mobilisations contre l’article 15 du règlement intérieur, finalement abandonné, qui prévoyait l’expulsion ou la suspension immédiate pour tout acte de « vandalisme » (c’est-à-dire dire potentiellement pour toute inscription ou fresque murale, mode d’expression historique et omniprésent dans l’université), en sont un exemple.

Contre l’article 15 : « non à la criminalisation »

Une autre manifestation organisée par les jeunes étudiant.es, en majorité mineur.es, des « preparatorias » et des CCH avait pour mot d’ordre « Oui à la sécurité, non à la répression et à la démobilisation ». Tous les collectifs politiquement organisés de l’université se retrouvent donc face à la tâche délicate de prendre en charge cette question de la sécurité sans renforcer l’appareil répressif de l’université. Existe-t-il alors une voie alternative, celle de l’autodéfense et du soin communautaire, pour se prémunir collectivement de tout type d’attaque ennemie (incels, viols et féminicides, porros [4], corps policiers, universitaires comme étatiques) ?

L’occupation face au vide sécuritaire et l’instrumentalisation de la peur

Deux jours après l’assassinat du 22 septembre, les étudiant.es des facultés de philosophie et de lettres, de sciences politiques, d’arts et design et du CCH oriente décident d’occuper leurs facultés pour une durée annoncée de plus d’une semaine, jusqu’au 3 octobre. L’occupation semblait au départ prévue pour la journée du 26 septembre, commémorant la disparition forcée d’Ayotzinapa, mais la situation locale, suite à l’assassinat du 22 septembre, et globale, liée à l’intensification sans fin du génocide à Gaza et les attaques contre la Global Sumud Flotila, ont à la fois précipité et étendu le moment de l’occupation.

A l’image de l’occupation féministe de 2019 [5], qui avait duré plus de 3 mois dans la faculté de philosophie et de lettres, contre toutes les violences faites aux femmes, dans et en dehors de l’université, l’occupation de cette fin septembre est une façon d’affronter la peur collectivement, sans tomber dans la surenchère sécuritaire, en prenant soi-même le contrôle de l’espace universitaire où l’on voudrait nous voir apeuré.e et pour cela, contrôlé.e. La nécessité de se retrouver rapidement, de commémorer ensemble, d’éprouver un soin et une solidarité mutuelle, autonome, horizontale, a guidé l’esprit de cette occupation. Les occupant.es mettent eux-mêmes en place un protocole de sécurité pour prévenir toute violence au sein de l’occupation ou attaque depuis l’extérieur. Certains insistent sur le fait que cette question de la sécurité doit être prise en charge de manière autonome par les étudiant.es et que la déléguer à la direction universitaire nous mettrait également en danger, car l’université et sa sécurité elle-même sont violentes : « la sécurité nous la faisons tous, pas la direction », résume un étudiant. Certains appellent ainsi à bien faire la distinction entre cette question de la sécurité et de la violence et celle de l’hypervigilance que l’université, profitant du climat de peur, s’empresse de mettre en place. « Si on ne peut pas mépriser la peur des étudiant.es qui demandent plus de mesures de contrôle, il nous faut nous organiser collectivement pour ne pas en arriver à devoir demander de telles mesures », dit encore une étudiante.

Le jeudi 25 septembre, ont lieu devant la fac de philo des concerts sauvages improvisés pour récolter des fonds pour les victimes de l’explosion d’un tuyau de gaz à Iztapalapa le 10 septembre [6] et pour la famille du jeune assassiné. A l’intérieur de l’occupation, a lieu une réunion avec les pères et mères d’Ayotzinapa. La solidarité en acte s’organise de manière déterminée malgré la pluie de septembre et le climat de deuil.

