De la prise de corps à la prise de tête (et retour)

Cyberbasiques
[Qu’est-ce que la cybernétique ? 3/∞]

paru dans lundimatin#450, le 7 novembre 2024

Partis sur les traces de la cybernétique du quotidien, nous nous sommes arrêtés sur le management comme système avant de nous quitter à l’endroit où le management s’aligne sur des concepts cybernétiques. Mais qu’est-ce qu’un système au fait ? Si l’on en croit la carte présentée en tête de cet article, laquelle s’intitule « Quelques courants de la pensée systémique », on voit bien qu’une vie entière pourrait agréablement être consacrée à l’étude de cette question. Nous allons donc commencer par effectuer une plongée expresse au cœur du nœud systémique, puis prendre de la hauteur pour survoler quelques concepts en apparence complexes, mais qui, à l’étude, se révèlent fort répétitifs et notoirement réductionnistes. Qu’est-ce qu’une boîte noire, une boucle de rétroaction, un système fermé, ouvert, etc., quels liens ces notions ont-elles avec l’autoritarisme ambiant, avec le management ? Tenter une réponse de quelques pages est une mission impossible tant la théorie est labyrinthique, ce qui constitue un formidable réservoir de possibles pour la propagande. Aussi abstraite et absconse [1] que la notion d’économie, l’approche par système permet de mettre concrètement en oeuvre le système de production capitaliste. Cependant son attrait est tel que l’on peut se revendiquer anticapitaliste tout en déclarant : « Ces dernières années, nous avons été des millions à nous mobiliser pour demander un changement systémique et profond. » [2] Ici nous allons donc tenter de lever quelques lièvres dans le champ systémique, celui qui charpente les attrayantes théories du Vivant. Il sera toutefois moins question de partir à la chasse que de démonter le fusil en nous efforçant de comprendre de quoi son chargeur est fait.

Un sac de nœuds

En 1749, Étienne Bonnot de Condillac, philosophe économiste, et par ailleurs abbé, publiait le Traité des systèmes. À la fin de la seconde guerre mondiale, soit deux siècles plus tard, la cybernétique et la systémique prétendaient toutes deux faire de l’approche par système un nouveau paradigme pour l’ensemble des sciences (elles ont, à cet égard, rencontré certains succès). De façon contemporaine, la notion de « système » est notoirement thermodynamique, elle est également, biologique, physique, sociologique, économique, informatique, etc., etc. Elle est si polyvalente que la paternité des concepts qui s’y rattachent semble parfois quasi impossible à dégager. C’est ce qu’illustre, dans les domaines qui nous intéressent ici, la carte proposée plus haut [3], laquelle se révèle presque illisible tant les ramifications y sont nombreuses. Malgré son titre univoque [4], elle décrit tant les approches cybernétiques que systémiques, à partir de quoi on peut établir ce premier constat : ces deux pseudo sciences sont cousines germaines et ont en partage la notion de « système », laquelle leur est centrale.

La cybernétique est généralement considérée comme préexistant à la systémique. Mais si la première cybernétique a bien influencé la première systémique – soit la « Théorie générale des systèmes » du biologiste Ludwig von Bertalanffy – cette dernière a influencé la cybernétique dite de second ordre. Ainsi les batailles sur la paternité de tel ou tel concept ont été innombrables, elles s’expliquent notamment par la très grande variété de chercheurs qui ont circulé d’une discipline à l’autre. Les “pères“ cités varient donc en fonction des auteurs et de leurs interprétations de l’histoire de ces deux « sciences », et, bien sûr aussi, de leurs sensibilités politiques. À cet égard toutes les affinités peuvent s’exprimer puisque, lors de la seconde guerre mondiale au cours de laquelle s’élaborèrent les approches cyber-systémiques, Ludwig von Bertalanffy fut nazi en Autriche [5], tandis que John von Neumann [6] était « inclus dans le comité de sélection des cibles (target committee) ayant abouti au choix des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki comme premières cibles de la bombe atomique. Il a supervisé les calculs liés à la taille attendue des explosions de bombes, du nombre estimé de morts et de la distance au-dessus du sol à laquelle les bombes devaient exploser pour avoir un effet maximal » [7] ; Gregory Bateson [8], de son côté, faisait du renseignement et de la « propagande noire » [9] en Asie du sud-est, avant qu’il ne devienne une sorte de star du new-age ; sans parler de Grey Walter [10], qui au début des années 1960 affichait ses sensibilités anarchistes, ou de Strafford Beer [11] qui prétendit mener le Chili d’Allende sur la voie de l’économie socialiste, etc. Notons, au passage, que les pays de l’Est et l’URSS n’étaient pas en reste en matière de développements cybernétiques [12], tandis que les théories économiques ultra libérales de Fredrik Hayek [13] ont largement été influencées tant par les approches cybernétiques que systémiques.

