De quoi la ZAD est-elle le surgissement ? Que voulons nous défendre ?

S’engueuler. Dépasser. Avancer.

paru dans lundimatin#145, le 10 mai 2018

Depuis l’abandon du projet d’aéroport et l’offensive brutale du gouvernement, de nombreuses dissensions stratégiques ont éclaté sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Des lecteurs de lundimatin qui se sont rendus sur place nous ont envoyé ces quelques réflexions.

Les derniers mois et les dernières semaines ont, tour-à-tour, remplis de joie, de colère, d’enthousiasme, de doutes, d’interrogation, d’approbation, de découragement, de détermination, de réserve, de déception, d’incompréhension tous ceux qui sont convaincus qu’il faut défendre la ZAD. Nous sommes de ceux-là, nous qui n’habitons pas là-bas et qui pourtant y sommes intimement liés. Ce bouillonnement a culminé à la faveur de la décision de l’État d’envahir, de détruire et d’occuper la moitié de la Zone, et s’est, à notre sens, polarisé entre deux positions :

D’un côté une certaine réserve, conséquence d’une désapprobation de la décision de négocier ; de l’autre l’approbation de la recherche d’un consensus autour de la négociation. Cette seconde position a pu comme la première engendrer une certaine réserve lorsque ledit consensus ne semblait pas être obtenu.

Nous autres qui n’habitons pas la ZAD nous nous sommes interrogés : quelle position adopter qui ne soit pas un simple regard confortablement extérieur ? Notre réponse fut de nous y rendre pour aider à défendre. Mais une fois qu’on a dit ça on n’a encore pas dit grand-chose. Il reste le « Comment défendre la Zone ? » qui suppose qu’on ait répondu au « Que défendons-nous ? »

Il est une évidence pour nous que la ZAD est et devient quelque chose dans le moment historique où nous sommes que nous voulons défendre. Ce quelque chose nous voudrions tenter de le dévoiler après l’avoir éprouvé dans toute sa force – encore que confusément – en passant quelques jours sur place.

On a beaucoup parlé et entendu parlé des conflits qui traversent la ZAD de part en part, qui menaceraient même de la disloquer : conflit quant à l’avenir de la Zone et de ses occupants (agricole/non-agricole), conflit quant à la stratégie de défense à adopter (sur le terrain/ dans les administrations, global/par quartier, négocier/barricader). Ces conflits se déploient entre les différentes composantes de la lutte (Copains 44, Acipa, Cedpa, Occupants, Paysans, Comités de soutien…) mais également au sein même des occupants et habitant de la Zone.

On a par ailleurs vu des copains dépités de l’extérieur prendre de la distance avec tout ça, craindre d’aller sur place, d’autres être affligés des divergences, d’autres encore prendre vivement parti dans l’une ou l’autre des disputes qui animent la Zone tout en les déplorant et en regrettant dans le même mouvement le manque de consensus, d’unité. Et tout cela nous donnait encore la curieuse impression de passer complètement à côté, sans même la voir, de la dimension historique remarquable de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore là-bas.

Dans le fond il nous importe peu de défendre des projets ou un certain usage de la terre, qu’ils soient agricoles ou pas, de défendre une zone humide ou des espaces protégées… Tout cela est d’une grande importance, nous en convenons, mais ne constitue pas à nos yeux la singularité si désirable que l’on appelle la ZAD.

Pour nous, ce qui se prépare et se joue déjà à la ZAD c’est le libre et fantastique foisonnement des multiples façon dont la vie peut s’inventer sans cesse. C’est cela que nous avons à coeur plus que tout au monde de défendre – un endroit où l’existence trouve des formes variées, profuses et singulières dans lesquelles s’incarner, un lieu où ces expressions s’éprouvent librement ; où, par conséquent, elles entrent en friction les unes avec les autres hors de la médiation d’une entité abstraite et supérieure. Mais il est vrai que cela est si rare que nous sommes nombreux à avoir perdu l’habitude et même parfois jusqu’au souvenir de ce libre jeu, tant son surgissement dans l’histoire a tôt fait de n’être plus qu’une simple date à commémorer distraitement.

