De quoi le QR code est-il le nom ?

Plongée dans le monde de Google

paru dans lundimatin#304, le 13 septembre 2021

Comprendre notre présent numérique nécessite de se pencher sur Google, son fonctionnement, son économie mais également la vision du monde dont il est le fruit et le moteur. C’est ce que tente de faire ici Philippe Godard dans le sillage de deux ouvrages qu’il reprend et commente : The new digital age de Eric Schmitt (ancien PDG de Google) et Jared Cohen, qui expose la vision et les projets du monde numérique en construction et L’âge du capitalisme surveillance de Shoshana Zuboff, qui revient de manière critique sur l’histoire de Google (sur ce dernier ouvrage, on trouvera quelques réserves dans une note de lecture parue sur lundimatin en février dernier à propos de Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance de C. Masutti)

Google est omniprésent dans la vie de la plupart d’entre nous. Le terme est même devenu synonyme de « moteur de recherche », alors que ce n’est pas le seul moteur disponible sur le marché, et que Google n’est pas qu’un moteur de recherche. D’ailleurs, la diversité de ses offres – Youtube, Gmail, Google Earth, Street View, etc. – est l’un des atouts clés de l’entreprise. Google est désormais ce qui façonne non seulement les vies individuelles des consommateurs que nous sommes, mais aussi la vie sociale et politique globale. Géopolitique, même. Vision paranoïaque ? Qu’on en juge plutôt.

Une perception à hauteur d’individu

Ce qui est exposé et analysé à la suite s’appuie sur trois sources fondamentales. La première, ce sont mes propres expériences professionnelles autour de Google. Les deux autres sont deux ouvrages, The New Digital Age et L’Âge du capitalisme de surveillance. Mes expériences personnelles guident cette réflexion ; voici pourquoi.

Google a été fondé en 1998 par Larry Page et Sergey Brin, deux anciens étudiants de Stanford. À cette époque-là, le world wide web n’avait que cinq ans ; le moteur de recherche « vedette » s’appelait Copernic ; il mettait quelques dizaines de secondes pour afficher ses résultats, et parfois, c’était peu convaincant. L’arrivée de Google a représenté une véritable révolution, mais quelle révolution ? Google n’était alors qu’une start up parmi d’autres de la Silicon Valley, qui ne dégageait pas encore de profits, et qui ne voulait pas – en tout cas c’est ce qu’affirmaient ses fondateurs – s’immiscer dans la vie privée des gens. Le but était de rendre disponible partout l’information, d’où qu’elle provienne.

Cette fin des années 1990 correspond à un fait commercial déterminant : la chute du prix des ordinateurs. Or, il se trouve qu’à partir de 1999, j’ai travaillé pour l’encyclopédie Hachette multimédia comme rédacteur. Le CD de l’encyclopédie puis le DVD se vendaient à un prix dérisoire par rapport à la version papier de l’encyclopédie, qui comprenait une douzaine de forts volumes, mais CD ou DVD présentaient l’inconvénient, qui allait devenir décisif, de ne s’actualiser qu’une fois par an, lorsque paraissait la nouvelle version de l’encyclopédie, laquelle devait, de plus, être achetée…

En 1999, lors d’une discussion avec les directeurs de l’encyclopédie (dont l’ancien directeur d’Apple France), je leur fis remarquer que, même si Hachette était à l’époque la deuxième maison d’édition mondiale, nous n’avions guère de chances de survivre face à Google, car ce moteur fournissait en un temps record une liste de sites d’information mise à jour en temps réel, tout cela gratuitement. Puisque, pour avoir accès à notre encyclopédie, il fallait de toute façon posséder un ordinateur, l’acheteur avait dès lors tout intérêt à devenir internaute : grâce à son abonnement à internet, il aurait en temps réel les informations que l’encyclopédie fournissait, certes, mais aussi et surtout celles qu’elle était incapable de fournir, comme le nom du président nouvellement élu de tel État, la date du décès récent de telle personnalité ou le vainqueur de telle compétition se déroulant à l’instant même. L’encyclopédie allait donc s’éteindre de sa belle mort... Non, me répondaient alors ses directeurs, pourtant très au fait de la réalité du monde internet. Hélas, j’avais raison, et la quasi-totalité des encyclopédies du monde ont disparu [1].

J’ai alors commencé dès 2000 à créer des collections de livres documentaires pour la jeunesse. En 2002, mon volume d’heures de travail pour l’encyclopédie Hachette diminua très fortement, du fait de la crise – due au succès de Google ! –, et en 2005, je n’avais plus du tout de travail chez Hachette ; quelques mois plus tard, tout le monde était mis à la retraite, reclassé ou licencié, y compris les directeurs. À partir de cette époque-là, en revanche, mes ouvrages documentaires pour la jeunesse se révélèrent des sésames pour commencer des interventions dans les collèges et lycées, notamment à propos de Google et de l’internet, puis, très vite, de Facebook (créé en 2004). Durant ces interventions, je mettais en évidence les limites du moteur de recherche et j’attirais l’attention des élèves comme des professeurs sur le danger de ce que l’on appelait à l’époque « la personnalisation des résultats », danger politique et éthique. En personnalisant les résultats, Google n’allait-il pas enfermer chacun dans sa bulle et, à terme, si son succès se confirmait, gêner considérablement le débat démocratique, les individus croyant être informés objectivement alors que les résultats que leur fournissait leur moteur de recherche de prédilection à chaque requête étaient déjà conditionnés par leurs recherches antérieures ? Je passais souvent pour un illuminé, adepte de la bougie et ennemi de la modernité, ce qui est parfaitement faux puisque, précisément, j’utilisais un ordinateur et je m’intéressais de très près au fonctionnement politique du web.

Précisons que, durant cette période, j’occupais pendant une année un poste de professeur-documentaliste stagiaire, et que je publiais plusieurs ouvrages sur l’internet, notamment en 2011 La Toile et toi [2], qui connut un succès certain puisque trois éditions remises à jour se sont succédé : « Le net après Steve Jobs » en 2012, et « Le Net après l’affaire Prism/NSA » en 2014. Ces interventions sur (et contre) Google et Facebook se sont poursuivies jusqu’en 2019, interrompues autant par les limites posées aux interventions « extérieures » dans l’Éducation nationale que par le sentiment de la plupart d’entre nous que, de toute façon, cela ne sert plus à rien, la cause étant perdue. Il n’empêche que j’ai réalisé bien plus d’une centaine d’interventions et de conférences, devant des milliers de collégiens, lycéens, parents d’élèves ou encore bibliothécaires et professeurs-documentalistes lors de salons du livre, et que la question de la personnalisation des résultats est essentielle pour comprendre comment Google a pu imposer sa propre vision du monde.