Le vendredi 26, les contingents des facultés occupées se retrouvent pour se rendre ensemble à la grande marche pour Ayotzinapa dans le centre-ville. Ce sont plusieurs centaines d’étudiant.es qui imposent le métro gratuit (« metro popular »), remplissent les rames de slogans enragés et d’inscriptions (« muerte a la SEDENA » [7], « muerte a ICE », « Palestina líbre »...), qui obstruent quelques caméras et cassent quelques vitres au passage. Certains disent que ce sont les plus grands cortèges étudiants depuis la pandémie. Les slogans pour les disparus répondent à ceux pour la Palestine. La manifestation, quadrillée par un dispositif policier énorme, sur le modèle connu en France d’une nasse ambulante, est de fait plutôt tranquille, jusqu’à quelques tensions et jets de cocktails molotovs à l’arrivée, tandis qu’un rassemblement et une assemblée avec les familles des disparus se tient de l’autre côté de la place.

La deuxième semaine d’occupation se lance dans un climat étrange : de nombreuses menaces de profils incels appellent sur les réseaux sociaux à reproduire et à amplifier les actes de Lex Ashton et à attaquer les étudiant.es de la UNAM, comme si Lex Ashton avait ouvert la voie et désinhibé la communauté incel du Mexique. Plusieurs alertes à la bombe sur le campus ont également contribué à ce vent de panique. Si ces alertes à la bombe étaient fausses et si une partie de ces menaces semblaient être le fait de très mauvaises blagues de la part d’étudiant.es, la plupart des facultés ont décidé de suspendre leur activité et de les transférer en ligne. Si bien que la première semaine d’octobre, qui est normalement une semaine d’activité politique intense, le campus s’est transformé en une vaste zone fantôme dépeuplée de sa vie habituelle et des dizaines milliers de personne qui le fréquentent chaque jour. Le campus est pratiquement laissé aux mains des quelques occupant.es des facultés et face à eux, des effectifs de sécurité.

Dans les occupations, on dénonce la façon dont la direction de l’université profite et instrumentalise l’assassinat de Jésus Israel, les menaces et les alertes à la bombe, ainsi que le désarroi et les demandes de sécurité d’une partie des élèves touché.es par cette attaque, pour justifier et généraliser des mesures de contrôle à tout le campus. Lomelí, le recteur de l’université, profitant du fait que tout le monde soit chez soi devant ses cours en ligne, a en effet annoncé le 1er octobre qu’il demandait un effort et des mesures de sécurité aux directions de toutes les installations du campus pour permettre un retour « ordonné » aux activités en présentiel. Protocoles d’actions d’urgence, renforcement de la vidéosurveillance permanente, patrouilles, y compris de parents volontaires, coopération avec le gouvernement fédéral et de la ville pour renforcer la sécurité autour de l’université ainsi que des protocoles d’appui psychologique sont ainsi promus par le recteur, répondant en un sens aux demandes des parents de CCH Sur mais en les généralisant à toute l’université.

Dans certains médias ou commentaires en ligne, l’instrumentalisation des événements va encore plus loin, puisque certains cherchent à remettre en question le principe d’autonomie de l’université, qui, après les attaques militaires et policières de 1968 et de 1999, interdit en théorie à la police et à l’armée d’entrer sur le campus. Ces événements ont été tellement marquants dans la mémoire collective que jusqu’ici ce principe était respecté, malgré une pression extérieure de plus en plus forte et prompte à justifier de possibles interventions policières sur le campus. Sous l’effet de la peur, d’autres parlent de mettre en place des moyens dystopiques comme la reconnaissance faciale et biométrique à l’entrée de l’université.

« Les médias criminalisant la jeunesse et demandant que la police entre à la UNAM après la menace incel »

Pour autant, malgré ce climat de peur généralisée, les activités se poursuivent dans l’occupation de la faculté de philosophie et de lettres, contrastant avec l’atmosphère mortifère du reste du campus. Il n’est pas question de rester chacun chez soi dans cette semaine d’action et de commémoration si importante. On organise la projection du documentaire « Ayotzinapa, c’était l’État. La mémoire comme arme politique », des discussions sur la gentrification ou sur les nouvelles extrêmes droites et les incels, mais aussi des danses, des jeux, de la musique, des fripes solidaires, des repas, des fresques murales, des ateliers de littérature préhispanique, de linguistique, de poésie, de grec et de latin et mille autre chose spontanées qui font fait la vie de l’occupation.