Tout cela pour dire que les engueulades, les prises de bec, les bastons, les désaccords, les disputes, les conflits, les cris et les empoignades (en assemblée ou ailleurs) ne doivent pas nous faire peur. Tant ils sont le signes d’une vitalité qui a déserté par force le grand corps social momifié.

On a beaucoup dit des conflits qui caractérisent actuellement l’organisation et les discussions au sein de la ZAD qu’ils sont le résultat d’une tactique de l’État, résurgence du vieil adage impérial selon lequel il faut diviser pour mieux régner. Il nous semble que cela est peut-être vrai à certains égards et tout-à-fait faux à bien d’autres. Tentons d’expliquer pourquoi. Un État ne constitue pas à proprement parler un pouvoir de division. Sa spécificité est au contraire de tendre toujours à une plus grande unification, sous son égide, des groupes qu’il prétend gouverner en les réduisant à une somme d’individus. Pour ce faire il lui faut répandre chez chacun, de gré ou de force, le sentiment de la nécessité de l’unité, seul affect finalement à même de provoquer une adhésion plus ou moins consentie.

Considérons maintenant ce qui, de ce point de vue, se joue à la ZAD, à la fois pour ceux qui l’occupent et/ou la défendent mais aussi pour l’État Français. Pour ce dernier la ZAD apparaît précisément comme le surgissement de la tentative d’un certain nombre de groupes humains qui entendent vivre et déployer un organisation sociale à partir d’une portion de territoire hors de l’unité voulue. Ce qui revient à contester en acte la possibilité même de cette unité. Ces différents groupes, finalement animés du sentiment antagonique de la nocivité de l’unité placent leur existence sous le signe du multiple : multiplicité des formes d’habitats, d’activités, de liens, d’organisation, de pensées… Cette multiplicité va indissolublement de pair avec, au sein de chaque groupe, bande ou autre, une volonté d’établir et de conserver son autonomie (son être indivisé), évidemment contre l’unification étatique, mais aussi au sein de la multiplicité des autres groupes qui occupent la ZAD et des autres composantes. Tout l’enjeu de cette réflexion consiste donc à saisir la complexité de ce phénomène d’imbrication pour comprendre que les conflits qui existent sur la ZAD ne sont pas l’effet d’une puissance exogène, mais sont plutôt consubstantiels à l’organisation même de la Zone ; en quoi elle trouve sa singularité historique.

Jusqu’à l’abandon du projet d’aéroport les différents groupes d’habitants et d’occupants ainsi que les autres opposants en lutte ont eu en commun la volonté de contrer un projet économique-étatique. C’est sur cette base que les habitants et occupants entre eux, puis avec les autres composantes et les composante entre elles ont établi une série d’alliances contre un ennemi déclaré commun. On a dit par la suite que l’abandon du projet, qui constitue une victoire sans conteste, fut l’élément déclencheur des conflits, ou du moins leur catalyseur. En réalité l’abandon a eu pour effet de révéler l’essence même de la singularité de la ZAD dans l’époque, mais aussi de modifier les bases sur lesquelles un certain nombre d’alliances furent faites. Ce faisant les alliances apparurent pour ce qu’elles sont : des rapprochements conjoncturels entres des éléments singuliers, autonomes, soucieux de préserver leur singularité et leur autonomie, face à un ennemi commun. Cela a aussi eu pour effet de dessiner en creux et cependant très nettement ce que ces alliances ne furent et ne sont pas : un consensus unifié contractuel autour d’intérêts identiques permanents. L’abandon questionne donc de toutes parts et remet en cause les alliances auxquels tous les groupes, composantes ont consentis, comme à l’issu de n’importe quelle bataille. D’après nous il ne peut en être autrement puisque ce qui fait la nature et la force du mouvement procède justement de sa radicale multiplicité, et de sa capacité au sein de cette multiplicité à faire, à défaire, à refaire des alliances qui n’ont rien d’automatiquement évident. C’est là toute la difficulté : mener une guerre face à un état qui veut nous unifier tout en assumant en notre sein une conflictualité permanente. Situation nécessaire quand des groupes qui tentent de maintenir une autonomie par définition menaçante et menacée, se joignent les uns aux autres dans un but commun. La grande difficulté vient de ce qu’il faut en permanence conjurer le spectre de l’unification tout en parvenant à redéfinir et réinventer sans cesse des alliances selon des modalités nouvelles à même de maintenir l’horizon d’une victoire. C’est pourquoi les conflits qui affleurent notamment dans l’Assemblée des Usages ne sont pour nous en aucun cas à redouter. Nous sommes en paix avec cette conflictualité. Plutôt que de la déplorer nous la faisons nôtre et la défendons.