« Personnalisation » des résultats et gains astronomiques

Google a mis au point des algorithmes et des systèmes mathématiques et statistiques extrêmement puissants et performants. Si bien qu’à partir des traces innombrables que chaque internaute laisse sur le web (surtout s’il ne prend aucune précaution en matière de confidentialité, de traçage, etc.), le moteur de recherche (mais aussi Youtube et l’ensemble des « services » offerts par Google) calcule, au moment même où l’internaute lance une nouvelle recherche, quels sont les résultats qu’il va préférer. Attention : Google Search ne le sait pas « avant » ; le moteur de recherche n’a pas « préparé » des résultats préétablis (et prépayés par des annonceurs, ce serait trop simple, même si les annonceurs paient pour arriver le plus haut possible dans la première page de résultats « commerciaux »). En une fraction de seconde et en fonction des recherches précédentes effectuées par l’internaute, de ses choix de vidéos ou de sites visités, etc., de toutes ces traces qu’on pensait auparavant inutiles, Google Search calcule les résultats les plus adaptés à la « personnalité » de l’internaute.

C’est là que réside sa force : il y a une prétendue « personnalisation » des résultats, ce qui, pour l’internaute, signifie « ne pas perdre de temps à chercher ce que je veux puisque Google Search me propose une liste très pertinente de ce que je vais réellement vouloir regarder, acheter, lire, etc. » En réalité, il ne s’agit pas de donner des « résultats personnels », qui seraient propres à telle personne. Cela est bien entendu impossible, si l’on entend le mot « personne », et donc le terme « personnalisation », au sens fort : individu doté de sa propre personnalité, de ses propres sentiments, envies, opinions. Une personne est – ou devrait être – un individu autonome dans sa communauté, vivant une relation dialectique avec autrui. En l’occurrence, la « personne » selon Google est un individu-consommateur dont il est intéressant de prévoir le comportement. Aussi, la personnalisation des résultats est en réalité une prévision-incitation à tel type de consommation, un conditionnement, qu’il s’agisse de biens matériels ou culturels, mais aussi d’opinions politiques. En définitive, toute sorte de relation sociale pouvant donner lieu à un échange lucratif pour une société commerciale intéresse Google. Notons bien que la partie qui tirera le plus profit de cette prétendue personnalisation des résultats n’est pas la personne qui a eu accès à ces résultats, mais le « partenaire » au sens le plus large (société commerciale ou parti politique) vers lequel cette personne aura été dirigée par Search – ce qui aboutira à un clic sur un site de vente, un site d’information touristique ou le site d’un parti politique. Bien sûr, la personne y trouvera son compte, en ce sens que la contrepartie qu’elle percevra, par la suite, sera la satisfaction d’avoir acheté « ce qu’elle désirait » ou d’avoir adhéré, par exemple, au parti qui correspondait le mieux à ses idées. Mais le principal bénéficiaire n’est autre que Google car c’est lui qui se fait payer pour avoir « extrait » de nos traces sur le web des micro-données, lesquelles, agglutinées à l’infini, dessinent des portraits commerciaux très précis, par l’intermédiaire des clics que nous produisons, si précis que Google vend ces clics à des entreprises commerciales – ce que l’on appelle en anglais le « payperclick advertising » . Le modèle que suit Google – et désormais Facebook et d’autres encore – est très précisément de calculer en un instant ce que nous allons désirer acheter le moment d’après. La source de profit est immense.

Rejetons ici une idée fort répandue dans certains cercles critiques : « Si c’est gratuit, comme c’est le cas avec Google Search, Gmail, Youtube ou Facebook, c’est que tu es le produit. » Non, les utilisateurs de Google, Facebook, etc., ne sont pas le produit. Ils sont la « mine d’or » de laquelle Google a, le premier, compris qu’il était possible d’extraire ce qui paraissait à d’autres des déchets collatéraux – nos clics qui ne concernent pas directement tel ou tel produit. En effet, Google, en s’intéressant à l’ensemble de la navigation d’un internaute – et pas seulement, par exemple, aux produits qu’il consomme en les achetant sur le web ou à ceux qu’il conseille à ses amis – est parvenu à construire des portraits individuels de comportements – et pas des archétypes grossiers comme le fait la publicité depuis des dizaines d’années. Google prédit nos achats ou notre adhésion à telle ou telle idée ou association. Ce faisant, l’internaute clique sur ce que Google Search ou Youtube lui propose, et les sociétés concernées paient Google selon le nombre de clics effectivement centrés sur ce qu’elles vendent. Le produit, là-dedans, est au sens strict le clic de l’internaute, l’ensemble de ses clics représentant non pas sa « personne » mais permettant de prévoir assez sûrement son comportement attendu – ou plutôt et de plus en plus : comportement suggéré, guidé, orienté par la prétendue personnalisation des résultats.

Il s’agit d’un cercle, vertueux uniquement pour Google et pour les sociétés qui sont intéressées par la connaissance de ces comportements à venir, qui partent de l’internaute pour revenir à l’internaute, mais dont l’internaute n’est pas le centre, ni l’objet en soi (ce sont ses comportements prévus qui importent), et qui en est autant le bénéficiaire (si l’on suppose qu’il gagne du temps en ne cherchant pas ce qu’il ne voudra certainement pas) que la victime puisque la personnalisation des résultats, en dernière analyse, bride totalement ses potentialités, sa capacité à s’échapper du courant dominant et des normes sociales les plus prégnantes.

Sans oublier que ce type de relation entre l’internaute et son écran est en réalité la destruction même de la relation sociale véritable, laquelle non seulement s’accommode de l’inconnu et de l’inattendu, mais en a même un besoin vital. C’est parce que nous ne savons pas ce qui va arriver en nous levant ce matin que nous avons envie de vivre cette journée qui s’ouvre. Google gagne des milliards en prévoyant pour nous ce qu’il y a de très fortes probabilités qu’il se produise... Comme si l’irrationnel, qui nous semble une condition de l’humanité, devait être banni à tout jamais. Il importe de voir comment cela se traduit en termes politiques.

Auparavant, précisons que, pour la société qui achète les clics à Google et qui est donc vendeuse (de vidéos, de livres, d’informations...), cela signifie qu’elle ne part plus à la pêche aux clients dans un océan d’individus tous plus ou moins identiques, mais qu’elle va avoir la garantie de toucher réellement et efficacement des personnes vraiment intéressées par son produit. Pour Google, cela signifie des rentrées d’argent considérables : les clics facturés ne concernent pas seulement le moteur de recherche, mais également Gmail, Youtube et les sociétés qui ont signé un partenariat avec Google... Des rentrées d’argent tellement considérables qu’à partir de 2002, Google a dégagé des bénéfices exponentiels, partant de 347 millions de dollars en 2002, pour monter à 3,2 milliards dès 2004 et atteindre 181 milliards en 2020 – et même 55 milliards sur le seul premier trimestre de 2021 [3].

