Delenda est

« Sans haine, mais sans hésitation. »

paru dans lundimatin#221, le 16 décembre 2019

C’est le propre de tous les moments politiques que de réactiver un certain nombre d’évidences et de partages. Faut-il réformer la société ? Bouleverser l’existant ? Réparer le monde ? Le texte qui suit a été rédigé par un un collectif d’enseignants-chercheurs, Kylo V. Nèr, et propose de trancher ces éternelles questions, à leurs yeux, « Il n’y a rien qu’à détruire. »

Etat des lieux.

Il appartient à cette famille de gars qui de temps à autres font irruption dans l’histoire pour, essentiellement, exprimer une colère. Il y eut Ezechiel et Savonarole, Proudhon et Weininger. La race des imprécateurs. Mais j’ignore pourquoi là, maintenant, je pense à un autre, Caton l’Ancien, et à sa phrase que l’on enseigne probablement toujours en cours de latin, Carthago Delenda Est. Quasiment la seule chose que je sais du latin, avec cette tournure étrange, lapidaire, pour dire Il faut détruire Carthage. C’est tout ; « détruire Carthage », on dit.

Apparemment ce Monsieur Caton était obsédé par cela, il le clamait sur tous les tons, concluait ainsi tous ses discours au Sénat, au point que la phrase est devenue une tarte à la crème des grammaires latines, exemple éternel d’une certaine forme grammaticale renversée bien exotique pour nous, et que son auteur est entré dans l’histoire. Accessoirement, Carthage fut détruite intégralement par je ne sais quel empereur ou consul romain, et les historiens se demandent encore si, oui ou non, comme on le dit, les Romains recouvrirent de sel les champs dévastés.
Et c’est cette phrase, ou sa moitié, qui me revient constamment en tête ces jours-ci.

A cause de ses sonorités, une alternance parfaite de voyelles et de consonnes,
et puis de ce qu’elle dit, qui semble tellement résulter de ce point que nous avons atteint, nous tous aujourd’hui. Delenda est. Cela doit être détruit.

Comme si, venus d’une langue morte, et du cerveau d’un type qui était probablement au fond, un sale type, ces mots pouvaient saisir avec exactitude de quoi il en retourne pour nous. « Détruire, cela doit se faire ».

Parce qu’il n’y a finalement plus de détail à sauver, où qu’on regarde. Parce que non, on ne fera pas de prisonniers.
Delenda est.

Les intérieurs qui, de Kuala Lumpur à Vancouver, de Brest à Shanghai se mettent à se ressembler les uns aux autres parce que tous ont communié dans des réseaux où tous se rêvent vendeurs, stars, célébrités, millionnaires, narcissiquement réjouis enfin, les coffee-shops hipsters, les magasins vintage où résonne une électro frelatée, les cowork spaces où des âmes déjà mortes étalent leurs colifichets éthiques : qu’ils soient détruits.

Les entrepreneurs décérébrés dont les pseudo-inventions amélioreraient incrémentalement la vie des gens, soi-disant, ces applications, tandis qu’au fond elles en explosent scientifiquement la substance, elles en font un compost commensurable à leurs désirs d’uniformité, de progrès cadenassé cadastré calibré, elles transforment chacun en abominable friend ou follower, une créature dont le seul mérite consisterait à disparaître au plus vite de la toile de l’univers en effaçant jusqu’aux indices de sa présence - qu’ils soient mille fois détruits.

Les transports neufs, planches électriques, roues intelligentes, patinettes et trottinettes connectées, alibis écologiques de ceux qui veulent s’emparer du désastre planétaire pour devenir riches à millions, en générant de nouvelles paniques, de nouvelles manies, de nouvelles lubies, de nouvelles sorcelleries, et avant tout de nouveaux esclaves dont la face invisible ne hante même plus nos rues : qu’ils soient anéantis, annihilés, désagrégés, pulvérisés, comme les vermines des temps nouveaux qu’ils sont.

Les bonimenteurs visqueux qui se pavanent d’estrades en plateaux pour promouvoir leur message de peur ou de haine, et dont l’imbécilité satisfaite comble les marchands d’images parce qu’elle multiplie la masse de leurs clients : oui, ils doivent être détruits.