En revanche nous voyons un risque considérable dans les réactions qui consistent à regretter l’absence d’unité d’une part ou à refuser catégoriquement toute forme d’alliance d’autre part. Elles font toutes deux échos à la volonté étatique car l’état cherche précisément à unifier ce qui ne veut et ne peut l’être sous peine d’être anéanti. Conjurer le conflit c’est détruire l’être et le devenir de la ZAD. Cela serait une défaite par abandon. Refuser toute alliance c’est croire pouvoir mener isolément une guerre et c’est implicitement attendre de tous qu’ils fassent fi de leur autonomie et l’abandonnent pour s’intégrer et se fondre dans ce refus. Refuser toute alliance au nom du fait que les précédentes prendraient fin c’est chercher à contractualiser les liens entre les uns et les autres de toute éternité. De ce point de vue les deux positions décrivent un horizon sensiblement similaire : unité dans la paix interne, unification par absorption.

C’est un art de la guerre qu’il nous faut réinventer. Il est vitale d’assumer pleinement le conflit en réaffirmant la singulière autonomie de chaque groupe et élément. D’une certaine façon notre situation est semblable à celle des tribus primitives dont l’être social est marqué par la guerre, être pour-la-guerre (P. Clastres) et qui voit les colons européens les assaillir. Des alliances se défont, d’autres sont à trouver. Conserver à tout prix les anciennes alliances sur des bases changées ou ne plus faire d’alliance du tout : cela revient au même. C’est refuser la guerre que l’on nous fait, c’est refuser l’être social pour la guerre qui caractérise les sociétés sans État. « Le meilleur ennemi de l’État c’est la guerre » car elle permet de, littéralement, mieux s’entendre.

C’est de tout cela que la ZAD est le surgissement historique dans l’époque qui nous occupe. C’est le surgissement de la Commune et l’on aurait bien tort de se la représenter comme un bulle hors de laquelle on serait parvenu à congédier le bruit et la fureur de tout ce qui tente, irréductiblement, de vivre.

Les situationniste s’étaient plus à relever cette épisode de la Commune de Paris lors duquel une équipe de communards résolus à détruire Notre-Dame de Paris s’étaient trouvés nez-à-nez sur place à un groupe d’artistes et de poètes de la Commune résolus à les en empêcher. On connaît évidemment l’issue, favorable à la cathédrale, de l’âpre bagarre qui s’ensuivit.

Remémorons-nous toutes ces disputes, si violentes et virulentes soient-elles, dont nous sommes les héritiers. Ce sont celle de l’esprit de la Commune libre et vivante.

Gardons-nous de nous faire les jurés distants de ce qui se passe sur place. Prenons part. Peu importe comment, là n’est pas la question. Ou plutôt si, dans les comments. Seuls l’extension et le partage de cette expérience de la dispute nous fera grandir en Commune.

Se garder de l’Unique.
Prendre soin de nos prises de tête.
Sans cesse réinventer.
Se recomposer.
Réagencer.
Défaire d’un côté.
Refaire de l’autre.
S’engueuler. Dépasser. Avancer.

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