En écrivant sur la cybernétique du quotidien, je me retrouve en lutte contre moi-même. Je voyage dans un savoir éclaté (par la division de plus en plus abyssale du travail scientifique), un savoir pléthorique, et terriblement redondant au bout du compte. Or ce savoir affecte. Tout éclaté et abstrait qu’il soit, il nous est resservi à l’envie de façon quotidienne, sous des formes absolument simplistes, quasi irreconnaissables, par une somme impressionnante d’experts, de journalistes, de personnels politique et entrepreneurial.
Ramasser ce que l’on a compris sous forme d’idées forces, c’est aussi faire œuvre politique… la tentation médiatique n’est pas loin. Car si écrire un billet d’humeur ou commenter un évènement met le lecteur face à une pensée subjective reconnaissable, d’égal à égal, faire des analyses théoriques, c’est prendre appui sur une sorte d’objectivité théorisée par les canons de la recherche scientifique, puis dégager des traits parmi une infinité de possibles, et, leur faire dire des vérités… Exactement ce que font les experts et les politiques en allant dégager leurs traits des sciences (sociales, économiques, etc.) qui leur conviennent. Tout ceci pour dire qu’ici mes vérités ne prétendent pas faire théorie, elles relèvent d’une synthèse subjective qui résulte d’un questionnement de longue date sur les fondements conceptuels du management. Si ses conclusions ne sont pas riantes, elles me semblent utiles à partager.
S’il fallait synthétiser la chose d’une formule, je dirais que la propagande contemporaine n’est pas strictement équivalente à celle du colonialisme, en ceci qu’elle n’établit pas formellement d’échelle de valeur raciale, mais qu’elle s’en rapproche, en ceci qu’elle procède de la domestication. On pourrait dire qu’il s’agit de “Domostication“, soit une entreprise visant à faire intérioriser l’équivalent de la domotique au niveau subjectif. En nos intérieurs donc, privés. Cette idée n’est pas en elle-même originale, mais les puissants mécanismes cyber-managériaux qui la sous-tendent, ainsi que leurs incidences politiques sont, semble-t-il, rarement décrits.

Il va sans dire que la propagande vise à mettre un voile de plus en plus épais sur les discriminations effectives. Les personnes sans domicile que Trump prévoit de mettre dans des camps en savent quelque chose (ici nous avons toujours quelques trains de retard, mais la chasse qui a été faite à ces mêmes personnes pour les éloigner de la Capitale, lors des JO, procède du même “esprit“.)
Circularités délétères
Après la seconde guerre mondiale, la laisse économique – qui se resserrait pas à pas avec la mise à bas de la paysannerie, forme d’autonomie alimentaire –, fut compensée par les promesses du confort matériel (automobile, machine à laver, etc.), et tandis que la mondialisation économique rendait la vie du plus grand nombre de plus en plus difficile, avec l’advenue du néolibéralisme (années 1980), le confort matériel fit sa mue sous le vocable universel de « sécurité » (alimentaire, sociale, intérieure, individuelle, civile, etc.). Cette forme, non plus matérielle mais abstraite, de privatisation d’un confort Total (alimentaire, sécuritaire etc.) en est venue, pas à pas, à devenir une sorte de droit individuel légitime, qui évidemment est sans cesse forcé.

Dans le même temps, le matériel en lui-même s’est en bonne part transformé en abstractions numérisées à fort potentiel de contrôle. Ils ont pas à pas pris la forme d’une laisse électronique avec le Tout en Un que campe le téléphone portable (prouesses énergétique lors d’un jogging, connaissances encyclopédiques et publicitaires, relations, achats, films, musique, etc.). Cet objet constitue une privatisation individualisée – une intériorisation des services –, tout en étant un formidable vecteur de mise sous contrainte d’une forme ’“adolescence“ infinie que les forces économiques et politiques excitent et réprimandent à l’envie – Macron peut par exemple promouvoir l’ordinateur à l’école et vilipender les parents qui laissent les enfants trop longtemps devant les écrans –, des claques récurrentes, et progressives, à mesure que les parts du gâteaux réservées à ceux du bas de la cordée se font de plus en plus petites.
Et voilà que nous nous retrouvons aux prises avec des décharges d’adrénaline puissantes contre une panne de serveur, une attente interminable au téléphone pour obtenir quelque service, contre le retard d’un bus, etc. À mesure que les privatisations croissent et que les promesses de l’État providence diminuent, ces salves intérieures se font de plus en plus nombreuses. Habitués que nous sommes, et de longue date, à un certain confort et à l’efficience technique, nous réagissons, malgré nous, à l’égal d’un bourgeois avec une domestique : tout devrait fonctionner selon les canons de ce que cette servante nous doit, puisqu’on la paye. Or à présent, ce qui se doit d’être fonctionnel, c’est la Vie même, dans toute son amplitude… elle aussi possède donc, nécessairement, ses domestiques.

L’État le martèle sans y toucher, le fait systémique est Total (tout est systèmes). Cette “vérité“ concerne le Vivant, mais aussi les abstractions conceptuelles, comme l’indique l’ISO : « Une entité peut être une entité concrète ou une entité abstraite […] entités de domaines tels que les systèmes naturels ou les systèmes conceptuels. » [1] À l’exception de l’objet de notre ressentiment, les objets abstraits (ceux de la recherche par exemple) deviennent donc… des objets ! Les abstractions conceptuelles (la Vie par exemple) en viennent à être aussi animées que nous : elles nous parlent à la première personne, et respirent, tandis que leurs serviteurs pédalent.

En toute logique stricte, systémique, nous sommes nous aussi de potentiels colis transportables.

Bourgeois/domestique, voilà, en quelque sorte, la nouvelle classe, celle des salariés, qui subissent les mêmes processus managériaux et informatiques. Leur statut social en devient analysable, moins selon la nature des métiers, que selon des quantités : de revenus, de pénibilité physique et/ou mentale, de liberté en regard du contrôle techno-managérial. Ce que nous avons en partage c’est notre « servitude volontaire », son visage fantomatique est celui de l’argent transformable en choses. Entre cette liquidité rigidifiée et nous, il y a l’État et ses alliés économiques. Or on peut bien pester tant que l’on veut contre leurs manquements, ce sont eux qui tiennent les rênes de la laisse économique, celle qui nous oblige, au quotidien. En dernier ressort, les discussions qui cherchent à sortir de ce nœud en viennent inévitablement à buter sur l’envers sombre des libéralités promises par l’argent : les puissances de feu que le père fouettard a en réserve et qu’il nous oppose lorsque nous prétendons lui imposer nos propres vues, des acmés de colère qu’il gère d’une main de fer en les reléguant au rang des crises d’acné juvénile, qu’il se paye même, parfois, le luxe d’ignorer.