En fait c’est simple, une chèvre n’y retrouverait pas ses brebis ! Mécanisme, vitalisme, philosophie analytique, phénoménologie transcendantale, structuralisme, déconstructionisme, constructivisme, voilà pour quelques approches débattues dans les écrits qui explicitent la cybernétique ou la systémique, lesquelles sont par ailleurs systématiquement corrélées, soit au cognitivisme, aux mathématiques, à la biologie, à la sociologie, à la physique, aux théories de l’information, à l’intelligence artificielle, etc. Les débats sont innombrables, des experts y polémiquent sur des questions transcendantales, sur les bienfaits, ou non, du « comportement sans sujet », sur la possibilité ou l’impossibilité d’élaborer des intentions, etc. Mais, se sont-ils fondés sur le connexionnisme ou sur le formalisme, sur le computationnisme ou sur le symbolisme ? Et au fait, que penser de la convexivité ou de la convolution, et que dire de l’induction ou de la descente de gradients stochastiques ? En conclusion on en vient benoitement à se demander ce qu’il reste de la « société de la communication » dans celle de l’« information », question qui se pose à notre contemporaine « société de la connaissance ».

Parfois fort pragmatiques, les scientifiques contemporains font état de luttes d’influences, voire même d’une vilaine concurrence au sein de la recherche. À titre d’exemple, je vous laisse apprécier une expérience faite en 2012 dans le domaine de l’IA, au cours de laquelle il s’agissait, pour des chercheurs dans le domaine de la vision par ordinateur, de dire qui était le meilleur. Cette expérience fut gagnée par les tenants des réseaux de neurones, c’est à dire par les connexionnistes dont les travaux trouvent leur origine dans la première cybernétique. Voici donc un extrait de dialogue entre experts de courants scientifiques concurrents, les gagnants y expriment leur indicible joie :

« Hinton [“père” du renouveau des réseaux de neurones], il ne connait rien au domaine de la vision par ordinateur et il prend deux petits gars pour tout faire sauter ! Un qu’il a enfermé dans une boite et il lui a dit : “Tu ne sors pas tant que ça ne marche pas !” […] Le number one, il était à 27,03 % d’erreur, le number 2 à 27,18 %, le number 3 à 27,68 %. Et Hinton il envoie son mec sorti de nulle part : “on a fait tourner un gros deep, on est à 17 !”. Il met 10 points à tout le monde ! Comme ça, le jeune geek, il arrive, il annonce le résultat, la salle est bondée à craquer. Enfin il comprend rien à rien, genre il a 17 ans, il ne sait pas pourquoi les trucs sont là. Lui, il était enfermé dans sa boîte, il ne connaissait rien au domaine. […] Et donc le mec il arrive avec une grosse boîte noire de deep, il a 100 millions de paramètres dedans, il a entraîné ça et il explose tout le domaine. “ Mais est-ce que vos modèles sont invariants si l’image bouge ? ” Le gars il a même pas compris la question ! Donc c’est Yann qui répond : “Alors, ces modèles sont invariants parce que... etc.” Et il est trop content parce que Fei Fei lui demande : “ Mais Yann, est-ce que ces modèles sont fondamentalement différents des modèles que tu as inventé dans les années 1980 ? ” Et, là, Yann il peut dire : “ Nan, c’est exactement les mêmes, et on a gagné toutes les compétitions avec ! ” » [14]