Vers le nouvel âge digital

Parallèlement à cette croissance fulgurante esquissée ici à grands traits, Google pensait son propre développement en des termes non pas seulement économiques, mais aussi – voire surtout ? – politiques et éthiques. Cet aspect est fondamental : Google n’est plus, dès 2000, une start up parmi d’autres, juste plus « intelligente » que d’autres. Google est une machine politique, qui dessine un nouvel « esprit du capitalisme », ce que Shoshana Zuboff appelle « le capitalisme de surveillance » : « Le capitalisme de surveillance revendique unilatéralement l’expérience humaine comme matière première gratuite destinée à être traduite en données comportementales [4]. »

Si nous considérons que, dans les années 1990-2000, de multiples « start-up » sont créées, notamment dans la Silicon Valley, pour exploiter les potentialités encore insoupçonnées à peine quelques années plus tôt, nous pourrions affirmer que chacune représente au fond un « scénario » économique possible, et qu’à chaque fois ce scénario se fonde sur des prospectives. Le nombre d’internautes va-t-il croître beaucoup ou énormément ? Les matériels utilisés seront-ils des écrans de plus en plus grands ou de plus en plus petits ? Les lois, qui ne s’appliquent pas à cet espace virtuel, vont-elles brider le développement des start-up, ou au contraire le favoriser, ou, troisième option, être tout simplement dépassées et « absentes » du monde virtuel ? Certains États empêcheront-ils internet de se développer chez eux ? Certaines sociétés absorberont-elles les start-up afin de continuer le business « as usual » sans devoir inventer de nouveaux modèles de rentabilité ? Des centaines de questions de ce type se posèrent, auxquelles il fallait bien répondre d’une manière ou d’une autre. Chaque ensemble de réponses correspond à un scénario plausible, et certains scénarios ont mieux réussi que d’autres.

C’est l’histoire de la réussite de Google, qui non seulement naît d’un moteur de recherche beaucoup plus performant que ses concurrents, mais également des choix stratégiques de développement opérés par ses fondateurs, Larry Page et Sergey Brin, et par des recrues comme Eric Schmidt, Jared Cohen, Sheryl Sandberg, Hal Varian, John Hanke et bien d’autres. Sans oublier l’absorption d’autres start-up ayant pris de l’avance dans le développement d’un logiciel ou d’un site que Google jugeait indispensable à sa propre survie et à sa croissance, comme Youtube, l’exemple le plus fameux, racheté un an seulement après sa création. « En tant que pionnier du capitalisme de surveillance, écrit Shoshana Zuboff, Google a lancé une opération de marché sans précédent dans les espaces non cartographiés d’Internet, où il a rencontré peu d’obstacles législatifs ou concurrentiels, comme une espèce invasive dans un milieu sans prédateurs naturels. Ses dirigeants ont poussé la cohérence systémique de leur entreprise à une vitesse effrénée que ni les institutions publiques, ni les individus, ne pouvaient suivre [5]. » La société échafaude ainsi un projet d’envergure mondiale, sur des bases tout à fait nouvelles, que certaines têtes pensantes vont théoriser – et ce fait est, à notre avis, déterminant, car quel que soit le projet global, il ne peut guère avancer s’il ne s’étend pas sur tous les fronts, y compris celui de l’organisation de la pensée. Qu’organisation rime ici avec contrôle (de la pensée d’autrui) n’est, finalement, pour Google, qu’un dommage collatéral, ce que l’examen des déclarations d’Eric Schmidt [6] ou de John Hanke [7], par exemple, révèle sans le moindre doute : la démocratie et le libre-arbitre des individus n’est pas leur cœur de métier ; ce qui compte pour eux est de savoir avant l’électeur lui-même pour qui il va voter – ce que Schmidt a mis en pratique en 2008 et 2012 pour les deux campagnes présidentielles d’Obama [8] – ou ce que le consommateur va vouloir acheter. Notons qu’à l’époque de l’ascension fulgurante de Google, Steve Jobs théorisait lui aussi le monde selon Apple, et il était sans aucun doute le plus célèbre gourou du web, éclipsant tous les autres managers candidats à une envergure globale. Cependant, Jobs disparut en 2012, laissant la place vacante – personne, depuis, n’a atteint une telle aura planétaire. En revanche, reste l’idée que l’accès à une envergure globale doit passer par une théorisation fine, non seulement technologique mais aussi et surtout politique et éthique.

Or, en avril 2013, Eric Schmidt, président du conseil d’administration de Google, et Jared Cohen, directeur de Google Ideas, publièrent The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business [9] (« Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), et leur ouvrage constitue la référence de Google pour toute la décennie suivante, jusqu’à l’émergence de la pandémie. La première information de cet ouvrage fondamental tient dans le sommaire : « 1 – Nos futures personnalités. 2 - Le futur de l’identité, de la citoyenneté et de l’information. 3 – Le futur des États. 4 – Le futur de la révolution. 5 – Le futur du terrorisme. 6 – Le futur du conflit, du combat et de l’intervention. 7 – Le futur de la reconstruction. »

D’emblée, le lecteur perçoit qu’il ne va pas s’agir d’une simple success story ou d’un ouvrage de commande destiné à magnifier l’entreprise. Schmidt et Cohen s’attaquent au rôle des États, qui se trouve questionné par l’ordre même des chapitres, lequel laisse penser que la « révolution » et le « terrorisme » pourraient bien avoir raison des États actuels et qu’il faudra donc en venir à un « combat », qu’il faudra gagner, pour la « reconstruction ». Les deux auteurs posent ainsi Google en stratège clé d’une lutte contre-insurrectionnelle généralisée [10]. Nous sommes, affirment les auteurs, assiégés par des révolutionnaires qui veulent empêcher les États, les peuples et les entreprises d’esquisser l’aurore d’un futur nouveau. Les nouveaux ennemis sont des terroristes, groupes comme individus, les États voyous, les hackers, les cyberhacktivistes (plusieurs pages sont consacrées à l’idéologie subversive de WikiLeaks et de son fondateur, Julian Assange) et les « anarchistes » en général. Car ce seraient les « anarchistes » qui dominent le monde digital, avec leurs folles idées d’abolition des frontières et leur habileté à contourner les lois des États, créant ainsi rien moins que le chaos. Poser un portrait outrancier du présent a toujours été un bon moyen pour mobiliser les esprits impressionnables – même si la réalité démentait largement que le web soit un « chaos » !