L’occupation est aussi marquée par la mobilisation pour la Palestine alors que les flottilles approchent de Gaza. Lors d’une discussion sur les liens entre le militarisme israélien et mexicain, sont rappelés les échanges de technologies et de stratégies contre-insurrectionnelles entre Israël et l’Amérique latine. Les cas de guerre urbaine et d’occupation militaire des quartiers populaires de Ciudad Juárez, Medellín, Rio de Janeiro, ou Port-au-Prince à Haïti font échos à l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie, où certains profils (jeunes, pauvres, racisés) sont systématiquement ciblés par les militaires occupants le territoire. C’est d’ailleurs pour cela que dans certaines de ces villes le mouvement de solidarité et d’empathie envers les Palestinien.nes a toujours été très fort. L’une des raisons pour lesquels le Mexique ne coupe pas les liens diplomatiques avec Israël, outre la pression étasunienne, est le fait que le Mexique est dépendant des conseils, entraînements et stratégies d’Israël pour le contrôle sécuritaire de son territoire, notamment en vue de la coupe du monde de football de 2026. Le Mexique reçoit donc des conseils militaires d’Israël [8], puis donne à son tour des entraînements militaires aux soldats haïtiens, se faisant la courroie de transmission des technologies coloniales de contre-insurrection [9].

Les grands événements sportifs planétaires (JO de 1968, qui ont poussé au massacre de Tlatelolco, et coupe du monde de 2026 au Mexique ; JO et coupe du monde au Brésil en 2014 et 2016) scandent le rythme de la répression sanglante, de la militarisation et de la gentrification des métropoles d’Amérique latine et du monde. Lors d’une assemblée, un étudiant insiste sur le fait que la UNAM n’est pas isolée de ce qu’il se passe dans le reste de la ville et du pays. L’université est une zone touristique, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, le gouvernement et la direction cherchent à la vider de ses indésirables : vendeurs informels, vagabonds, groupes politiques trop bruyants. La pacification sécuritaire et le nettoyage social de l’université correspondent aussi à l’agenda national dicté par la coupe du monde et la mise en tourisme de la ville. Et l’assassinat horrible d’un élève sert de justification à ce déploiement sécuritaire qui progresse petit à petit depuis quelques années.

L’interception de la flottille, le 2 octobre et la fin de l’occupation

Dès l’interception de la flottille le mercredi 1er octobre, se tient un rassemblement devant le secrétariat des relations extérieures alors que les familles des 6 membres mexicains de la flottille sont en négociation à l’intérieur pour obtenir un positionnement du gouvernement de Claudia Sheinbaum. S’en suit une manifestation sauvage de plus d’un millier de personnes bloquant les deux principales avenues de la ville et cassant un Starbucks, complice du génocide, au passage, tandis que de l’autre côté de la ville les étudiant.es de l’École nationale d’anthropologie et d’histoire bloquent le périphérique face à la police. Les slogans pour les disparus d’Ayotzinapa (« ils ont été enlevés vivants, vivants nous les voulons ! », « nous exigeons leur retour en vie et la condamnation des coupables », etc.) étaient alors repris à l’identique pour les membres de la flottille détenus par Israël.

La manifestation du 2 octobre en mémoire de Tlatelolco amplifie cette dynamique conjointe de mémoire et de rage, de deuil et de lutte, alors même qu’on apprend la même semaine que de nouvelles attaques brutales ont lieu contre les terres des communautés zapatistes du Chiapas [10]. A l’arrivée sur le Zócalo (la plus grande place de la ville), la situation se tend et de sérieux affrontements éclatent entre un « bloque negro » (black block) et les granaderos (les CRS), corps de police que la présidente Sheinbaum avait faussement promis de supprimer. Après le massacre de plus de 300 étudiant.es le 2 octobre 1968, la moindre provocation ou répression policière lors de cette marche scandalise la foule et n’est pas laissée sans réponse. Si de nombreux manifestant.es et journalistes ont été sévèrement bléssé.es, la police a été largement tenue en respect pendant une heure sur la place, se faisant voler ses boucliers sous une pluie de pétards, peinture et molotovs [11].