Cette entrée en matière étant quelque peu lapidaire, reste à en dégager des formes concrètes de façon un brin étayée.
Circularité de l’argent
Suite à la crise des années 1970, l’industrie (production physique d’objets) a été prolongée, puis en bonne part remplacée, par un vaste secteur des services (production abstraite). De leur côté, les abstractions mathématisées de l’informatique, de la cybernétique et de la systémique n’ont cessé de progresser et d’être parties prenantes de la production capitaliste. Dans ce contexte, où des abstractions sont aux sommet de la machine économique, la propagande relève d’un Mich Mach de phrases toutes faites et d’images. Nous en verrons beaucoup dans cet article, et c’est bien normal puisque notre époque est celle des primats du visuel, et, du « pré-vu » (l’objectif est une opération mentale de pré-vision, on y revient ).
Mieux cerner les fondements opérationnels de la propagande néolibérale suppose de commencer par d’inévitables dimensions économiques, et donc par des abstractions qui peuvent être notoirement cyber-systémiques. Elles vont s’éclairer pas à pas au cours de cet article.
« Comment faire pour que les prix de marché soient bien des feedbacks négatifs, faisant tendre les marchés vers leur équilibre, plutôt que des feedbacks positifs, désorganisant toujours davantage la correspondance des plans individuels par une dynamique entropique ? Hayek répond à ces deux exigences par la notion de règles de juste conduite [qui] sont des régularités de comportement des acteurs, indispensables à la cohérence d’ensemble de l’ordre marchand et à la réussite des plans individuels et séparés » [2].
Nous voici retombés dans l’éternel même pensum cybernétique [3] par le fait de Friedrich Hayek, grand inspirateur du néolibéralisme contemporain mis en ordre de marche par Pinochet et Thatcher. Hayek se posait de grandes questions existentielles sur la liberté, celle du marché en regard des comportement désordonnés des consommateurs, ce qui l’a conduit à s’intéresser de près à la psychologie cognitive, notamment dans son ouvrage L’ordre sensoriel (1952), où il discute « de ce qu’il entend par la définition de l’esprit [et] développe son explication de la nature de la relation entre les événements mentaux et physiques, en s’appuyant sur le travail de Bertalanffy. » [4]
Nous sommes ici sur la voie du Corps Un (mentalphysique, et, ses relations). Systémique, ce Corps parle le langage qui est commun à tout le Vivant, aux phénomènes météorologiques et autres systèmes naturels, et aussi, aux machines. C’est le langage de la communication (relations entre organes, entre systèmes), langage qui peut être biologique, textuel, électrique, numérique, etc. Ce langage est capable de réguler un système grâce à l’homéostasie (notion biologique), autrement nommée feedback négatif.
Bertalanffy, qui inspira Hayek, est ce biologiste qui est à l’origine de la systémique contemporaine et qui, redisons le au passage, fut membre du parti national-socialiste (N.S.D.A.P) en Autriche, dès 1938. Il se plaisait à dire que « L’organisme n’apparaît plus, comme auparavant dans la théorie de l’“État cellulaire“, comme une république de parties ayant les mêmes droits et indépendantes les unes des autres, mais bien plutôt comme une structure hiérarchisée, dominée à chaque niveau par le principe du Führer [Führerprinzip] » [5] Le corps systémique (l’« organisme ») équivaut un système politique, l’État et ses organes. Un système est avant tout un modèle, c’est un concept opérationnel pour le corps, les machines, les animaux, le système solaire, etc., etc., etc., et donc pour la Vie, dont l’eau est la servante.
Pour en revenir à Hayek – à l’économie vue depuis son approche cyber-systémique –, il a assisté à l’un des colloques fondateur de la cybernétique de second ordre (juin 1960) « organisé par le physicien von Foerster, désormais “chef de file“ de ce courant. La cybernétique de “second ordre“ s’occupait des relations entre les éléments, tout comme le faisait la première, mais elle s’intéressait aussi, à la différence de celle-ci, aux éléments eux-mêmes, à l’organisation interne (de la boîte noire) et à l’autonomie de l’objet : c’est donc une cybernétique “réflexive“ […] de là le préfixe auto. Ainsi Hayek s’intéressa-t-il à la “théorie des phénomènes complexes“, à ses promoteurs et à ses concepts. L’idée même de complexité, sans remonter jusqu’à Héraclite, est apparue avec le développement de la cybernétique. » [6]
En fait, pour Hayek, toute la complexité semble pouvoir résider en ceci : si le marché est considéré comme un idéal lorsqu’il s’agit de la liberté d’entreprendre, le hic réside dans le fait que l’exercice des libertés individuelles ne garantit pas l’équilibre du système. Il y manque donc un dispositif de contrôle. Ce qu’Hayek résout ainsi : « Cet ajustement mutuel des plans individuels est provoqué par un processus que nous avons appris à appeler rétroaction négative… » [7]
De façon à combiner la liberté d’entreprendre nécessaire à la concurrence sur le Marché, avec les intérêts individuels potentiellement désordonnés, il convient de miser sur l’individu systémique (régulé par l’homéostasie/feedback négatif). Dans ces lignes, on nommera cet individu « auto ».

Moralité, on est fondé à conclure que les cycles (A) et (B) qui nous sont désormais familiers [8] et sont omniprésents en management, le sont à la mesure de leur importance pour l’économie néolibérale, celle qui s’est imposée dans nos contrées avec le « New Public management » (« Nouvelle gestion publique » en français) inspiré par Margaret Thatcher [9] et qui a essaimé en Europe au cours des années 1980. Son artisan le plus déterminé, en France, fut Nicolas Sarkozy, qui a notamment mis en place la Révision Générale des Politiques publiques (RGPP) inspirée du New Public Management. Il a fait bien des émules depuis. Et puisqu’il est question de notre beau pays, voici l’occasion de faire remarquer que les rigueurs des approches cyber-managériales y ont été décuplées dans la fonction publique, dans un premier temps dans celle qui a été privatisée (France Télécom, puis la Poste, etc.), vint plus tard l’hôpital… bientôt le Fret SNCF. L’État fort, hyper centralisé, a combiné la rigueur de ses modèles bureaucratiques avec ceux du privé. Cette démultiplication du rationalisme, délétère, a été porté à la connaissance du public de façon inaugurale, par les médias, avec les suicides en série qui ont eu lieu chez France Télécom.