Précisons que Google était, à son origine, une entreprise marquée par des idéaux que nous pourrions qualifier d’« émancipateurs », portés par Page et Brin, ses fondateurs. Il s’agissait vraiment pour eux, au départ, d’organiser toute l’information mondiale et de l’apporter à chacun, à domicile, via son ordinateur, grâce, bien sûr, au moteur de recherche Search. Schmidt et Cohen, à leur manière, rendent hommage à Brin et Page au début de l’ouvrage. Mais dans le même temps, ils se posent en donneurs de leçons : « L’internet compte parmi les quelques ouvrages construits par les humains qu’ils ne comprennent pas vraiment » (p.3).

Il est tout à fait possible de partager leur avis : les éditeurs, les responsables de l’Éducation nationale et d’une façon générale tous ceux qui sont le plus directement atteints par la prétendue révolution digitale ne pensaient pas cette révolution au début des années 2010. On pourrait même supposer que Schmidt et Cohen faisaient référence, en écrivant cette phrase, autant à Brin et Page qu’à Tim Berners-Lee, l’inventeur de l’hypertexte, dont nous pouvons aujourd’hui suivre le parcours désillusionné sur son propre site web [11] ...

Dès le début de leur essai, Schmidt et Cohen situent le fond du problème en termes politiques : « L’internet est la plus vaste expérience de l’histoire impliquant l’anarchie. À chaque instant, des centaines de millions de personnes créent et consomment une quantité inouïe de contenus digitaux dans un monde en ligne qui n’est pas véritablement limité par des lois terrestres » (p. 4). Cette forme de l’ « anarchie » les effraie, disent-ils, mais il faut noter aussi qu’elle va leur permettre de « pallier » les déficiences supposées des États en inventant leurs propres règles éthiques, et notamment en « capturant » (il n’y a pas d’autre mot) les données personnelles des utilisateurs de leurs services. La référence à l’absence de limites posées par des « lois terrestres » est une des clés qui permet de comprendre le formidable appétit de pouvoir de Google et son succès global.

Pour Schmidt et Cohen, l’internet signifie un gigantesque transfert de pouvoirs : « À l’échelle mondiale, l’impact le plus significatif du déploiement des technologies de la communication sera qu’elles permettront de détourner le pouvoir des États et des institutions vers les individus » (p. 6). Cette évolution déplaît à Schmidt et Cohen, qui engagent l’ensemble du personnel de Google, jusqu’à ses fondateurs, à changer leur optique politique, car cela leur semble la condition obligée pour survivre dans ce monde qu’ils ont puissamment contribué à faire émerger. Il ne s’agit pourtant pas de restaurer ou de consolider le pouvoir des États, mais de faire émerger autre chose – cette autre chose que nous ne commençons, pour la plupart d’entre nous, à comprendre qu’à l’orée des années 2020…

Certes, The New Digital Age est d’une certaine façon un ouvrage politique très classique, marqué par des fantasmes politiques réactionnaires archi-traditionnels, avec l’évocation de « tentacules » qu’il serait impossible de combattre partout à la fois tellement l’« hydre » digitale-terroriste se sent à l’aise dans « notre » monde ! En 2013 et selon The New Digital Age , les tentacules s’appellent Chine, Corée du Nord, Iran et quelques autres États, ou encore Al-Qaeda ou WikiLeaks, et surtout tous ces rêveurs qui veulent que « l’information soit libre » ( « information wants to be free » , p. 39), selon le célèbre mot d’ordre des débuts de l’internet grand public [12]. L’ennemi est une nébuleuse virtuelle ; tous ceux qui n’adhèrent pas au nouvel âge digital sont potentiellement susceptibles de propager des « menaces sur la sécurité individuelle », de causer « la ruine des réputations et le chaos diplomatique » (p.40), de mener une « guerre secrète » (p. 40-41). Tout cela est très dangereux car, « malheureusement, des gens comme Assange [13] et des organisations comme WikiLeaks sont en position de prendre l’avantage dans beaucoup des changements à venir de la prochaine décennie » (p. 41-42). Mais heureusement, selon Schmidt et Cohen, c’est Google qui va jouer le rôle du meilleur défenseur de nos valeurs.

Identité virtuelle contre identité « physique »

Si Cohen et Schmidt se réjouissent de voir les États perdre de leur pouvoir, ils affirment qu’on ne peut laisser les individus s’emparer des commandes sans fixer de nouvelles limites et des règles strictes – que les États seront bien en charge d’appliquer... d’où la perpétuation de leur rôle répressif. Il n’y a là aucune contradiction : nous entrons dans un « nouvel âge » et il est normal que la période de transition ne soit pas exempte de fortes tensions. Dans le monde futur, l’identité de l’individu existera « d’abord en ligne » (p. 36) : « Dans la prochaine décennie, la population virtuelle du monde va dépasser la population de la Terre. Pratiquement chaque personne sera représentée de multiples façons en ligne, créant des communautés d’intérêts entremêlées actives et enthousiasmantes, qui refléteront et enrichiront notre monde. [...] L’impact de cette révolution des données sera de dépouiller les citoyens de beaucoup de leur capacité de contrôle sur leurs données personnelles dans l’espace virtuel, et cela aura des conséquences significatives dans le monde physique. [...] Notre passé très documenté aura un impact sur nos attentes ; notre capacité à influencer et à contrôler la façon dont nous sommes perçus par les autres va décroître dramatiquement » (p. 32). En clair, cette dernière phrase est une annonce de la démarche de Google : extraire le maximum de renseignements possible sur les internautes à partir de leur activité sur le web, et compenser le faible intérêt de ces renseignements isolés par la capacité de les mettre en lien pour dessiner ainsi un portrait individualisé de chaque consommateur – toutes ces informations sont désormais concentrées dans un QR code, qu’un simple smartphone ou une « douchette » reliée à un écran permet aussitôt d’afficher…

Dans les années 2010, nous n’en étions pas au QR code, mais une personne tombée en panne de voiture du côté de Salins-les-Bains, dans le Jura, et qui venait d’envoyer un SMS sur son Samsung – lequel fonctionne avec Android, soit Google...– à un ami pour qu’il vienne la chercher reçut, dans les minutes qui suivirent, deux messages de garages proposant des véhicules d’occasion du côté de Salins-les-Bains [14] ... Ou ce qui est arrivé à l’économiste en chef de Google : « Un jour, mon téléphone a sonné et j’ai regardé un message de Google Now. Il disait : ‘‘Votre réunion à Stanford commence dans quarante-cinq minutes et la circulation est dense, vous feriez mieux de partir maintenant.’’ Le problème, c’est que je n’avais jamais informé Google Now de ma réunion. Il a simplement consulté mon agenda Google, vu où j’allais, envoyé ma position a tuelle et ma destination à Google Maps, et calculé le temps qu’il me faudrait pour me rendre à mon rendez-vous, compte tenu des conditions de circulation actuelles [15]. »