A la manif du 2 octobre commémorant les événements de Tlatelolco : « Le 2 octobre ne s’oublie pas » ; « nique la migra » (la police migratoire, type ICE) ; « Palestine libre ». Crédit photo : Franco Uriel

Au fil de ces manifestations, où toutes les causes s’entremêlent, le sentiment se confirme que la lutte pour l’autonomie zapatiste et la lutte contre les massacres d’États, les assassinats, les disparitions forcées et le génocide à Gaza font partie d’une même lutte globale pour la vie. Dans l’esprit des étudiant.es présent.es pendant ces jours d’occupation et de manifestation, les événements, des plus locaux aux plus globaux, des plus récents aux plus anciens, de la UNAM à Gaza en passant par Ayotzinapa, Tlatelolco, Teuchitlán [12] et le Chiapas, sont tous liés entre eux et posent la question commune de l’autodéfense et de l’entraide à toutes les échelles.

Sur la façade la fac : « Du fleuve à la mer ; s’il n’y a pas de soutien à la Palestine, il n’y a pas de fierté nationale » ; « Ayotzi vive » ; « De Teuchitlán à Gaza il y a la mémoire et l’espérance. Nous traversons la douleur, organisons la rage, défendons la vie et la joie »

Ce qui ressort des discussions de cette semaine d’occupation, c’est aussi l’idée que notre génération a vécu successivement, depuis ses écrans et son isolement, la pandémie du covid et le génocide à Gaza, ce qui lui a indéniablement laissé de profondes séquelles psychologiques [13]. Il est donc impératif d’ouvrir des espaces autonomes de discussion, de soin et d’attention psychologique au sein de nos espaces de vie et d’études, pour communiser, sans les pathologiser, nos expériences et ne pas se laisser enfermer dans l’individualisme, l’impuissance et le ressentiment. Ce besoin d’affronter collectivement les affects tristes se fait d’autant plus nécessaire lorsque certains de nos camarades sont les victimes directes de jeunes tombés dans un isolement nihiliste et fascisant, à l’image de Lex Ashton, qui selon ses propres dires après son arrestation aurait souffert de harcèlement (à la réserve près de savoir si cet harcèlement était réel ou s’il correspond à ce sentiment de persécution paranoïaque des incels).

Pendant une discussion, un occupant cite les textes de Mark Fisher sur la dépression et se pose la question : « comment faire pour trouver la force d’aller dans la rue et de jeter une pierre si on a même pas la force de se lever de son lit ? ». Bonne question. Petit à petit, une fois la sidération de l’attaque passée, des discours émergent dans l’université pour remettre en question une réponse purement sécuritaire. S’il y a un constat commun sur l’existence d’une insécurité réelle dans l’université qui mine la vie quotidienne des élèves, certains la relient plus profondément à une crise de la santé mentale et des représentations de genre. Des professeur.es de la faculté de psychologie ont par exemple appelé à ne pas suspendre les activités en présentiel et à chercher des moyens collectifs pour résoudre le mal-être étudiant, tandis que des professeur.es de la faculté de genre appelaient à poser le problème depuis l’étude critique des relations et des modèles genrés au sein de notre génération. Les mesures sécuritaires d’urgence sont alors jugées néfastes si le problème n’est pas attaqué à la racine.