Des promesses de carton, Niamey (Niger) 2009
Mais revenons sur les boucles de rétroaction cyber-systémiques : « En 1909, l’économiste français Albert Aftalion (1874-1956) expliquait les fluctuations cycliques des systèmes économiques par le modèle de la boucle de rétroaction d’un four à régulation manuelle. Dans l’analyse mathématique de la dynamique économique, le concept de boucle fermée est apparu pour la première fois au début des années 1930, employé par des pionniers de l’économétrie, tels que Ragnar Frisch et Michal Kalecki. Plus généralement, les méthodes d’ingénierie des systèmes ont été introduites dans la théorie économique à la fin des années 1940. Ce processus a culminé dans le livre d’Arnold Tustin de 1953, The Mechanism of Economic Systems. » [10] Par ailleurs, Marx proposa lui aussi une théorie des cycles économique et des crises, fondée sur la contradiction entre baisse des salaires (pour faire des profits) et surproduction engendrée par la perte de pouvoir d’achat. L’économiste autrichien de renommée internationale, Joseph Schumpeter, semble s’être inspiré de Marx et publia notamment, en 1939, Le cycle des affaires [11], dans lequel les cycles économiques s’expliquent par l’innovation [12].
Malgré les difficultés rencontrées par les experts pour définir un cycle économique aussi indiscutable que le cycle des saisons, le capitalisme repose bel et bien sur les nécessités d’un cycle infini, presque “naturel“, d’augmentation de la productivité.
On ne saurait quitter les dimensions économiques sans dire quelques mots sur leur valeur maîtresse. « L’argent peut être considéré dans des termes marxistes comme la représentation de la valeur (de l’importance) du travail productif (de la création humaine), aussi bien que comme le moyen par lequel il est mesuré (temps de travail) et coordonné socialement (marché, lois, droits) ; mais il s’agit d’une représentation qui fait exister la chose même qu’elle représente puisque, après tout, dans une économie de marché, les gens travaillent pour avoir de l’argent. On pourrait alors soutenir que la valeur est la manière dont nos propres actions s’inscrivent dans l’imagination […]. Cela se produit toujours au moyen d’un truchement concret, quel qu’il soit, qui peut être pratiquement tout et n’importe quoi : performances oratoires, vaisselle somptueuse, pyramides égyptiennes – et ces objets, à leur tour (à moins qu’ils ne soient des substances hautement génériques comme l’argent qui représente une pure potentialité), tendent à incorporer dans leur propre structure une espèce de modèle schématique des formes d’actions créatives qui les font exister, mais deviennent aussi des objets de désir qui finissent par motiver les acteurs à accomplir ces actions mêmes. Tout comme le désir d’argent pousse quelqu’un à travailler… » [13]
Argent, temps, objets … et avec le modèle systémique, hautement générique, s’ouvrent toutes les potentialités d’incarnation des abstractions (concepts, idées, désirs, formules mathématiques, etc.) dans des formes matérialisées, potentiellement vivantes, qui sont souvent un brin messianiques, parfois fort pragmatiques, parfois poétiques…
… Au musée Carnavalet, institution de la Ville de Paris, dans la vitrine des monnaies gauloises, un dessin d’enfant représente le cosmos agrémenté de planètes. L’une d’entre elles, trouée au centre, figure une sorte d’ :) : « J’ai voulu mettre une monnaie dans l’espace car elle est ronde comme une planète et tout à sa place dans la galaxie. » (Baptiste, 8 ans).
Le cercle : un très vieux maître
La symbolique du cercle renvoie à l’économie comme nous venons de le voir (cycles, boucles de rétroaction, pièces de monnaie), et dans la vie courante, le cercle est présent de façon massive avec les pictos des téléphones portables, avec le feedback (rétroaction) qui s’affiche au boulot et sur nos ordinateurs, et, plus récemment, du fait du Développement Durable, le cercle renvoie massivement, dans l’imagerie, à la Terre.
« Le cercle est une figure qui exerce une réelle fascination sur l’imagination humaine. Ce fait ne peut être réduit à une simple dimension subjective ; il reflète tout autant une dimension objective, constituant ainsi l’un des archétypes les plus universels. C’est à travers la révélation de sa forme que Parménide a fondé la métaphysique occidentale, en s’appuyant sur l’intuition d’une identité de l’être et du connaître. De fait, le symbole du cercle semble avoir partout joué le rôle d’un support de méditation pour les rapports de l’apparaître, du connaître et de l’être. C’est ainsi que les grandes oppositions catégoriales, à commencer par celles liées à l’espace et au temps, ont été mises en ordre sur des schèmes circulaires (rose des vents, calendriers, zodiaque, etc.) » [14]
Il apparaît donc que le cercle aurait une dimension symbolique universelle, à la fois subjective et objective, car à la différence des formes géométriques telles que le carré ou le triangle, par le soleil ou la lune notamment, le cercle existe dans la nature (objets qui peuvent être observés), raison également pour laquelle le cercle est couramment vénéré. Dans les traditions religieuses d’Orient comme d’Occident, il symbolise l’unité du cosmos, l’intelligence infinie du divin, et l’esprit humain, en contemplation ou en méditation devant la révélation. Shiva-Nataraja (dieu Indou) par exemple, est représenté dansant dans un cercle de flammes ; de leur côté, les moines bouddhistes sri-lankais peints bien avant notre ère, ou encore les visages du Christ et des saints chrétiens, sont représentés sur fond de cercles d’or ou d’auréoles.

(début du XVIᵉ)

centre de l’Univers (début du XVIIIᵉ)
Symbole du fini et de l’infini, le cercle est symbole d’espace et de temps, il est également le support aux représentations de la matière. Espace/temps et Matière sont deux concepts parmi les plus fondamentaux de la métaphysique occidentale, ils relèvent à présent des sciences de la physique, tout comme de celles du management…
Cette image aborde bien des dimensions tant métaphysiques que physiques : « Forme parfaite par excellence, le cercle ne connait ni commencement ni fin. Il évoque tout à la fois la sérénité et le mouvement, le temps et l’espace, le ciel et la terre. Plus récemment, le cercle s’est imposé comme le symbole de notre planète, de sa richesse et de la fragilité de ses équilibres fondamentaux. »
Des valeurs d’excellence, et de mouvement dans la sérénité ; le temps, et l’espace avec son objet maître, la Terre ; l’éternité du « ni commencement ni fin », qui est foncièrement chrétienne comme l’indique le Littré : « Durée qui n’a ni commencement ni fin. Dieu est de toute éternité » [15] ; l’anneau, qui symbolise l’alliance et l’union par le mariage, ce qui donne, traduit en langage managérial : « Alliance, symbole d’union entre deux individus, ou entre un homme et une communauté ». Qui est cet homme unique qui fait lien avec la communauté ? Ce qui est certain, c’est qu’après l’union vient l’heure de la procréation. L’image correspondante (en bas) suggère que l’« on peut voir dans le symbole deux bras dont la réunion entoure et protège », or ce symbole montre tout aussi bien quelque chose d’un sexe féminin. Nous sommes invités dans la matrice : « au centre de cette enveloppe protectrice un fruit précieux, l’homme ». Revoici donc l’Homme générique et précieux, celui-là même dont « la préservation est notre raisons d’être ».
L’entreprise considérée est très communément, à la fois liturgique et naturalisante. Elle décrète le règne du mouvement éternel de l’excellence, et se place en surplomb de l’espèce en se déclarant Matrice absolue, pure de toute souillure. Vierge Marie contemporaine vouées à la préservation et aux soins, qui offre au paternalisme une forme Une, indiscutablement noble et …innocente… …Ah, et si on pouvait la prendre pour la « Pachamama » !

