Départ

Julien Tribotté

paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023

« Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs ! »
Illuminations, Rimbaud

Ton ciel est carrelé
tu ne vois plus le soleil
mais sur l’une des dalles est peint un soleil
alors tu regardes ce soleil peint en te disant que tout va bien

into the civilized
ton regard rencontre des vitres des grilles des grillages des barreaux
ta vision passe à travers ton corps s’y heurte
un chemin tracé de barbelés
du temps gagné dans les escalators
des pubs pour canaliser l’attention
des pubs toujours pour les millions

*

Pour que tu ne passes pas ton temps à regarder les nuages
sur les pelouses des jardins : des mines
tu es devenu ce qu’on t’a imposé d’être
et le soir quand tu es seul
tu te frappes le crâne

tu voulais plaire
être aimé
depuis tu aimerais simplement être oublié
tu serais prêt à t’arracher les dents pour enlever ton appareil dentaire
à te jeter d’un pont pour ne plus être évalué
pour ne pas les laisser te dire si tu es assez compétent
assez formé
assez normé pour répondre aux attentes

tu voudrais mettre ta tête sous les pattes du Sphinx de Gizeh
eux te disent que tu es trop censé pour te retirer de la Cité
pour aller vivre ou mourir en Alaska comme Alex Supertramp
toi tu observes le vent se lever plier arbres et poteaux de signalisation
pensant au fait qu’il y avait des mégalodons il y a un peu plus d’un million d’années trois fois plus gros que les plus gros des requins blancs

*

Quand on a passé une journée de marteau-piqueur
que les transports nous compressent nous salissent
lorsqu’il pleut et que chacun ressemble à un rat mouillé
s’agitant
disant la même boue que celle servie dans les journaux gratuits
lorsque la parole sert de réservoir à la fange
que regarder l’autre devient un prétexte à la guerre
envie irrésistible
en tournant la clé de son chez soi censé nous contenir dans un 9m²
de mettre sa tenue de cosmonaute
et de partir sur Mars
les veines remplies de nitroglycérine
il suffirait de frictionner l’allumette
pour soudain sentir le cœur fusée rencontrer la vitesse et crier et jouir jusqu’à en pleurer
dépasser tout
mordre le vent
décharger toutes ces molécules : noradrénaline endorphine sérotonine
et boire ce cocktail multi-vitaminé jusqu’à danser danser dans les ruelles en courant à pleine balle plus rapide qu’un avion de chasse
foutre une patate à la rue
se battre avec soi-même
se battre avec le vide

*

Fatigués de devoir nous taire
de ne pas connaître le nom de nos voisins
de voir que lorsqu’on cherche à leur adresser la parole
les yeux se baissent sur les cell-phones
il y a quelque chose de pourri au royaume de Cybernétique
alors on boit pour redécouvrir ce qu’est sourire
oser ce qu’on n’ose
hurler ce qu’on tait
jusqu’à s’obscurcir les veines
fatigués de déambuler dans les manèges du vide
dans les paradis de l’âme anémiée
où les chevaux se nourrissent de poussières d’anges

*

On pense à garder sa position
et pendant des mois des années
pendant parfois toute une vie
on fait tout comme il faut
sans savoir réellement pourquoi
et puis un jour
au moment de cuire les pâtes
de plier le linge
de refaire son CV
un éclair qui éclaire
une vision qui réchauffe

assez vu !
assez eu !
assez connu !

un éclair qui éclaire
une vision qui réchauffe

*

Face à la course à la gloire, à l’obsession du pouvoir, aux tentations d’argent
face à l’amnésie du regard et à l’indifférence aux mourants
face à une vie tournée en rond
comme le plateau dans le micro-onde
le poisson dans son aqua
le taulard dans sa cellule
face à une vie tournée en rond
à guetter que la renommée vienne
pour que l’amour et l’amitié suivent
se souvenir que la vie est là