Si l’occupation féministe de 2019 avait réussi à imposer des cours critiques sur le genre et les violences dans de nombreuses licences (remplaçant des « protocoles de genre » et des premiers « cours de genre » initiés par l’université jugés très problématiques par les occupantes), le mouvement étudiant de 2025 pourrait initier une véritable prise en charge collective de la question de la santé mentale. Mais encore une fois, il y aurait sûrement un abîme entre des protocoles de santé mentale décidés d’en haut par la direction de l’université et des pratiques de soins collectifs, horizontaux, communautaires, gérés en lien avec des professionnels et l’institution mais sans jamais que ces derniers ne décident à la place des étudiant.es de ce qui est bon pour elles et eux. Beaucoup d’étudiant.es critiquent en effet les « tables de dialogue » auxquelles ils et elles prennent part avec la direction sur les questions de genre et de violence, dans la mesure où ces réunions gardent une organisation verticale et ne remette pas en cause le climat général d’impunité de l’université envers les agresseurs. Si les innombrables cahiers de revendications et tables de dialogues avec la direction n’aboutissent à rien ou pas grand chose, certain.es pointent logiquement la nécessité d’une auto-organisation et d’un rapport de force beaucoup plus fort avec la direction.

Lors du denier jour prévu de l’occupation de la fac de philo, le vendredi 3 octobre, des collectifs appelaient à une assemblée dans les termes suivants :

« Il est important d’ouvrir cet espace collectif pour réfléchir, nous organiser et décider ensemble des actions à mener, nous invitons à ne pas nous laisser défaire par la peur, sinon au contraire, à continuer à nous organiser. La violence systémique au sein de la UNAM n’est pas récente ; les attaques porriles au CCH Naucalpan il y a à peine un an, les expulsions politiques et ce qui s’est passé avec notre camarade de CCH Sur est un reflet urgent de la situation structurelle de l’université. […] De même, la Palestine ne nous est pas lointaine […] Il est URGENT que la UNAM se prononce en appui à la flottille, à la Palestine et contre le génocide, et rompe les relations avec Israël. Ces situations qui attentent à la vie en générale et à l’éducation digne, sont une question émergente qui requiert une organisation collective. Pour cela nous considérons que pour pouvoir parler d’un déblocage des installations, nous avons besoin de résolutions produites par cette assemblée, dans lesquelles nous nous positionnons comme faculté contre le génocide, la violence à l’université et la crise de santé mentale en son sein. De cette manière, organisé.es et en lutte, nous pouvons trouver un réseau d’entraide mutuelle qui nous permettra d’habiter nos espaces sans peur, sans violence de genre, son mort, sans porros, afin d’arriver à une solution collectivement ; depuis en bas, à gauche et ensemble »

Face à la tâche épuisante de devoir tenir les installations et le sentiment que les idées qui ont fait leur chemin durant l’occupation doivent à présent être diffusées plus largement à l’ensemble de la communauté étudiante, la décision est actée de lever l’occupation pour le moment, sans que cela ne traduise aucun retour à la normale possible, que ce soit sur la question de la violence ou de la Palestine. Contre les affects tristes générés par la pandémie, le génocide et la fascisation mondiale, il s’agit donc, à l’opposé, de construire une génération qui ferait de cette rage accumulée pendant la pandémie et face au génocide sa principale force. Les occupant.es de la UNAM nous montrent que face à l’atomisation, l’individualisme et les affects de tristesse et de peur qui règnent dans notre génération, la réponse à apporter se situe dans l’autodéfense collective, le soin communautaire, et les manifestations de joie, de vie et de solidarité. Cette piste est aussi suivie par les franges les plus dynamiques du mouvement lycéen et étudiant en France, dont les gestes résonnent avec ceux des étudiant.es mexicain.es. Un petit message de soutien internationaliste avait même était aperçu dans la faculté à l’occasion du 10 septembre.