Terre, matière première
S’affichant comme nourricières, presque divines, les formes circulaires sont systémiques : elles sont des composés de concepts abstraits et sont capables d’auto-réplication (machine de Turing) ou de démultiplications.


Trinité du Développement Durable : Les Trois Piliers du Développement, en nœuds borroméens





Les flèches temporelles se font matière terrestre.
Temps cyclique et Matière mêlés, tout comme la vierge, ce Tout en Un serait capable d’auto-conception : l’autopoïèse systémique. Ce Tout en Un se génère et se régénère par mutation.

Des organes aux échelles systémiques
« La cybernétique de “second ordre“ s’occupait des relations entre les éléments [et de] l’autonomie de l’objet. »
Dans la propagande, les corps qui guident ou prient les formes sont des organes autonomes et innocents, des mains.
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. […] Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
Aristote [16]

Organes parlants :



La main laisse parfois entrevoir ses attributs sociaux…


Le processus concret suivi par ces managers est évidemment référencé, et, systémique.

Responsabilité sociétale des entreprises (RSE)
Les échelles de valeurs qui régissent les systèmes sont “renversantes“ : un organe autonome peut être un système à part entière ou un sous-système, voire un sous-sous-système etc. Agencements qui s’échellent du haut vers le bas, et réciproquement : du corps à ses sous organes ou de chaque organe au corps ; d’un ville, aux villes, au pays, à tous les pays, au monde, ou inversement.


Les économies d’échelles procèdent par regroupement en Un : fusion/acquisition. Elles s’“organicisent“ en sous-systèmes : sous-traitance, délocalisations.
Intermède physique : Corps religion

Glossaire de Salomon de Constance, copié en 1165 au couvent de Prüfening (Allemagne)
« L’image donne à voir les rapports de proportion entre le corps humain et le monde, Dieu ayant utilisé les mêmes nombres pour créer l’un et l’autre. Les inscriptions détaillent les correspondances entre la rotondité de la tête et la sphère céleste, entre les sept ouvertures du visage et les sept planètes, entre les quatre éléments et les cinq sens. Les liaisons scripturaires inscrivent ce corps dans un réseau de lignes géométriques qui rendent visible son inclusion dans l’ordre plus vaste du macrocosme. » [17]
Plus près de nous, le surréaliste Benjamin Péret fit des travaux ethnologiques au Brésil : « Le phénomène de la transe est au centre du dispositif afro-brésilien. C’est donc par l’intermédiaire des corps dansant, au moyen de la grâce, que les humains peuvent accéder à une réalité supérieure, aux épousailles lyriques et mystiques avec le cosmos. Péret identifie dans cette religion du corps les prémices de l’abolition des dualités – et des hiérarchies – à laquelle il s’est attaché depuis son entrée en surréalisme. Le principe de fusion de l’esprit et du corps, du concret et de l’abstrait [il les retrouvera] dans la conception de l’“amour sublime“ qui “offre une voie de transmutation aboutissant à l’accord de la chair et de l’esprit, tendant à les fondre en une unité supérieure où l’une ne puisse pas être distinguée de l’autre.“ [18] Cette “unité supérieure“ rejoint le concept de surréalité, la “réalité absolue“ où les contradictions sont appelée à être résolue dialectiquement, que l’on retrouve dans les danses médiumniques.
Les éléments contradictoires ne sont pas condamnés à se perdre ou à disparaître, mais à créer entre eux un mouvement, à tisser une harmonie hors des emboitements logiques. Cette conception unitaire de l’existence – le “point suprême“ que Breton assigna comme but à l’activité surréaliste –, on la voit à l’œuvre au sein des croyances afro-brésilienne. Le monde physique et l’univers abstrait y sont parallèles et inséparables. L’extase réalise la communion entre le surnaturel et le naturel. » [19]
Le temps, métaphysique et politique
Symbole du fini et de l’infini, le cercle symbolise la notion métaphysique qui est sans doute la plus abstraite de toute, le temps. En tant que pure mouvement, c’est lui qui donne toute son efficience à la boucle de rétroaction. D’autres cercles temporels l’ont bien sur précédée, le calendrier maya, ou le cercle de feu au centre duquel danse Shiva, or revisité par la métaphysique scientifique, Shiva « règle la marche de l’univers », sa danse « est l’écoulement du temps », c’est ce que nous indique le physicien quantique Carlo Rovelli [20]. Par ailleurs, nos horloges et nos montres sont circulaires, et si la notion de « roue du temps » appartient au bouddhisme tibétain, les « roues de Deming » (feedback) sont tout aussi temporelles.
Les cycles temporels symbolisent l’économie en mouvement, comme nous l’avons vu, mais, bien plus classiquement, ils symbolisent le cycle naturel, qui est en lien avec les saisons et le renouvellement de la nature (nourricière), avec les mouvements du soleil qui se lève et se couche de façon cyclique, à ’l’infini’, ou, ceux de la lune. Cette régénérescence temporelle a constitué pendant fort longtemps la base de la mesure du temps humain (à compter du moment où des humains se sont mis à établir des mesures). Les conceptions contemporaines occidentales d’un doux cycle des saisons, de son éternité régénérative, rattachent fréquemment ce cycle temporel aux polythéismes, et, de fait, l’Antiquité et son panthéon de dieux et de déesses fort bigarrés en était coutumière. Chaque cité possédait son propre calendrier sacré, lunaire ou solaire. Mais ceux-ci était tout à la fois sacrés, et, politiques. « Des magistrats étaient chargés de régler les concordances entre les calendrier des différentes cités. » [21] et à Athènes, le calendrier religieux était « tantôt rythmé suivant les phases effectives de la lune, tantôt modifié de façon autoritaire par l’archonte (dirigeant politique) » [22]. Macron, en maître des horloges, a donc bien des ascendants.
Les représentations temporelles cycliques sont évidemment culturelles : « C’est ainsi qu’ont été enseignées presque partout les doctrines de la métempsychose ou de la réincarnation et de l’éternel retour. Ces conceptions ont régné en Asie, en Amérique précolombienne et ont pénétré jusqu’en Grèce, où elles ont pu coexister, notamment chez les Pythagoriciens, avec des recherches astronomiques. » [23]