Ne pas exister ou être totalement transparent

L’anonymat est un danger : celui qui voudra rester anonyme est condamné à la non-existence. « ... le contenu même le plus fascinant, s’il est lié à un profil anonyme, n’existera tout simplement pas, à cause de son classement excessivement bas [dans le référencement des moteurs] » (p. 33, c’est nous qui soulignons). Eric Schmidt, dans de nombreux entretiens postérieurs à son ouvrage, insiste sur ce fait : la personne qui n’est pas répertoriée sur le web n’existe tout simplement pas, au sens où, selon lui, elle n’a pas une vie intéressante et « enthousiasmante », selon l’adjectif qu’il emploie souvent. La seule solution – et il n’y en a aucune autre selon lui – est que chacun contrôle son identité. Mais là, le discours est totalement hypocrite puisque Google, depuis les années 2010, ne cesse dedévelopper des cookies et d’inventer toutes sortes de dispositifs, comme Street View, afin de pister les internautes et de s’accaparer les données exploitables de leur vie privée jusqu’à l’orienter selon ses propres buts [16].

Or, il ne sera pas facile de faire accepter les nouvelles règles du monde digital, selon ce qu’écrivent Schmidt et Cohen en 2013 : les jeunes auront à coup sûr des difficultés à gérer leur identité. Aussi, « les professeurs les effraieront [frighten them] avec des récits réels de ce qui arrive s’ils ne prennent pas le contrôle de leur confidentialité et de leur sécurité à un âge précoce » (p. 37, c’est nous qui soulignons). Contrôler sa propre identité numérique « dans le futur commence bien avant que chaque citoyen ait les facultés qui lui permettent d’en comprendre les enjeux » (p. 67, c’est nous qui soulignons). Schmidt et Cohen conseillent même aux parents de ne pas prénommer leurs enfants n’importe comment, mais d’adopter une stratégie qui permette à ces derniers de passer inaperçus plus tard sur le web pour ne pas risquer de traîner un trop lourd passé digital négatif (p. 37). La politique de conquête agressive de la vie privée par Google implique donc une « politique familiale » très intrusive – d’autant que le choix d’un prénom « banal » n’est pas le seul obstacle auquel devront faire face les parents qui introduisent des enfants dans le nouvel âge digital [17].

La question de la citoyenneté, abordée par le biais d’une critique sans concession de WikiLeaks, dévoile par contraste ce que Schmidt et Cohen entendent par ce terme. La liberté de l’information engendre le « chaos diplomatique » ; il est acceptable voire normal que les autorités cachent et détruisent les preuves de leurs actes les moins moraux. Les auteurs mettent en évidence le côté subversif de toute entreprise « utopique » qui viserait à maintenir entière la liberté de l’information sur le net. Leur propos est sans ambiguïté : « … nous voulons espérer que les futurs gouvernements occidentaux adopteront en fin de compte une position dissonante par rapport aux révélations digitales [style WikiLeaks], en les encourageant dans les pays étrangers adverses mais en les poursuivant férocement à l’intérieur » (p. 47). Telle est la norme des doctrines nord-américaines de contre-insurrection depuis la défaite des États-Unis au Vietnam : déstabilisation des pays ennemis et limitation voire interdiction de l’expression critique à l’intérieur [18].

Les patrons de Google reconnaissent que, « sans conteste, l’accès accru aux vies des gens que la révolution des données apporte, offrira aux gouvernements autoritaires un dangereux avantage dans leur capacité à frapper leurs citoyens » (p. 59). Ils déplorent que « l’impact relatif de notre capacité à être connectés – positif et négatif – pour les citoyens dans les pays [non démocratiques] soit bien plus fort que ce que nous verrons ailleurs » (p. 75), c’est-à-dire que l’âge digital va renforcer les capacités de contrôle totalitaire davantage dans les pays déjà totalitaires que dans les autres. Mais les pays démocratiques vont glisser doucement vers des systèmes de plus en plus autoritaires, et à aucun moment, Schmidt et Cohen ne se posent la question de la préservation de la démocratie dans ses aspects fondamentaux. Ce qui compte, c’est le « business » – comme l’annonce le sous-titre de leur ouvrage.

L’apogée de Google : la lutte contre les nouvelles formes de la révolution et du terrorisme

Les États, dans le nouvel âge digital, font face à des ennemis, le « révolutionnaire » et le « terroriste », qui agissent sur une multiplicité de plans, physiques et virtuels : « La connectivité changera la façon dont nous voyons les groupes d’opposition dans le futur. Les organisations visibles et les partis continueront d’opérer à l’intérieur de chaque pays, mais la profusion de nouveaux intervenants sur la place publique virtuelle reconfigurera de fond en comble le paysage des activistes » (p. 124).

Dans les théories politiques les plus réactionnaires, l’ennemi est toujours identifié : stigmatiser des coupables permet de mieux définir les buts à atteindre dans une perspective radicale – le communiste internationaliste est l’ennemi des fascistes, l’instituteur franc-maçon celui des pétainistes, et ainsi de suite. Dans le nouvel âge digital, l’ennemi révolutionnaire peut être n’importe qui, surtout s’il est jeune :

« Avec leur nouvel accès à l’espace virtuel et à ses technologies, des personnes et des groupes partout dans le monde pourront mettre à profit le moment opportun pour propager de vieilles doléances ou de nouvelles inquiétudes, avec force et conviction. Beaucoup de ceux qui lanceront ces brûlots seront jeunes, pas seulement parce que beaucoup des pays qui se connectent ont des populations incroyablement jeunes [...], mais aussi parce que le mélange de l’activisme et de l’arrogance est, chez les jeunes, universel . Ils sont convaincus qu’ils savent comment régler les problèmes ; aussi, dès que leur sera donnée la possibilité d’exprimer une position publique, ils n’hésiteront pas » (p. 122, c’est nous qui soulignons). C’est le terrorisme qui constitue le point d’orgue de la pensée Schmidt-Cohen. « L’activité terroriste future inclura des aspects physiques et virtuels » (p. 151) : à partir de cette double caractéristique, les dirigeants de Google échafaudent leur politique contre-insurrectionnelle, à la fois dans le monde physique et dans le monde virtuel, ce dernier ayant des impacts directs et concrets sur la vie quotidienne de la totalité des humains. Car, comme toute politique contre-insurrectionnelle, celle-ci ne vise pas que les seuls terroristes, mais frappe l’ensemble de la population [19]. Schmidt et Cohen vont encore plus loin dans le degré de contrôle-répression que ce dont les États-Unis nous ont donné l’« habitude » ; nous en arrivons, dans le nouvel âge digital, à un degré d’autocontrôle qui n’a plus rien à envier aux pires régimes totalitaires du XX e siècle. « Au fur et à mesure que la connectivité globale rend les groupes extrémistes de plus en plus dangereux et adroits, les solutions traditionnelles apparaissent de moins en moins efficaces » (p. 158). Ils plaident donc pour une refonte des actions antiterroristes. D’autant que « les différences entre hackers inoffensifs et dangereux (ou entre hackers et cyberterroristes) sont devenues de plus en plus floues dans l’ère post-11-Septembre. Des collectifs décentralisés comme les Anonymous démontrent clairement qu’un amas d’individus déterminés qui ne se connaissent pas les uns les autres et ne se sont pas rencontrés en personne peuvent s’organiser eux-mêmes et avoir un impact réel dans l’espace virtuel » (p. 163). Le danger est identifié : l’individu qui se cache. Et la sentence tombe : « No Hidden People Allowed ». « Interdit aux personnes cachées » :