« Terre et liberté pour la Palestine » ; « s’il n’y a pas de justice pour le peuple, qu’il n’y ait pas de paix pour les puissants » ; « Que chute Macron ! Que fleurissent les communes et la Palestine libre ! Soutien au 10 septembre en France et aux flottilles »

C’est cette mémoire, cette joie et cette rage collective que notre génération mondiale, endeuillée, doit récupérer et amplifier, à l’image de ce que font actuellement, entre plein d’autres, les jeunesses révoltées d’Indonésie, du Népal, de Madagascar, du Sri-Lanka, du Bangladesh, de Birmanie, du Kenya, du Maroc, des Philippines, d’Équateur, du Pérou, d’Italie, de France, de Serbie, de Grèce, du Mexique et de Palestine.

« Toustes dans les rues ! »:la GEN Z bien présente à la manifestation du 2 octobre à Mexico. En avant !!

[1Sur Tlatelolco, le 68 mexicain et les disparitions forcées, lire par exemple https://lundi.am/Fue-el-Estado-1968-Octobre-noir-mexicain, et sur Ayotzinapa : https://lundi.am/Rendez-les-nous-vivants et https://lundi.am/Carlos-Martinez-21-ans-etudiant-en-deuxieme-annee

[2De l’anglais « involuntary celibate », « célibataire involontaire ». Cette sous-culture s’est développé sur des forums en ligne anglophones, où la communauté hétérosexuelle masculine se définit comme exclue contre son gré des relations avec les femmes et dont le ressentiment a pu conduire dans certains cas à des tueries de masse, principalement aux États-Unis. La misogynie, l’antiféminisme, les attaques meurtrières et l’entre-soi masculinistes des incels sont étroitement liées aux nouvelles formes mondiales du fascisme, à ses forums et ses influenceurs.

[3« La vermine comme moi a pour mission de ramasser les déchets » ; « J’en ai marre de ce monde, je n’ai jamais reçu l’amour d’une femme de ma vie et ça me fait vraiment mal, ça me fait mal de savoir que les chads peuvent profiter des foids et pas moi. J’ai déjà tout perdu, je n’ai ni travail, ni famille, ni amis, je n’ai aucune raison de continuer à vivre. Mais vous savez quoi, je ne vais pas partir seul, je vais me venger de toutes ces salopes et tout le monde le verra aux informations. »

[4Groupe de chocs informels à qui la police et l’université délèguent la répression des mobilisations étudiantes.

[6L’explosion, dans un des quartiers les plus populaires de la ville, a fait 31 morts et plus de 90 blessé.es. L’État, comme en Grèce ou en Serbie, est accusé de négligence et de corruption, préférant investir dans le tourisme et la coupe du monde de 2026 plutôt que dans les quartiers populaires. Très vite la solidarité s’organise à la base, de manière horizontale et en dehors de l’État, avec de nombreux points de collectes, à la UNAM justement.

[7Secretaría de la Defensa Nacional, équivalent du ministère de la défense, impliqué dans la disparition forcée des étudiants d’Ayotzinapa.

[8Voir par exemple https://avispa.org/israel-y-la-militarizacion-de-mexico : « « Nous avons offert à la nouvelle administration notre coopération et apport sur tous les thèmes stratégiques [..] relatifs à la sécurité publique. Malheureusement nous avons plus d’expérience que n’importe quelle nation dans la lutte contre le terrorisme. […] Ce sont des expériences qu’Israël a accumulé et offre au nouveau gouvernement du Mexique, à l’administration du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) », affirmait Jonathan Peled, l’ex ambassadeur d’Israël au Mexique, quelques jours après s’être réunis avec AMLO pendant la commémoration pour le jour de l’eau de 2019 ».

[12Le 5 mars 2025, des collectifs de recherche des personnes disparues découvrent des restes humains et des centaines de vêtements abandonnés à Teuchitlán dans l’État de Jalisco, lieu qui s’avérera être une forme de centre d’extermination du cartel de Jalisco y usant de fours crématoires.

[13https://www.jornada.com.mx/2024/11/11/politica/012n2pol lire par exemple cet article en espagnol « la UNAM détecté de graves problèmes d’anxiété et de dépression à cause du covid-19 chez les étudiants »

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