On ne le sait que trop bien, pour la créativité, la concurrence y’a qu’ça de vrai ! « C’est pour démontrer les risques du courant alternatif préconisé par Tesla, qu’Edison inventa incidemment la chaise électrique. » [15] Mais pourquoi s’inquiéter puisque la raison économique d’État veille : « Si ce n’était d’un coût exorbitant, on pourrait fabriquer et conserver de l’antimatière et créer la possibilité d’explosions beaucoup plus puissantes que les explosions nucléaires. Les chefs d’État sont au courant. » [16]

Hyper Histoire

En 1936, Alan Turing – qui contribua plus tard au décodage des informations nazis – posait que tout ce qui est calculable mathématiquement l’est par une machine portant son nom. Cette machine n’est pas qu’une simple calculatrice arithmétique, elle est également capable d’arithmétiser la logique, ce qui la hisse au rang de calculateur symbolique. Turing ira jusqu’à démontrer que sa machine est universelle : « elle est en effet capable d’imiter, de mimer, de reproduire ou encore de simuler le comportement de n’importe quelle autre machine de Turing. » [17]

Adossée aux recherches sur les servomécanismes et l’information, la première cybernétique a émergé au cours de la seconde guerre mondiale. Elle s’est développée de façon interdisciplinaire durant les conférences Macy (1941-1960) [18], ainsi que dans différents laboratoires de recherche au sein desquels travaillaient les scientifiques impliqués dans ces conférences. C’est aux cours de celles-ci que le nom de « cybernétique » fut choisi, l’objet de recherche correspondant étant fort vaste (philosophique, neurologique, biologique, psychiatrique, etc.), l’une des espérance étant d’inventer une machine reproduisant le fonctionnement du cerveau humain. L’ambition était également de refonder la science sur des bases interdisciplinaires, de créer ainsi de nouvelles institutions. La cybernétique a notamment permis le développement du premier « connexionnisme » : modélisation mathématisée d’un réseau de neurones (Mac Culloch et Pitts [19], Wiener [20] et von Neumann). Remise en cause par la cybernétique dite de second ordre (années 60-70), laquelle était adossée à la promotion d’autres modèles de systèmes biologiques que ceux utilisés jusque-là, la cybernétique a pas à pas été délaissée (au plan des financements).

L’intelligence artificielle [21] dite « symbolique » s’est quant à elle développée au milieu des années 50, contre le connexionnisme cybernétique. Il s’agissait « très explicitement de donner aux machines une autre ambition que celle d’un ajustement adaptatif des entrées et des sorties. L’ambition de l’IA symbolique est de mettre dans les ordinateurs, à travers leurs programmes, des règles permettant de manipuler des représentations de haut niveau [22] ». Des débats allaient bon train sur les possibilités, ou non, d’appréhender réellement le cerveau, vu sa complexité, et l’approche connexionniste fut décrétée trop bassement fondée sur des processus physiques (neurones), tandis que l’approche symbolique ne craignait pas, elle, de viser une théorie de l’esprit. Promesse de l’IA encore balbutiante, cette théorie a tout d’abord rencontré ses limites, mais le développement de calculateurs et de capacités de mémoire plus puissants lui ont finalement permis de développer des « systèmes experts », lesquels étaient basés sur la sélection d’hypothèses pertinentes dans des domaines de connaissances variés, mais en eux-mêmes limités.

Les espérances concernant ce qui était d’ores et déjà nommé l’intelligence artificielle étaient donc en berne, la cybernétique avait au passage été délaissée et oubliée. Mais grâce aux développements de l’électronique numérique, vers le début des années 1990, le connexionnisme reprit ses droits avec les « réseaux de neurones artificiels ». Utilisés en physique, en particulier pour leurs capacités de calculs statistiques et probabilistes, ils alimentent à présent le deep learning de l’IA, ainsi que des programmes de prévisions en finance, en management, en écologie, etc. C’est ce retour de l’approche connexionniste, avec ses succès médiatiques et concrets (ChatGPT par exemple), qui explique en bonne part pourquoi le terme « cyber » est redevenu à la mode de nos jours.