L’éternel retour est communément figuré par un serpent qui se mord la queue. Nommé Ouroboros en Grèce, cette même figuration est attestée en Égypte, en Chine, au Moyen Orient, en Amérique du Sud, en Afrique de l’Ouest etc. Ses significations sont variées mais renvoient notamment au mouvement, ou encore à la capacité d’autofécondation (autopoïèse), et à l’union de principes opposés (comme dans le Yin et le Yang). Mais dans la tradition Indoue, il renvoie à la réincarnation répétitive du même, qui est une calamité.
L’historien et anthropologue Jean-Pierre Vernant explique le cycle et sa portée mythique avec la figure de Prométhée, ce dieu qui, selon nos légendes, apporta le feu aux humains et inaugura ainsi leur devenir technique. « Prométhée est un être ambigu, sa place dans le monde divin n’est pas claire. L’histoire de son foie qui est dévoré tous les jours et qui repousse pareil à lui-même pendant la nuit montre qu’il y a au moins trois types de temps et de vitalité. Il y a le temps des dieux, l’éternité où rien ne se passe, tout est déjà là, rien ne disparaît. Il y a le temps des hommes, qui est un temps linéaire, toujours dans le même sens, on naît, on grandit, on est adulte, on vieillit et on meurt. Tous les êtres vivants y sont soumis. Comme le dit Platon, c’est un temps qui va en ligne droite. Il y a enfin un troisième temps auquel fait penser le foie de Prométhée, celui-ci est circulaire ou en zigzag. Il indique une existence semblable à la lune, par exemple, qui grandit, périt puis renait, et cela indéfiniment. Ce temps prométhéen est semblable aux mouvements des astres, c’est-à-dire à ces mouvements circulaires qui s’inscrivent dans le temps, qui permettent de mesurer le temps par eux.[…] Le personnage de Prométhée lui aussi est étiré, comme son foie, entre le temps linéaire des humains et l’être éternel des dieux. […] Il représente la charnière entre l’époque très lointaine où, dans le cosmos, il n’y avait pas encore de temps, où les dieux et les hommes étaient mélangés, où la non-mort, l’immortalité régnait, et l’époque des mortels, dorénavant séparés des dieux, soumis à la mort et au temps qui passe. Le foie de Prométhée est à l’image des astres, semblable à ce qui donne rythme et mesure à l’éternité divine et joue ainsi un rôle de médiation entre le monde divin et le monde humain. » [24]
En mêlant intemporel et mortalité, le temps cyclique prométhéen s’inscrit dans le calendrier sacré (naturel et éternel divin), lequel renvoie métaphoriquement à celui du développement potentiellement infini de la technique. De façon plus tardive et avec une figure maternelle, c’est ce qu’allégorise ce passage du Roman de la rose (XIIIᵉ siècle) [25].
Nature, qui pensait aux choses
Qui sont dessous le ciel encloses,
Dedans sa forge se rendait
Où tous ses soins mettait
Une à une à forger les pièces
Pour continuer les espèces,
Car les pièces tant les font vivre
Que Mort contre elles ne peut rien.
S’agissant de réalités plus terre à terre, avec Clistène d’Athènes (VIᵉ siècle av. J.-C.), advint une réforme politique d’importance. De façon à lutter contre l’emprise des aristocrates, le territoire fut recomposé en démos fondés sur le droit du sol, les modalités de prise de décisions politiques évoluèrent, de même que le calendrier (« prytanie » : un dixième de l’année). « L’organisation du temps se calque sur celle de l’espace : avoir la prytanie, c’est, pour une tribu, à la fois occuper telle position dans le cours de l’année politique et déléguer cinquante des siens au foyer commun qui est le cœur de la polis. » [26]
Temps et espace se rapprochent, l’organisation et la mesure du temps ont des portées politiques, conceptuelles et concrètes, et, en Grèce, des conceptions de ce que nous nommons le « temps historique » vont pas à pas émerger. Elles vont notamment se traduire dans les premiers récits factuels de l’Histoire, ceux d’Hérodote. Les nouvelles perceptions et pratiques vont avoir des incidences sur la tenue des procès, sur l’éducation, etc., et mettront le temps indéfini du mythe quelque peu à distance. [27]
Tout comme Clistène d’Athènes et ses pairs, les révolutionnaires de 1789 ont reconfiguré le calendrier : « La raison veut que nous suivions la nature, plutôt que de nous traîner servilement sur les traces erronées de nos prédécesseurs. » [28] Ce qui est visé, c’est notamment la notion de « semaine » de sept jours, qui est d’origine Biblique. Elle va disparaître au profit d’un comptage sur dix jours. La semaine était jusque-là liée à la promesse de l’advenue d’un Messie, figure qui se forgea, à partir de l’exil du peuple juif à Babylone, en rencontrant « l’idée zoroastrienne d’un temps fini, assujetti à l’esprit qui détruit, et d’un temps infini régi par l’esprit qui unit, lequel succéderait au premier par la volonté du dieu suprême. De la fusion des idées messianiques juives et des idées iraniennes, qui attribuaient donc une durée limitée à l’empire du mal, devait naître l’espoir du triomphe de la Lumière sur les Ténèbres. L’humanité était donc appelée à passer du règne des Ténèbres à celui de la Lumière quand la fin des temps (de l’empire du mal) adviendrait. Le christianisme primitif, qui reçut ce double héritage, contribua certainement à renforcer la conception linéaire du temps, selon laquelle des événements fondateurs d’un temps nouveau peuvent survenir, par opposition à la conception cyclique, qui fait du temps un perpétuel recommencement des mêmes événements. » [29]
Mais, puisqu’il s’agit de conceptions humaines, aucune des deux principales représentations du temps (cyclique et linéaire) ne sont univoques, voici donc une approche inverse à celle qui vient d’être décrite, en situation de crise politique à Rome : « dans le cas d’une conception linéaire, le temps s’oriente de façon irréversible vers l’avenir, que ce soit dans le sens du progrès ou du déclin [30] ; le retour en arrière, la répétition du passé sont exclus. Ainsi la décadence ne peut que s’aggraver pour aboutir finalement à la dissolution de la cité. En revanche, selon la conception cyclique, l’histoire est constituée de cycles qui se succèdent à l’infini. Ce schéma implique nécessairement et successivement la destruction et la renaissance. Cette vision offre la possibilité d’un nouveau commencement qui correspond au début d’un nouveau cycle historique, après que le déclin atteint son point extrême. [Mais que ce soit le temps cyclique ou linéaire], il s’agit de visions également déterministes [31], dans le sens où elles reposent sur un schéma préétabli qui doit être accompli indépendamment de l’action humaine. » [32]
On peut conclure de cette rapide incursion dans la notion de temps que, s’appuyant sur des considérations mythiques, métaphysiques ou religieuses, ses conceptions sont différenciées selon les cultures et les époques, tout en ayant fréquemment des traits communs émanant de perceptions liées aux mouvements des astres, au cycle des saisons, à la naissance et à la mort. Par ailleurs, le temps est devenu un moyen de mesure, et, de longue date en occident, il a eu des visées et des incidences politiques. Le temps contemporain revêt deux formes : linéaire et cyclique.
À la croisée des temps
Comme nous l’avons vu dans Cyberbasiques, la flèche du temps linéaire, dans son acception scientifique actuelle, pointe vers le chaos à l’horizon de plusieurs milliard d’années (entropie). La culture managériale néolibérale, quant à elle, use de la flèche du temps en l’articulant au progrès, lequel est rendu opérationnel grâce l’usage d’une double temporalité : Le progrès linéaire est continu (amélioration continue), et le moteur temporel de ce miracle provient du temps prométhéen contemporain : le temps cyclique rétroactif.

