Défendre la ville et le cinéma La Clef

« Par un petit matin glacial les flics vont venir armés de lacrymos et de leur bon droit détruire toute la joie qui s’y loge »
Louise Chennevière

paru dans lundimatin#324, le 31 janvier 2022

Depuis lundi 24 janvier, le cinéma occupé La Clef est sur le pied de guerre, ouvert de 6h à 23h, des centaines de soutiens affluent pour décourager une éventuelle tentative d’expulsion par les forces de l’ordre [1]. Despotique, l’économie dévore la ville, elle écrase, chasse et efface jusqu’à l’oubli. Louise Chennevière nous a confié ce texte, il y est question de ne rien oublier et plutôt logiquement, de ne pas tout pardonner.

La ville s’absente. La ville manque, résiste. Elle se retire quelque part, non, elle est chassée j’allais dire lentement mais sûrement mais ce ne serait pas juste, c’est de plus en plus vite. Ces deux dernières années bien sûr ont été des catalyseurs, des accélérateurs de destruction de la ville. Parfois il semble même qu’il n’en reste plus grand-chose. Que la ville n’est plus rien qu’un vaste marche ou crève, travaille et consomme, que tout va trop vite pour nous, que tout y est trop cher. Ces deux dernières années donc. Avec leurs lots de restrictions à l’allure de punitions, toute la solitude accumulée au sein même de nos villes, nos existences trop longtemps séparées, les corps, les possibles annulés, toutes les luttes collectives rongées, la morosité qui n’est plus un état d’exception mais s’installe, s’inscrit au plus profond des têtes. Le sentiment aussi que l’imprévu, le hasard ne sont plus, qu’ils ont enfin, petits cailloux dans la chaussure d’un système bien huilé, été annulés. Tout le temps partout il faut prévoir à l’avance, programmer, réserver en ligne, s’enregistrer, confirmer, se faire scanner. Le monde se rétrécit, on se replie sur les cercles intimes, sur soi, on perd l’habitude de ne pas avoir d’habitudes, de se laisser emporter, dériver. L’imprévu, le hasard, la surprise, une possible rencontre au coin d’une rue, cette altérité qui nous sort de nous-mêmes, nous bouscule, nous émeut, nous révolte parfois, c’est cela, je crois, le cœur d’une ville qui vit, et c’est pour cela que nous sommes prêts à accepter ses duretés même.

Mais quand cela disparait, quand la ville se transforme en dortoir pour travailleurs, des plus précaires épuisés par des cadences infernales, (il faut avoir vu tard la nuit ce livreur à vélo électrique tomber, se déboiter l’épaule, hurler de douleur et refuser d’appeler les secours de crainte qu’on ne l’embarque) aux plus privilégiés (ces privilèges qu’au demeurant, nous leur laissons) ravis de rentrer se poser devant une bonne série Netflix en bouffant un burger livré donc, le plus rapidement possible par un type qui à cela s’épuise, quand elle semble ne devenir rien d’autre qu’une vaste zone commerciale version chic et branchée que dans les quartiers les plus populaires fleurissent et s’épanouissent tant de commerces de bouche aux prix délirants, tant de bars aux concepts ridicules (il faut voir quelque part ce bar-pétanque où à l’heure mal nommée de l’happy hour s’agglutinent quelque startuppers autour d’une bande de sable dans la vitrine) et toutes ces enseignes standardisées dans lesquelles s’entasse une masse infinie de marchandise en toc, imposant leur triste uniformité dans les centres de toutes les villes de France, quand la ville donc, ne semble plus qu’un lieu d’injonction, au travail, à la consommation, à la conformité, alors quelques fois, on se demande ce que l’on fait là.

Il y a toujours encore, bien sûr, et bien qu’ils soient de plus en plus rares, quelques refuges, des places publiques où ça traine malgré tout, tout le temps, quelques bars où il est possible de ne pas être juste entre soi, quelques librairies hasardeuses merveilleuses, quelques squats où s’inventent des possibles. Et chaque fois que ferme l’un de ces lieux c’est un peu de l’âme de la ville qui s’éteint. Alors bien sûr, on sait bien qu’il en a toujours été ainsi, que la forme d’une ville change hélas plus vite que le cœur des mortels comme écrivait le poète, que le mouvement des villes n’a jamais été que celui d’une perpétuelle destruction-reconstruction, que toujours les pouvoirs publics se sont acharnés à dompter toute forme de vie populaire, organique, sauvage qui pourtant ressurgit sans cesse comme poussent toujours les mauvaises herbes entre les pavés, mais il y a parfois ce sentiment terrible, plombant qui nous prend, celui que nous sommes en train d’arriver lentement mais sûrement, non, de plus en plus vite, à un point de non-retour. Que la ville nous est chaque jour un peu plus confisquée. Et ça rend triste, et ça met en colère, dans une colère triste parce qu’elle se sait, au fond, impuissante face aux pouvoirs publics forces de l’ordre. Ça met dans une tristesse rageuse de savoir, que peut-être, sûrement, dans quelques jours, l’un des rares lieux qui au cœur même de Paris défend depuis plus de deux ans maintenant une autre manière de vivre la ville à travers cette passion collective entretenue pour un cinéma qui se pense se fait et se montre différemment, qui défend des films rares, indépendants, fragiles, qui ne tient que par la force de cette passion qui anime ceux qui s’y sont dédiés, va donc peut-être, sûrement, être expulsé. Que par un petit matin glacial les flics vont venir armés de lacrymos et de leur bon droit détruire toute la joie qui s’y loge. Avant cela, et avant qu’elle ne trouve un autre lieu où s’inventer, il faut pendant quelques jours la défendre et la vivre, fort, à la Clé.

Louise Chennevière

[1Voir notre entretien publié cette semaine avec le collectif cinéphile : Pour que la Clef ne passe pas sous la porte

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