La première systémique, quant à elle, biologique dans ses fondements, s’est développée autour de Ludwig von Bertalanffy au cours des années 1950, soit à l’époque charnière entre le première et la seconde cybernétique. Elle aussi a connu plusieurs phases de développement, lesquelles sont principalement liées à ses extensions à de nouveaux domaines d’application. Sa grande ambition initiale était de faire entrer la théorie des systèmes dans l’ensemble des champs scientifiques, ambition qui semble satisfaite à l’heure actuelle même si la systémique n’en a pas été la seule actrice. Les domaines dans lesquels elle a été féconde et qui nous intéressent plus particulièrement dans ces lignes sont la sociologie, la gestion des organisations, l’écologie et les sciences de la cognition.

« … la science de la cognition définit l’esprit comme modèle de la faculté de modéliser, la machine universelle de Turing est donc un modèle de l’esprit. » [23]

Dans le monde du travail la cybernétique est fort peu évoquée. Imaginairement rattachée aux machines, elle fait un peu peur, elle a de plus gardé ses stigmates inauguraux, elle est taxée de rigoriste. La systémique serait en revanche plus “zen“, elle offre la possibilité de développer des discours avantageusement élaborés à connotation humaniste ou écologiste. Bien des démarches professionnelles et politiques reprennent les deux approches sans nécessairement nommer l’une ou l’autre.

Système : définitions fort générales

Agrandissement [24]

Un système est avant tout un modèle théorique permettant de décrire des phénomènes naturels (en particulier biologiques et cosmologiques).

Définition ordinaire : « Le tout est plus que la somme de ses parties » [25].

Ainsi défini, un système est par principe « holistique » : doctrine qui renvoi la connaissance de ce qui est particulier, au tout au sein duquel le particulier s’inscrit. « Si un système est composé d’un ensemble d’éléments reliés entre eux, les interactions entre ces différents éléments constituent une totalité qui ne se réduit pas à la somme des parties. La modification (la variation) d’un des éléments du système peut affecter le système entier. » [26]

Voici une approche systémique issue de la sociologie : « L’Acteur n’existe pas en dehors du système qui définit la liberté qui est la sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer. C’est de la juxtaposition de ces deux logiques que naissent les contraintes de l’action organisée. » [27]

Un système est agissant (dynamique), il comporte des éléments qui sont en interaction et ont des échanges. Un système est, par essence, une forme d’organisation des échanges… À partir de quoi, et même si l’on n’y comprend pas grand-chose, les théories économiques reposent fréquemment sur des approches systémiques, par exemple : « Le rendement de la conversion de l’énergie primaire en travail utile (exergie [28]), est une bonne mesure du résidu de Solow, ou progrès technique. Historiquement, ce travail utile a été le plus grand contributeur à la croissance économique » [29].

Sur le terrain du travail courant, l’ISO [30]– associée à la Commission Électronique Internationale (IEC) et à l’Institut des ingénieurs électriciens et électroniciens (IEEE) [31] – a évidemment son mot à dire sur la définition des systèmes. Commençons avec les systèmes qui sont concernés, la définition de ce qu’est un système pour l’ISO arrivera juste après. Sont donc considérés comme des systèmes : les « entreprise*, organisation, solution, système (y compris les systèmes logiciels), sous-système, processus, activité, données (en tant qu’élément ou structure de données), application, technologie de l’information (en tant que collection), mission, produit, service, élément logiciel, élément matériel, ligne de produits, famille de systèmes, système de systèmes, collection de systèmes, collection d’applications.