Cette double temporalité linéaire et cyclique fait notamment écho à celle de Saint-Simon (1760-1825), économiste et militaire français, philosophe de l’industrialisme et fondateur d’une école de pensée, le Saint-simonisme. Dans son traité de Philosophie positive, en empruntant le terme à la biologie, il pose qu’il faut « organiser », et, il dégage trois étapes historiques de l’histoire sociale : le système gréco-romain, le système féodalo-militaire, le système scientifique et industriel, qui est en germe à son époque et « pour lequel il milite » [33]. Le temps linéaire, celui du progrès de l’Histoire grâce aux sciences, il le place sous l’égide d’un gouvernement par l’élite (scientifique, industrielle etc.), et lui adjoint le temps cyclique (rétroactif). Il va en effet concevoir un Nouveau christianisme, que l’on peut qualifier de laïc, qui concerne les questions morales et religieuses du système politique qu’il appelle de ses vœux (scientifico-industriel) : par révolution temporelle, Saint-Simon inscrit cette religion dans une origine gréco-romaine, c’est-à-dire dans la fraternité Paulinienne, l’amour fraternel. Mais voilà que cette notion de retour à l’origine, qui correspond au terme « révolution » en tant que « revolvere » en latin, fut également adoubée par les nazis. Le temps est une abstraction à la croisée du métaphysique et du politique, les idéologies s’y recyclent et y mutent à l’envie.
La double temporalité néolibérale est, en apparence, d’essence moins religieuse que celle de Saint-Simon. Adossée aux nouveaux moyens de production bio-informationnels, elle fait écho à ce propos de David Engels : « En temps de crise, le déterminisme rend les malheurs présents plus supportables en prônant leur inévitabilité. [34] ». C’est ce déterminisme redoublé dans un tout en Un temporel (linéaire et cyclique), qu’il va maintenant s’agir d’explorer.
Du temps qui insiste
Notre perception commune du temps est notoirement chronologique, c’est le temps de l’Histoire, un temps irréversible : aucun événement ayant eu lieu ne pourra se reproduire à l’instant de sa première advenue, ainsi un mort ne reviendra pas à la vie. Et ce temps est tourné vers le futur, c’est ce qui lui donne sa connotation d’espérance telle qu’elle est ancrée dans la pensée occidentale, que ce soit avec la parousie (retour du Christ), avec le progrès (Lumières), avec l’évolution (biologie).
Ce qui s’invente avec le Progrès est l’idée que l’on vit non seulement un temps linéaire mais que celui-ci pointe vers le mieux. [35]