« Au fur et à mesure que les terroristes développent de nouvelles méthodes, les stratèges de l’antiterrorisme devront s’y adapter. L’emprisonnement ne sera pas suffisant pour contenir un réseau terroriste. Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’ il est trop risqué que des citoyens restent « hors ligne », détachés de l’écosystème technologique . Dans le futur comme aujourd’hui, nous pouvons être certains que des individus refuseront d’adopter et d’utiliser la technologie, et ne voudront rien avoir à faire avec des profils virtuels, des bases de données en ligne ou des smartphones. Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhèrera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi , et ce gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste. Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. Vous serez aussi sujet à un strict ensemble de nouvelles régulations, qui incluront un examen d’identité rigoureux dans les aéroports et jusqu’à des restrictions de voyage » (p. 173, c’est nous qui soulignons).

C’est un ordre totalitaire qui s’ébauche là. Il est interdit, pour Schmidt et Cohen, de ne pas adhérer aux valeurs de leur monde. Schmidt et Cohen nous avaient pourtant expliqué, au début de leur livre, les formidables opportunités ouvertes par les « identités » multiples de chaque individu dans le monde virtuel. Tout cela n’était donc que vain discours, sans doute destiné, comme nous l’avons suggéré, à faire oublier le passé de rêveurs des fondateurs Page et Brin. Désormais, le cyberterroriste de l’espace virtuel doit être débusqué par tous les moyens possibles, même si la liberté de tous, y compris la simple alternative de ne pas avoir de smartphone ou d’adresse internet, disparaît. Qui va appliquer ces mesures ? Cohen et Schmidt n’ignorent pas les critiques que l’on pourrait porter aux services des États, et particulièrement aux polices des pays corrompus – dont le tiers-monde ne détient plus le monopole.

« De sérieuses questions subsistent pour des États responsables. Le potentiel de mauvais emploi de ce pouvoir [digital] est terriblement élevé, pour ne rien dire des dangers introduits par l’erreur humaine, les mauvaises données et la simple curiosité. Un système d’information totalement intégré, comportant toutes sortes de données, avec un logiciel interprétant et prévoyant le comportement, et avec des humains qui le contrôlent est peut-être tout simplement trop puissant pour quiconque voudrait le manœuvrer de façon responsable. De plus, une fois construit, un tel système ne sera jamais démantelé. » (p. 176).

La véritable solution, en dehors de l’État, est avancée, avec cependant quelques précautions d’usage : « Chez Google Ideas, nous avons étudié la radicalisation partout dans le monde, particulièrement du point de vue du rôle que peuvent jouer les technologies de la communication » (p. 178).

« Si les causes de la radicalisation sont similaires partout, alors les remèdes le sont aussi. Les compagnies technologiques sont les seules à être en position de mener cet effort au niveau international. Beaucoup des plus importantes d’entre elles ont toutes les valeurs des sociétés démocratiques sans le lourd héritage d’un État – elles peuvent aller là où des gouvernements ne peuvent pas se rendre, parler aux gens sans précautions diplomatiques et opérer dans le langage neutre et universel de la technologie . De plus, c’est l’industrie qui produit les jeux vidéo, les réseaux sociaux et les téléphones portables – elle a peut-être la meilleure compréhension de la façon de distraire les jeunes de tous les secteurs, et les gamins sont le vrai terreau démographique des groupes terroristes . Les compagnies ne peuvent peut-être pas comprendre les nuances de la radicalisation ou les différences entre des populations spécifiques [...], mais elles comprennent les jeunes et les jouets avec lesquels ils aiment s’amuser. C’est seulement quand nous avons leur attention que nous pouvons espérer gagner leurs cœurs et leurs esprits » (p. 180-181, c’est nous qui soulignons).

Aucune ambiguïté, donc, dans le rôle de Google revendiqué par Schmidt et Cohen : placer leur société comme le meilleur visionnaire du futur géopolitique impérial et totalitaire des États-Unis. Car c’est bien un empire totalitaire qu’ils esquissent. Shoshana Zuboff résume ainsi l’aspect politique de l’entreprise : « Tout comme la civilisation industrielle a prospéré aux dépens de la nature et menace désormais de nous coûter la Terre, la civilisation de l’information façonnée par le capitalisme de surveillance [...] prospérera aux dépens de la nature humaine et menacera de nous coûter notre humanité [20]. »

Consommer... et contrôler !

Le nouvel âge digital annonce à l’évidence une nouvelle forme de politique de contre-insurrection globale. Voici une vision politique qui ne voit l’individu que selon son profil digital : le cybermonde devient premier par rapport au « monde physique » ; l’individu ne peut exister que s’il a parfaitement intériorisé la répression et le contrôle, non pas dans le but de se soumettre à une autorité qui lui voudrait du mal, mais parce que telle est la condition nécessaire pour avoir accès à ce qu’offre le cybermonde de « positif » : la consommation. Pour avoir droit à ces « biens », à ces marchandises, à voyager en avion, aller au concert, au théâtre, ou même au restaurant, il sera en effet obligatoire d’avoir son smartphone et son profil virtuel sur un réseau social – pas seulement sa carte bleue.