* Les entreprises telles que décrites dans la norme ISO 15704, c’est-à-dire les entreprises humaines qui ont une mission, des buts et des objectifs pour offrir des produits ou des services, ou pour atteindre un résultat de projet ou un résultat commercial désiré. » [32]

Définition d’un système selon ISO (les termes en italique sont communs avec la définition à suivre, qui concerne l’informatique) : « Une entité peut être une entité concrète ou une entité abstraite […] entités de domaines tels que les systèmes naturels ou les systèmes conceptuels.

Chaque entité d’intérêt est située dans un environnement qui influence ses caractéristiques et ses comportements. L’environnement détermine l’ensemble des influences sur l’entité d’intérêt et l’ensemble des influences de l’entité d’intérêt sur cet environnement (rétroaction), y compris ses interactions avec l’environnement et d’autres entités, tout au long du cycle de vie de cette entité d’intérêt. » [33]
(On l’a déjà signalé, l’ISO parle toujours de façon absconse, voire insupportable.)

Et voici de quoi vérifier la chose dans le domaine des systèmes informatiques connectés en réseaux : « Un système est une entité composée de parties en interrelations, qui sont interdépendantes. Il possède des limites, des obstacles, qui le définissent et le distinguent des autres systèmes dans un environnement. Les systèmes s’autocorrigent en fonction des réactions des autres systèmes de leur environnement (rétroaction). Il existe par ailleurs des ’transactions réciproques’ entre systèmes, interactions circulaires ou cycliques dans lesquelles les systèmes s’engagent de manière à s’influencer mutuellement.

Un système est de tendance résiliente, face aux perturbations externes il maintient ses caractéristiques clés (homéostasie). Par ailleurs, il possède des capacités d’adaptation : tendance d’un système à effectuer des changements internes pour se protéger et continuer à remplir son objectif. » [34]

« Il serait préférable que tout le monde travaille ensemble comme un système, avec pour objectif que tout le monde gagne ».

Edwards Deming

Que vous ayez été conquis ou rebuté par l’une ou l’autre de ces définitions, vous l’avez compris, un système, c’est tout ce qui bouge (dans un environnement, faut-il le préciser). Dans ces lignes, tout comme notoirement dans le monde du travail, nous allons aller droit au but du réductionnisme ambiant, soit aux amours simples de Deming pour les objectifs gagnant-gagnant issus de la première cybernétique, celle-là même qui, malgré les obstacles rencontrés par les premiers réseaux de neurones, a suivi la voie ascensionnelle de l’amélioration continue, en quoi elle permet au management contemporain de progresser de conserve avec l’IA, et, avec les neurosciences.

La première cybernétique et ses ancêtres

Elle s’est fait connaître mondialement grâce au livre de Norbert Wiener communément nommé cybernetics (1948). Son objet est l’étude du « contrôle et de la communication dans l’animal et la machine ». Cette première cybernétique traite, dans les faits, du parallèle entre le comportement humain et celui des machines, en s’intéressant en particulier à l’autorégulation, soit au contrôle par rétroaction ou feedback. Ce principe et dès lors devenu commun aux corps biologiques et aux mécanismes, ce qui constitue, en soi, une révolution.

« La boucle de rétroaction est considérée comme étant à l’origine de la cybernétique [35] et de l’automatisme. Cependant, les premiers mécanismes de contrôle par rétroaction connus apparaissent vers 270 av. J.-C : un Grec nommé Ktesibios, à Alexandrie, invente un régulateur à flotteur pour une horloge à eau. Les procédés de rétroaction étaient par ailleurs utilisés à l’âge d’or de l’Islam – en particulier des régulateurs de niveau de liquide – et ils ont prospéré pendant l’Antiquité. Puis, du Moyen Âge à l’époque baroque, ils disparaissent presque complètement en Europe où les horloges mécaniques – qui suppriment le besoin pratique de régulation par rétroaction – vont dès lors occuper une place de choix. Ces machines à mesurer le temps deviennent un symbole culturel d’autorité ; de la littérature à la poésie, de la philosophie à la théorie politique, ce type de mécanisme était constamment présent.