Tout comme la religion chrétienne, la tradition scientifique nous a enseigné pendant longtemps que le temps est linéaire : une cause engendre des effets. Il s’agit d’une articulation temporelle : 1/ causse -> 2/ effets. Ainsi le travail scientifique consiste à dégager des vérités en observant des objets ou des phénomènes, à faire la preuve de leur agencement selon les lois de la nature, et, donc, selon la temporalité linéaire des causes qui engendrent des effets, lesquels doivent être mesurables et reproductibles en laboratoire. L’espérance dans le progrès, d’une recherche à l’autre, est ce qui, en quelque sorte, a pris le pas sur l’espérance en un au-delà de l’existence terrestre. Les promesses apaisantes de résurrection ou de retour du Christ sur Terre s’atténuant, l’espérance se déplace vers une progressivité raisonnable et rationalisable, un appel à un futur meilleur et atteignable. On peut remarquer que c’est à peu près l’état d’esprit qui a régné, notamment en Europe, durant et au-delà des trente glorieuses.
Le temps linéaire est extrêmement bien charpenté et notre perception du temps reste façonnée par d’innombrables linéarités, à commencer par celle de la conscience de notre mort, des douleurs ressenties lors de celle nos proches, pour lesquelles la médecine n’offre que des secours temporaires. Ce temps est également celui des horloges, premier instrument de contrôle à avoir été installé dans les usines naissantes, à l’heure actuelle il est mondialisé et normalisée par l’ISO : les jours de la semaine sont numérotés de 1 à 7. Par ailleurs la recherche cause -> effets est pleinement opérationnelle dans bien des sciences, etc. Le temps cyclique lui-même nous apparaît comme principalement linéaire : le renouvellement des saisons et de la nature s’inscrivent à présent dans la temporalité de l’Histoire, tout est à la fois mortel et en évolution, à commencer par la nature qui n’en peut plus et s’inscrit ainsi dans les perspectives chaotiques de la flèche du temps thermodynamique (entropie). Car n’en déplaise à la religion et au progrès, la linéarité n’est pas que promesse de réjouissances, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Rome, en cas de crise « la décadence ne peut que s’aggraver, pour aboutir finalement à la dissolution de la cité ».
Soutenue par les réalités critiques du réchauffement climatique, avec une approche rationalisée par le temps linéaire entropique, la « décadence » se retrouve dans les analyses de la colapsologie (Pablo Servigne). Cette notion de décadence étaye également bien des analyses généralement de droite (et au-delà), le gouvernement par la peur y trouve de quoi alimenter ses politiques. Parmi une infinité d’exemple possibles, on peut citer sa mise en oeuvre intime lors de la période du Covid, avec par exemple les messages reçus sur nos téléphones à l’issue de l’allocution présidentielle « Nous sommes en guerre », messages qui préfiguraient ceux d’« Alerte extrêmement grave » reçus – sous couvert de procédure exceptionnelle de type antiterroriste – par les habitants des bords de Seine ayant à prévoir des difficultés pour rejoindre leur domicile lors des Jeux Olympiques ; des opérations de police s’intitulent « Place nette XXL » [36] et convoquent de très sombres souvenirs, etc.
Les contradictions du temps linéaire, qui peut aussi bien être de progrès que de catastrophes, favorisent les injonctions “à bien se tenir“, c’est ce que la chrétienté stipulait déjà : l’horizon temporel est possiblement heureux (parousie ) ou chaotique (apocalypse). Mais, si nous sommes principalement façonnés et gouvernés par la temporalité linéaire des horloges et du progrès, si la recherche scientifique est financée car elle relève de cette même linéarité, le temps cyclique, notamment économique et cyber-systémique, offre des recours symbolique et opérationnel précieux contre les contradictions du temps linéaire, et plus encore, contre le déterminisme des catastrophes annoncées. Le temps cyclique, ce serait presque « la bonne nouvelle ».
Intermède Physique : Le temps, une pure émotion
II est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures, par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits.
Descartes [37]
Déjà, pour Aristote, « le temps permet de prévoir par inférence des événements futurs à partir du passé. » [38] Il ne manque pas grand-chose à ces mots pour que le temps contemporain s’exprime selon le canon cyclique de la nature elle-même, l’équivalent de l’amélioration continue. Et, de fait, le temps même de la science peut être pensé en tant que cyclique, il correspond à un renouvellement constant des vérités qui sont découvertes. C’est du reste ce qui justifie sa pertinence en regard des religions : une vérité scientifique n’est jamais définitive. Elle part des connaissances qui la précèdent pour les améliorer.
L’acquisition d’une certitude palpable selon laquelle le monde des hommes est rond, grâce aux Découvertes, provoquera de façon incommensurable l’idéation totale de l’Humanité (et de son Histoire qui tendra désormais à être cyclique comme la Terre.) [39]
On doit à John Stuart Mill (1806 – 1873) – philosophe, logicien et économiste britannique, penseur libéral parmi les plus influents du XIXᵉ, et partisan de l’utilitarisme – d’avoir formalisé le concept d’idéation : « processus créatif de production, développement, et communication de nouvelles idées ; le terme idée signifie ici un élément de base de la pensée, ou plutôt de la vie psychique en général, qui peut être aussi bien sensoriel ou concret qu’abstrait. » [40] L’image mentale, la pré-vision, procèdent de l’idéation.
Mais revenons aux sciences, à celles de la physique qui ont en charge de définir les évolutions de la notion scientifique de temps. La physique a rebattu les cartes temporelles au cours de la première moitié du XXᵉ siècle : « Pour nous, les battements du pendule mesurent le temps qui s’écoule. Pour le physicien, le temps Newtonien, régulier et immuable, a cédé la place à l’espace-temps de la relativité d’Einstein. Cependant la relativité générale n’est pas compatible avec la physique quantique. Pour comprendre comment était l’Univers à ses débuts, il faut faire appel à des hypothèses encore plus audacieuses : la théorie des cordes et la gravité quantique à boucles, qui pourraient se passer de la notion de temps. Ces théories prédisent des violations de la théorie d’Einstein. » [41]
(Passons sur les viols conceptuels !) Les recherches quantiques cherchent à se passer de la notion de temps. Et selon le physicien quantique Carlo Rovelli [42], le temps relèverait de l’émotion.
« L’“espace“ n’est rien d’autre que la condition permettant de concevoir de multiples aspects simultanément, par annulation du temps. » [43]
Y’aurait-il, dans cette idéation, la raison d’être d’un futur physique sans temps ?
Nourrir en retour (feed back) : moteur actif de la matière
Malgré les évolutions conceptuelles abstraites presque inatteignables par l’esprit, et malgré ses doutes théoriques, la recherche quantique est efficace : des objets sont produits. Et c’est bien dans leur monde que nous vivons, celui des catastrophes annoncées (linéaires), et des remèdes circulaires imposés aux forceps.
« L’univers comme un tout tend à se délabrer » [44]. Placés au sommet des possibles, ces propos catastrophistes du cybernéticien Norbert Wiener concernent l’entropie linéaire, laquelle l’a conduit à formaliser, en tant que progrès nécessaire à réaliser, une optimisation de l’organisation soutenue par les procédés cybernétiques du feedback négatif (homéostasie) [45]. Cette rétroaction cyclique, omniprésente dans la symbolique utilisée en entreprise, sur nos ordinateurs, etc. [46], est hautement compatible avec le concept d’éternité biblique que nous avons déjà rencontré dans la propagande managériale : « Le cercle ne connait ni commencement ni fin » ; elle est plus compatible encore avec le cyclique de l’éternel retour, qui est très largement publicisé par la métaphysique managériale avec des symboles inspirés du taoïsme et de l’hindouisme.

Comme nous l’avons vu, au plan de l’imaginaire l’éternel retour souffre, tout comme le temps linéaire, de possibles contradictions. Ce cycle, qui est donc celui du renouvellement permanent du cycle lunaire ou solaire, et du cycle de la nature, ou la capacité d’autofécondation (autopoïèse), ou encore l’union de principes opposés (Yin et Yang), nous en avons déjà vu des exemples imagés. Mais ce cycle peut également être la calamité de l’éternel retour du même. Nous verrons, qu’en fait, cette calamité n’en est manifestement pas une.
Parfois qualifiées de « non-linéaires », les boucles de rétroaction cybernétiques (feedback) sont bien temporelles.
Leur “esprit“ est proche de celui du « Taijitu » (symbole taoïste du yin et du yang).
« Le Taijitu représente les cycles qui animent l’univers fondés sur la dualité yin et yang, c’est-à-dire sur la matière. Le symbole du Taijitu traduit bien la présence d’une énergie qui fait tourner le monde, le tao. En même temps, le Taijitu symbolise l’unité des phénomènes ainsi que la stabilité du temps. Plus qu’un enchaînement, le temps serait alors l’expression d’une symétrie entre la cause et la conséquence. » [48]
Cette approche occidentale du Taijitu installe l’énergie en principe premier faisant « tourner le monde ». Énergie qui était également le principe primordial de la thermodynamique au temps de la métaphore de L’homme machine, lorsque la première loi de la thermodynamique « rien ne se perd, tout se transforme » était reine. La conception contemporaine du Vivant bio-systémique est également rattachée à la thermodynamique, tout y est circulations et échanges d’énergie ou travail, de matière, d’information, tout y est système. C’est « l’unité des phénomènes » du Taijitu. Mais, et ce n’est pas négligeable, le “moteur“ de ces échanges, de ces communications, est fait de rétroactions réciproques, lesquelles produisent l’évolution [49]. Ce sont « les cycles qui animent l’univers », ou encore, la danse de Shiva chère au physicien quantique Carlo Rovelli.