Le passe sanitaire ou le test PCR avec QR code ont, de plus, pour suprême intérêt de désigner des boucs émissaires : ceux qui s’opposent au vaccin anti-covid et ceux qui n’ont pas de téléphone intelligent (selon le terme québécois pour traduire « smartphone »). Le QR code est l’outil qui manquait à la panoplie répressive des États en voie de digitalisation. L’astuce aura consisté à l’introduire dans notre quotidien à travers une vaccination plus ou moins obligatoire – et obligatoire de fait pour accéder à de nombreux lieux, culturels notamment. Certes, la loi du 5 août 2021 interdit que qui que ce soit se serve du passe sanitaire ou du certificat de vaccination – donc du QR code – pour d’autres motifs que le contrôle du vaccin. Mais l’important est ici que cette vérification s’effectue par un moyen éminemment digital : un QR code, une douchette de lecture, le renvoi au cloud où sont « entreposées » les informations contenues dans le QR code, et la lecture du résultat sur un écran (mobile de surcroît, ce qui institue la possibilité d’être contrôlé n’importe où dans le monde réel).

De la consommation au contrôle total ?

Restait à transformer les « citoyens » (donc les sujets des États) en une masse de « gens », en passant par une étape intermédiaire, celle des « individus-consommateurs ». Cet aspect est tout aussi essentiel dans la réussite de Google. Or, cette transition n’est pas tant idéologique que très pratique. Comme l’explique Hal Varian, l’économiste en chef de Google, dans un article de 2010, c’est une constatation tout à fait banale qui va permettre de déployer un système de surveillance individualisée. Tout part de l’ordinateur : « De nos jours, la plupart des transactions économiques font intervenir un ordinateur. Parfois, l’ordinateur prend la forme d’une caisse enregistreuse intelligente, parfois il fait partie d’un système de point de vente sophistiqué, et parfois c’est un site Web. Dans chacun de ces cas, l’ordinateur crée un enregistrement de la transaction. Enregistrer était la motivation initiale pour ajouter l’ordinateur à la transaction. La création d’un enregistrement des transactions est la première étape de la mise en place d’un système comptable, permettant ainsi à une entreprise de comprendre comment se porte son activité [21]. » Rien là que de très banal, donc, mais la première conclusion qu’en tire Varian permet de déboucher sur une révolution de l’utilisation des données personnelles : « Je classe l’impact des transactions médiatisées par ordinateur en quatre catégories principales. Faciliter de nouvelles formes de contrat ; faciliter l’extraction et l’analyse de données ; faciliter l’expérimentation contrôlée ; faciliter la personnalisation et la customisation. »

Le processus est finalement assez simple. Ce que le système capitaliste a à offrir aux citoyens est, de plus en plus, surtout et avant tout le fait de pouvoir consommer, à loisir voire à outrance – l’état écologique de la planète dit bien que nous en sommes arrivés à une ère d’excès, qui risque de nous être fatale à très court terme désormais. Disons que « faciliter de nouvelles formes de contrat » est l’aspect « carotte » de la situation, comme le fait de pouvoir aller au cinéma ou boire un verre au bistrot avec le QR code. Acheter, grâce à l’ordinateur et, de plus en plus, au téléphone intelligent devient de plus en plus facile pour les individus adhérant à l’écosystème digital. Il s’agit donc de consommer, le tout dans une vision d’un simplisme déconcertant. Voici comment Varian explique le progrès :

« Google Now doit en savoir beaucoup sur vous et votre environnement pour fournir ses services. Cela inquiète certaines personnes. Mais, bien sûr, je partage des informations très privées avec mon médecin, mon avocat, mon comptable, mon entraîneur et d’autres personnes parce que j’en retire des avantages identifiables et que je leur fais confiance pour agir dans mon intérêt. Si je veux obtenir un prêt hypothécaire, je dois envoyer à la banque deux années de déclarations de revenus, un mois de salaire, un imprimé de ma valeur nette et des dizaines d’autres documents. Pourquoi suis-je prêt à partager toutes ces informations privées ? Parce que j’obtiens quelque chose en retour, l’hypothèque. « Un moyen facile de prévoir l’avenir est de prédire que ce que les riches ont maintenant, les classes moyennes l’auront dans cinq ans et les pauvres dans dix ans.

Cela a fonctionné pour la radio, la télévision, les lave-vaisselle, les téléphones portables, les téléviseurs à écran plat et de nombreux autres éléments technologiques.

« Qu’est-ce que les riches ont maintenant ? Des chauffeurs ? Dans quelques années encore, nous aurons tous accès à des voitures sans chauffeur. Des femmes de ménage ? Nous pourrons bientôt avoir des robots nettoyeurs de maison. Des assistants personnels ? C’est Google Now. [22] »

La seconde étape, « faciliter l’extraction et l’analyse de données », était déjà très avancée chez Google dès le début des années 2010 ; la société était le leader mondial incontesté en la matière : extraire et analyser les données personnelles des individus . Le livre de Schmidt et Cohen paru en 2013 montre même à quel point cette extraction et cette analyse avaient réalisé d’énormes progrès. Il ne restait alors qu’à « contrôler » et à « personnaliser ». Le contrôle est lui aussi depuis les années 2010 une évidence, qu’allait mettre en avant Edward Snowden en 2013 en dévoilant les pratiques de la NSA (National Security Administration), impliquant Google, Facebook et tant d’autres, au moment même de la sortie de The New Digital Age ... sans que cela ne produise pourtant de refus massif du fichage généralisé et du téléphone intelligent. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que, dès le tout début de la décennie 2020, une pandémie puisse servir de prétexte à la « massification » de la surveillance : vers une transformation des individus en une masse informe de « gens », tous destinés à devoir être contrôlés, par le biais d’une « stratégie du choc » dont l’efficacité a été largement éprouvée dans les pays dominés dès les années 1970. Aucun complot, en l’occurrence : il ne s’agit que du déploiement d’un scénario que Google a tout mis en œuvre pour le rendre plausible, puis crédible, puis réel et effectif. Que ce soit pour cause de lutte contre la pandémie n’a en réalité guère d’importance, car le projet de contrôle total par le biais de ce que Schmidt et Cohen appellent l’« écosystème technologique » est bel et bien là.

Comment les « citoyens » ont-ils laissé faire ?