Les prédicateurs digitaux, nouvelle tribu de prêtres ou de sorciers, nos Cohanim à nous en quelque sorte, soucieux chaque jour d’enfoncer les plus faibles, de dénoncer à la vindicte universelle les petits, les pauvres, les réfugiés, d’en faire les sources de tous les malheurs, d’agiter les masses pour qu’elles s’en prennent à elles-même et dévorent leurs enfants - qu’ils soient détruits

Les administrateurs de malheur, administrateurs du malheur des autres, de leur école comme de leur santé, de leur mouvements comme de leur naissances, fétichistes d’une parcimonie qu’ils apprécient d’autant plus qu’ils n’ont pas à se l’imposer à eux-mêmes, et heureux de penser qu’elle leur a été commandée d’en haut pour pouvoir, à la fin, s’absoudre de toute responsabilité, petits Eichmann de papier, sans gaz ni camps, et qui croient à ce compte qu’ils pourront passer pour des bienfaiteurs de l’humanité - qu’ils soient détruits, un à un, sans un regard en arrière, sans un égard.

Les petits ingénieurs besogneux qui contribuent à inventer de faux besoins afin de sucer les ressources des gens ordinaires et de gonfler les panses d’autres marchands, incestueusement terrés dans les silicon valleys du monde et soucieux de préserver sur disque dur un cerveau qu’on aura patiemment dupliqué depuis un corps congelé, un cerveau dont la valeur mesurée sur toutes les échelles existantes est au mieux nulle, au plus probable négative : delenda est. Les juger, peut-être, les noyer, sans doute, les détruire, à coup sûr.

Les nouveaux entrepreneurs, heureux de vendre de nouvelles manières d’être esclaves à des populations qui rêvent d’être moins esclaves en en esclavagisant d’autres, heureux de leur nouvelle montre Tourbillon, de leur connection 6G, de leur écran platissime, de leur SUV, de leur jus pressé à froid, ou de leur manière éminemment sympathique de sélectionner leurs propres affidés : qu’ils soient détruits.

Les Uber, les Ubeeq, les Deliveroo, les Lime, les Bird, les Foodora, les Lyft, les Line, les Snap, les Insta, les Start, les Skorgs, les noms non encore nommés de ces chancres tous interchangeables, leurs têtes pensantes et « inspirantes », comme ils disent, elles doivent tomber, l’une après l’autre, et l’enfer qu’ils nous réservent les prendre en retour et les dévorer, accueillir et les calciner, sans retour aucun.

Les nouveaux lieux où la culture se montre à tous sous la forme d’une librairie qui vendra des assiettes en forme de Hartung, des plats de céramique à la Fautrier, des calendriers Mondrian ou des T Shirts Pollock, continuant à l’infini cette transformation de l’art et de tout art en jackpot, cette louable entreprise d’éducation des masses tournée en exacerbation de la consommation ostentatoire, en infinitisation du snobisme, en universalisation de la bêtise des éduqués - il faut les détruire, les uns après les autres, sans discrimination, sans tergiversation.

Les espaces infinis qui ont colonisé le monde aujourd’hui, espaces conçus pour drainer ces produits manufacturés par de jeunes serfs dont on vante l’accès à l’eden de la consommation, qui en font réclame et les vendent, comme ils démultiplient les publicités pour des engins qui vous rendraient libres, voitures, téléphones, internet, compagnies aériennes - fausses enseignes d’une liberté qui n’est bien évidemment que leurre, liberté d’écraser les déshérités, les pauvres, les mal-foutus, certes, mais liberté qui n’est donc pas la nôtre, nous qui devenons ainsi les faire-valoir de la liberté des bien plus munis - qu’ils soient annihilés, brûlés, pulvérisés, réduits à cendres, à cendres de cendres, à cendres incinérées.

Les marchands de doute ou de peur, qui veulent vous convaincre de ce que le monde est beau, bon, apte à réparer ses erreurs par des techniques inouïes, apte à satisfaire tous les besoins de créatures à naître, apte à tout ce que vous voudriez inventer du fond de votre soif de jouissances insues renouvelées toujours, ces charlatans du désir et de l’effroi - qu’ils soient détruits.

Les marchands, les prospecteurs, les prophètes, les annonciateurs, les négociateurs. Il n’est plus temps. Ils ont épuisé leurs temps. Ils sont venus, et le tableau est noir, le monde fumigineux, le reste est entamé, corrompu déjà, moisi. Qu’ils soient détruits.

Il n’y a pas à racheter ainsi les péchés du monde ; il n’y a rien à rédimer. Il n’y a pas à travailler pour des jours meilleurs, à offrir aux générations à venir un havre purifié de nos turpitudes, à se rendre digne de ce qui n’est pas venu encore. Il n’y a rien qu’à détruire.

Que cela soit détruit. Sans haine, mais sans hésitation. Sans acrimonie, mais sans trembler.

Delenda est.

« And take no prisoners. »

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