Ces images ont été choisies parmi une somme très importante de possibles, ce sont des classiques de la propagande managériale et du bien-être (développement personnel). On remarque, au passage, que la temporalité linéaire des horloges y est fort bien représentée.
Et pour en revenir au Taijitu, la « symétrie entre la cause et la conséquence » ne relève pas, elle non plus, que de lui.
« Depuis René Descartes (et même déjà depuis Aristote), la recherche scientifique est fondée sur le postulat de la causalité : les phénomènes du monde peuvent être expliqués par un enchaînement de causalités. Si un phénomène apparaît d’abord comme trop complexe, il suffit de le décomposer en plusieurs enchaînements de causalités. Cette démarche est ce que l’on peut appeler une démarche analytique. » [50] Ce peut tout aussi bien être ce que l’on qualifie d’approche par processus déterministe : « chaque événement, en vertu du principe de causalité [51], est déterminé par les événements passés conformément aux lois de la nature » [52]. Avec la rétroaction, cette approche évolue et prend la forme opérationnelle suivante : l’effet rétroagit sur la cause.
Dit en langage de radiateur : la rétroaction négative signifie qu’un système va utiliser son output comme input à des fins de correction. La rétroaction lie l’effet à sa cause de façon ’continue’ avec plus ou moins de retard. Ou, plus pragmatique : « La rétroaction négative crée une boucle causale circulaire dans laquelle une action A provoque un effet B, qui à son tour provoque une nouvelle action A’ qui a été calculée pour réduire l’erreur de l’effet B’ suivant, et ainsi de suite. » [53]
La temporalité s’efface presque dans ce processus continu où c’est la causalité elle-même qui est agissante (on dit habituellement d’un système qu’il est dynamique, plutôt qu’agissant).
Ce qu’il reste de temporalité dans un système relève presque de l’inconscient réflexe, c’est une continuité de la correction : ça ne cesse de s’améliorer ou de se donner des baffes en cas d’erreur ( :-( :-) ).
La circularité causale/temporelle, c’est donc la liaison, par le feedback, entre la temporalité cyclique et l’effet agissant sur la cause : l’effet rétroagit sur la cause de façon itérative, une sorte de symétrie temporelle entre la cause et la conséquence. Il s’agit d’un seul et même processus, autrement nommé « causalité circulaire ».
Edgar Morin reprend les différentes formes de causalité utilisées en diverses sciences et annonce l’émergence de la « causalité complexe ». Il évoque, au passage, la causalité circulaire comme causalité, à la fois, auto-générée et générative : « La causalité circulaire, c’est-à-dire rétroactive et récursive, constitue la transformation permanente d’états généralement improbables en états localement et temporairement probables » [54]. (Il ne croit pas si bien dire !) Et cette circularité, naturalisée notamment par l’économie et le management, n’est rien moins qu’une promesse formelle d’anticipation et d’accélération des phénomènes. Ainsi, avec la temporalité cybernétique, la critique commune adressée à notre époque, qui serait un « présent perpétuel » [55], est très simplement et logiquement réfutable puisqu’il n’y a pas de présent effectif : si vous faites un pas en avant de la jambe droite, elle est déjà dans le futur de votre jambe gauche qui la rejoindra au pas suivant (le temps est mouvement, comme nous l’enseignent les lois de la physique).
Le temps linéaire 1/ causse -> 2/ a souvent été critiqué en tant que trop déterministe : les phénomènes sont nécessairement produits par des événements passés, conformément aux lois de la nature. L’agir cyclique cybernétique peut, lui, être qualifié d’hyper déterministe, c’est un futur pré-vu, calculé à l’aune du déjà connu. Il s’agit d’une ’marche en avant’ prise au pied de la lettre [56]. En effet, dans la circularité (feedbacks entre le pré-vu et le déjà connu), le passé est récurent. Un passé sans pourquoi, car il est d’essence informationnelle. La mémoire est avant tout prospective : vous êtes en train d’écouter, pour le seul plaisir de la chose, un vieux CD datant du temps de votre adolescence… et voilà que grâce à votre mémoire les premières mesures du morceau à suivre vous reviennent à l’esprit : vous avez été capable de les anticiper … S’il s’agit d’une activité plus sérieuse, ayant des enjeux (nécessairement pré-vus), notre mémoire est supposée passer en revue les expériences passées ayant des ressemblances avec celle à venir ; fort rationnellement notre mémoire va faire des comparaisons statistiques, des calculs de probabilités de réussite ou d’échec, avant de choisir l’option la plus raisonnable. Cet “idéal“ est conçu pour optimiser la prise de décision, notamment, et en particulier, celles des consommateurs “autos“ chers à Hayek !
Les théories neurocognitives contemporaines développée par Stanislas Dehaene (Président du conseil scientifique de l’Éducation Nationale) nous l’explique : « le cerveau humain et animal contient des mécanismes d’inférence statistique approchant les équations normatives de l’inférence bayésienne, théorie mathématique simple [qui] rend compte d’une grande variété d’observations psychologiques et physiologiques. » [57]
Le psychologique est donc bien identique au corporel selon des lois mathématiques. C’est le Corps Un qui “fonctionne“, en toute logique, selon des lois mathématiques, lesquelles consistent ici « à modéliser toute forme de croyance par un degré de crédibilité valant entre 0 et 1 » ! Et Dehaene de conclure : « Lorsque notre cerveau reçoit des entrées ambiguës, il semble en reconstruire l’interprétation la plus probable. Cette inférence est hiérarchique et donne accès à des connaissances abstraites. La prise de décision pourrait résulter d’une combinaison de ce calcul bayésien des probabilités avec une estimation des conséquences de nos choix. » [58]
Hayek et ses adeptes doivent être contents, car on retrouve là bien des fondements de la théorie économique du « choix rationnel » ( j’y reviendrai dans un prochain article.)
L’agir rétro-actif est formalisable et/ou matérialisable. Il est composé de matières diverses (énergie, information, image, etc.), données produisant des résultats qui peuvent être des objets, des phénomènes météorologiques, la guérison, la maladie, un texte, mais aussi un nouveau concept, un nouvel algorithme, etc.
En auto-référencement permanent, la reproduction itérative du Même (Mème) se fait par autocontrôle obsessionnel. Agir égocentré et réactionnaire (puisque validant ou invalidant sans cesse ses données passées), l’auto est… rétro-actionnaire !
La temporalité de l’autocontrôle récurent est obsessionnelle, c’est l’accélération constante des nécessités de satisfaire toujours un peu plus les exigences de la norme, comme le formule si bien l’ISO.
Nous ne sommes pas de purs esprits. L’urgence est donc, et toujours un peu plus, de parvenir à rester autonome économiquement.
D’une phrase
En s’adjoignant le cycle prométhéen moderne, le progrès n’est plus seulement, linéairement, de l’ordre de l’espérance. Réduit à une quête déterminée de progrès continu, le futur est dicté depuis un extérieur établi. La temporalité cyclique correspond en effet à une optimisation ad libitum de données, et, d’objectifs finalisés, les objectifs de l’économie. Elle qui naturalise, idéalise et fait idéaliser, les processus concrets de toute nature : biologiques, conceptuels, naturels, émotionnels, etc.
D’où ces toutes premières propositions du collectif banderoles :)
SUS AUX RÉTRO-ACTIONNAIRES !
LE TEMPS, C’EST PAS DE L’ARGENT !
À suivre : L’objectif comme projet
Amitiés
Natalie