dans un regard
dans un regard

les champs, les sentiers, les chemins,
les plages de sable et de galets
les feuilles d’arbre aux infinies couleurs qui meurent pour nourrir la terre puis renaissent au printemps
les champignons et les fleurs
les rapaces sous le soleil
les animaux des forêts, des étangs
loin des supermarchés aux rayons entiers de sodas, biscuits, plats surgelés
se souvenir qu’un jour
l’air était respirable
l’eau buvable
et qu’on se baignait dans les rivières et les fleuves sans danger
comme dans la baie de Chesapeake
le plus grand estuaire d’Amérique du Nord
où les huîtres en abondance filtraient l’eau en deux à trois jours
quand il leur faut maintenant un an
après des décennies de surpêche et de pollution

dans l’intoxication générale
réapprendre à regarder l’autre
à sourire
à ressaisir la grâce d’un repas partagé

sans personne laissée à l’arrière, dans la cuisine, les champs de coton

*

Génération qui commence à comprendre
qu’il ne s’agira pas de compter les sacrifices
le nombre de dimanches à la bibliothèque
le nombre d’amours refusées
qu’il ne s’agira pas d’années d’investissement, de mérite
qu’il ne s’agira pas
de compter les heures
car le travail n’aura pas son salaire réel
que les retraites n’existeront plus
et qu’on court après des farandoles de désir
où c’est déjà la guerre ?

*

La main tendue
aux bourgeons de courage
à celles et ceux qui ont la rage

dans et hors la loi
danser
oh danser
et brûler leurs gyrophares

*

Casseurs  ! dealeurs  !
Jeunesses !
mais qui sont les bandits ?
qui sont les premiers à sortir les armes ?
qui a le permis de tuer malgré les bavures quotidiennes ?

nous ne serons plus les paillassons de logiques qu’ils ne maîtrisent pas
qu’ils ne comprennent pas
mais qu’ils défendent bec et ongles

Ta maison : vingt ans
Ta voiture : cinq ans
Ta mort : toute ta vie

*

Ce n’est pas la violence qui nous anime mais la quête d’une existence
Où être libre ne se réduit pas à choisir entre différentes marchandises

*

Derniers aventuriers d’un monde moderne dit fini
qui s’en vont explorer des territoires inconnus où le risque est grand de trébucher à chaque pas
tant les lianes d’images et d’idées non répertoriées sont nombreuses
des lecteurs honnêtes aux pieds couverts de boue
qui ne savent où ils vont
amoureux des mots et du style
en quête de possibilités de vie oubliées
lecteurs de vides-greniers rouvrant les horizons d’un passé enseveli sous des montagnes de journaux
archives et notes de bas de page
se risquant dans des livres poussiéreux
où il n’y a nulle annotation dans les marges
nulle ligne soulignée
dans des livres qui n’ont souvent jamais été empruntés
où on découvre derrière une lutte à bras le corps le courage de celles et ceux qui dans les alvéoles des poumons n’ont ni remords ni ressentiments mais oxygène
qui face aux canons-guillotines-baïonnettes se tiennent droits
à la verticale
capables lorsque c’est nécessaire de désobéir aux consignes
quand ce n’est pour le plaisir d’avancer hors des sentiers battus
hors des autoroutes aux balises caméras de vidéo-surveillance et autres lignes d’arrêt d’urgence
à ces lecteurs qui n’ont pas de javel sur les mains mais de la glaise et de l’argile
leurs poches ordinairement crevées et leurs bottines déchirées
à ces lecteurs familiers des oiseaux et des fleurs
compagnons du soleil
qui s’allongent sur l’herbe après s’être baignés nus
à ces amoureux des bibliothèques qui ne sont pas fantômes mais de beaux vivants
fréquemment contraints d’avancer sous terre pour des années sans lumière
bannis par les institutions

*

Ayons en nous l’âme des humains
qui ont osé et qui ont su sculpter et aimer la vie

*

Les yeux dans le bleu du ciel
Tâtant le pouls de la vie
Nos êtres s’ouvrent
Nos âmes s’élargissent
Sans manuel de développement personnel
Nous projetant devant nous-mêmes
Des hortensias fleurissent
On grandit

Photo : Bernard Chevalier

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