En Europe, dans les îles britanniques, les dispositifs de rétroaction reviennent en grâce au XVIIᵉ, puis surtout au XVIIIᵉ siècle. Ces dispositifs de régulation – en particulier ceux qui ont été popularisés au cours des années 1780 par Watt, qui a incorporé un régulateur dans la machine à vapeur – ont été célébrés parallèlement à la rhétorique politique de ’l’autorégulation’ qui englobait les régulateurs de machines à vapeur et l’économie politique libérale. » [36]

En 1859, sur requête de la Marine française, l’ingénieur Joseph Farcot, spécialiste des machines à vapeur, créé le premier servomoteur (du Latin servus, esclave). « Il s’agissait de rendre maniable, précis et mathématiquement obéissants les organes puissants et lourds qui fonctionnent à bord [machine motrice, gouvernail, appareils d’artillerie]. » [37] Après le régulateur centrifuge à boules pour machines à vapeur de James Watt (1788), le servomoteur – qui s’autorégule – est la seconde invention technique considérée comme ancêtre de la cybernétique. Un autre mécanisme de régulation, cette fois-ci vivant, est lui aussi considéré comme un précurseur de la cybernétique : issue de la thermorégulation (chez les mammifères) théorisée par Claude Bernard en 1851, le concept d’homéostasie, développé par le physiologiste Walter Cannon (1932), explique les mécanismes biologiques qui maintiennent les équilibres vitaux au sein d’un organisme et ainsi les régulent. L’homéostasie sera reprise en tant que modèle pour le feedback cybernétique, qui est un principe d’autorégulation.

À compter de la seconde guerre mondiale, puis en lien avec la théorie de l’information (Claude Shannon), la notion de rétroaction va concerner les échanges informationnels au sein d’un système ; communication qui, dûment contrôlée, permet de réguler ce système. Ainsi les notions de rétroaction, de contrôle, d’information, de signal et de communication, deviennent centrales en cybernétique, une approche par système (boîte noire) qui peut concerner un processus cellulaire, neuronal, machinique, écologique, etc. « La cybernétique peut être définie comme l’ensemble des sciences du pilotage, c’est-à-dire les mécanismes commandant l’évolution d’un système vers un but défini. » [38]

Au sens strict, la cybernétique n’est que l’art du timonier, qui consiste à maintenir le cap en actionnant le gouvernail de manière à compenser tout écart par rapport à ce cap. Pour ce faire, le timonier doit être informé des conséquences de ses actes antérieurs au point de les corriger […] La gouvernance intrinsèque de l’activité nerveuse, nos réflexes et nos appétits illustrent ce processus. Dans tous ces cas, comme dans la conduite du navire, ce n’est pas l’énergie qui doit revenir, mais l’information. Ainsi, dans un sens large, on peut dire que la cybernétique comprend les applications les plus opportunes de la théorie quantitative de l’information.

Warren McCulloch [39]

Les maîtres mots en cybernétiques sont : information circulante (communication), système, objectif, contrôle décisionnel/feed-back. Et nous allons voir qu’objectif/contrôle/feedback sont un seul et même principe qui fait système. Mais avant de nous lancer dans des explications que j’espère un brin éclairantes pour les néophytes, laissez-moi pester un brin, car il faut vraiment se lever tôt avant d’y comprendre quelque chose ! La cybernétique et la systémique sont inabordables, notamment car elles usent de vocables variés pour parler d’une seule et même chose, ce qui peut prendre un certain temps à constater, avant que de tenter d’y comprendre quelque chose. Par exemple : cycle = boucle de rétroaction = processus ou temporalité circulaires = feedback = autorégulation si le feedback est négatif = boucle fermée, etc., (s’il fallait y revenir en cours de lecture, un lexique des termes les plus utilisés et de leurs équivalences est proposé en note de bas de page n°1).