Il est remarquable que tout cela se soit déroulé en l’espace d’une vingtaine d’années à peine.Revenons à l’irrationnel dans l’être humain. Le projet politique et éthique de Google peut se dire : « bannir l’irrationnel de la vie concrète, celle qui se déroule dans le monde du commerce, par le biais d’une connaissance extrêmement fine des réflexes, parfois irrationnels, de la pensée de chaque individu ». Les achats sont en effet souvent irrationnels, et c’est un obstacle pour les commerçants de toutes sortes que de ne pas savoir, au plus près possible, comment réagiront les consommateurs. Pour contourner cette difficulté, Google perce à jour l’irrationnel de chacun qui se « lit » dans les clics que nous faisons « à tort et à travers », d’une certaine façon, et, par l’amoncellement vertigineux de données sur chacun d’entre nous, transforme cet irrationnel intime en acte d’achat prévisible et réel – et c’est à ce moment-là que tombe dans l’escarcelle de Google le remerciement des entreprises de commerce qui ont pu « mieux » vendre leur produit en dénichant le consommateur. L’irrationnel devient une mine d’or uniquement parce que Google le transforme, le canalise, le guide vers un acte d’achat. Le nie, en quelque sorte. Or, dans ce monde en destruction, nous avons tous peur de l’avenir. Comme le dit Marilyn Manson dans le film de Michael Moore Bowling for Columbine , les gens consomment pour tenter de vaincre leur peur ; Google surfe sur la peur des gens, et c’est bien ce que montre Shoshana Zuboff tout au long de son magistral essai L’Âge du capitalisme de surveillance , lorsqu’elle constate à de nombreuses reprises que nous sommes à la fois fascinés par la prouesse technologique de Google, et aussi inquiets par son intrusion dans nos vies, mais que nous acceptons finalement de nous y soumettre.

Les exemples sont nombreux de personnes qui, conscientes des dangers de la mise en ordre digital du monde, modifient leur comportement pour devenir des « gens » normaux. C’est l’argument effrayant qui consiste à « ne rien avoir à se reprocher pour ne rien avoir à subir de désagréable », sans que cela n’amène à la conscience que nous allons dès lors nous couler dans un moule qui a été pensé, pré-établi et conditionné par d’autres, pour des buts qui n’ont rien à voir avec la vraie vie. Et qui, de plus, aboutissent à la destruction de la planète par la consommation sans cesse croissante d’électricité que cela produit, par la hausse effarante de la consommation de toutes sortes de produits, par l’épuisement du monde vivant.

Le problème politique pourrait se formuler encore autrement : comment avons-nous pu nous habituer à utiliser des systèmes parfaitement opaques, dont nous ne connaissons en réalité pas vraiment les tenants et aboutissants, sans nous être assurés auparavant que les gens qui inventaient, maniaient et dirigeaient ces systèmes voulaient notre bien, notre émancipation ? Cela nous renvoie alors à la réflexion que faisait un taoïste il y a près de deux mille ans :

« En général, les hommes tiennent pour sages ceux qui leur plaisent, cependant que ceux qui leur plaisent sont ceux qui les amusent. Si donc les sages, que toutes les époques élèvent aux plus hautes fonctions, apportent à celles-ci tantôt la paix tantôt le désordre, cela est dû non à d’éventuels égarements de leur part, mais à cet usage qui consiste à ne rechercher que semblable à soi. Or, comment ne pas s’éloigner du but recherché lorsque, pour s’entourer de sages, on recherche des personnes qui nous ressemblent sans s’être auparavant assuré d’être soi-même sage ? [23] »

Rien de nouveau, donc ? Si : le caractère universel de Google, son emprise globale, ce que l’on pourrait caractériser comme la construction d’un « totalitarisme digital ». Tout cela avec l’incapacité de la plupart d’entre nous à se séparer de son compte Facebook, de son moteur de recherche non confidentiel, de son téléphone intelligent... Et, maintenant, de son QR code – ce formidable outil de contrôle et de répression –, prétendument pour pouvoir circuler « librement ». Librement ?

Philippe Godard

18 août 2021

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« Distancez-vous d’un Maître ! »

[1Ce fait majeur – la disparition d’un outil culturel essentiel depuis deux siècles et demi – est passé finalement

inaperçu. Voir Philippe Godard, Le Mythe de la culture numérique , Le Bord de l’eau, 2015.

[2Aux éditions Gulfstream, coll. « Et toc ! ». Voir aussi Accros aux écrans , Milan, coll. « C ton monde », 2011.

[4L’Âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020, 843 p., p. 25.

[5Ibid., p. 27.

[6Président-directeur général de Google de 2001 à 2011 puis président de son conseil d’administration jusqu’en

2015, Schmidt est devenu, en 2016, président du « Bureau d’innovation » du ministère de la Défense des États-

Unis. En août 2020, il a lancé, en podcast, une série de conversations avec des leaders politiques, des affaires, de

la science et de la technologie, dans le but d’imaginer un futur « plus brillant » suite à la pandémie de Covid-19

(« Reimagine with Eric Schmidt ») . Voir <ericschmidt.com/>

[7Hanke a développé Google Earth et Street View, puis a fondé Niantic Labs.

[9The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business , New York, Alfred A. Knopf, 2013,

315 p.

[10Dans les années 1990, l’état-major nord-américain se préparait à une « guerre de basse intensité

généralisée » ; il n’y a donc là qu’un glissement stratégique vers un nouveau théâtre d’opérations, le monde

virtuel, qui implique cependant le monde « réel », le nôtre et nos vies quotidiennes.

[11Voir son site : <www.w3.org/People/Berners-Lee/> .

[12« Puisque l’information veut être libre, n’écrivez rien sur vous que nous ne voulez pas voir un jour lu au tribunal

ou imprimé à la première page d’un journal. Dans le futur, cet adage ira jusqu’à inclure non seulement ce que

vous dites et écrivez, mais aussi ce que vous « likez » et ce que les autres, auxquels vous êtes connectés, font,

disent et partagent » (p. 55).

[13Cohen, dans le cadre de son travail d’expertise en antiterrorisme, a rencontré Assange en juin 2011 alors qu’il

était au Royaume-Uni. Assange avait sorti, quelques semaines avant Cohen et Schmidt, un ouvrage, Cypherpunks

(OR Books, 2013), dont les thèses sont résolument à l’opposé de celle des Googlemen.

[14Anecdote réelle datant du milieu des années 2010.

[15Raconté par Hal Varian, chef économiste de Google, dans une conférence, Beyond Big Data , NABE Annual

Meeting, États-Unis, San Francisco, 2013.

[16Pour voir ce point en détail, lire Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance , déjà cité.

[17Voir à ce sujet Michel Desmurget, La Fabrique du crétin digital , Paris, Le Seuil, 2020, 576 p.

[18Tel est l’axe de la « doctrine de sécurité nationale », très documentée outre-Atlantique. Voir les ouvrages

d’Howard Zinn sur l’histoire populaire des États-Unis.

[19Voir Philippe Godard, Du terrorisme au consensus , Lyon, éditions Golias, 2016.

[20L’Âge du capitalisme de surveillance , p. 30.

[21Hal Varian, « Computer Mediated Transactions”, American Economic Review : Papers & Proceedings (mai 2010).

[22Hal Varian, Beyond Big Data , NABE Annual Meeting, États-Unis, San Francisco, 2013.

[23Huainan Zi, Des évaluations fallacieuses , Gallimard, « La Pléiade », p. 428.

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