Modèles de base

Ici nous allons tenter de dénouer quelques fils sans tomber dans les simplifications qui sont de rigueur dans la vie courante, en partant pourtant d’un schéma simpliste devenu quasiment universel. En effet, tout salarié ayant fait un jour une formation en communication (ou dérivé) aura nécessairement rencontré l’approche inspirée du modèle conçu par Norbert Wiener. Lorsqu’en formation des noms sont cités, ce qui est loin d’être nécessairement le cas, ce schéma peut également être présenté comme étant celui de Claude Shannon, théoricien de l’information. (Norbert Wiener et Claude Shannon ayant par ailleurs travaillé ensemble, justement sur les questions d’information).

Schéma de la communication

La communication est conçue comme circulaire, autrement dit elle est cyclique : l’émetteur et le récepteur échangent des informations, et, en interagissant, ils font évoluer la communication ad libitum… D’une vérité aussi simple va se déduire toute une mécanique de l’efficacité opérationnelle, laquelle est basée sur un formalisme qui provient des tous premiers concepts cybernétiques : la boîte noire et la boucle de rétroaction (feedback). Ainsi, le Schéma de la communication se lit comme suit : l’émetteur/récepteur (entrées/sorties) échangent des informations. Le feedback se fait en bouclage itératif d’information entre les entrées/sorties (la boîte noire se trouve en grisé, au centre), c’est ainsi que la conversation évolue.

Schéma cybernétique

La boîte noire est un système, aussi basique soit-il. Elle va nous être expliquée de façon coutumière par un site destiné aux enseignants, qui s’adresse à eux en leur proposant la cybernétique comme moyen de modéliser de façon la plus pertinente qui soit des phénomènes physiologiques :

« L’idée est de prendre en compte ce qui rentre et sort d’un organisme (ou d’un organe), sans se préoccuper des mécanismes précis qui ont lieu dans cet organisme (ou cet organe).
On étudie donc :

  • des paramètres d’entrée, décrivant les informations, molécules, paramètres physico-chimiques, etc., arrivant ou influençant l’activité de l’organisme,
  • et des paramètres de sortie, décrivant les informations, molécules émises par l’organisme, les paramètres physico-chimiques modifiés par l’organe, etc.,
  • ainsi que les relations entre ces paramètres.
    Ces relations traduisent l’action de l’organisme ou de l’organe. […] C’est ainsi que l’on parle de “boîte noire“ pour cet organisme ou cet organe, car on ne s’intéresse pas à ses mécanismes intimes. » [40]

Ce site nous enseigne donc que, peu importe ce que contient une boîte noire, elle est très utile pour simplifier ou modéliser. Et ce qu’il faut retenir, c’est qu’une boîte noire modélise ce par quoi un agir informationnel effectue un résultat.

Nous allons voir qu’une boîte noire est avant tout un organe de contrôle, c’est-à-dire un organe d’analyse et/ou de calcul permettant de produire le résultat souhaité.

Explication aéronautique : « Un système, au sens le plus simple du terme, se compose d’une entrée ou input dans un dispositif qui réalise une ou plusieurs opérations [boîte noire] et une sortie ou output. L’entrée est la valeur déterminée par la position, la trajectoire ou l’altitude effective de l’appareil. Le dispositif, ou ’boîte noire’, calcule alors la différence avec la valeur nominale initiale [l’objectif] et la sortie fournit l’écart entre les deux valeurs. Il y a feed-back dans la mesure où la valeur de sortie va permettre de modifier la valeur de l’entrée afin d’opérer une correction. Il y a donc autorégulation de la trajectoire par rétroaction. » [41]

L’écart, entre une valeur qui entre à un instant T et l’objectif prédéfini, est calculé par la boîte noire. Tout écart entre cette valeur d’entrée et l’objectif à atteindre sera corrigé grâce à la rétroaction d’information. Ce qui donne, expliqué de façon plus orthodoxe : « La finalité du système effecteur [boîte noire] est de maintenir la grandeur réglée, ou grandeur de sortie (« output »), à une valeur constante [l’objectif]. Cette régulation est réalisée en s’opposant aux variations de la grandeur d’entrée, qui ont pour effet d’éloigner la grandeur de sortie de cette grandeur de consigne. Il s’agit donc d’un effet en retour s’opposant aux variations observées : ce système fonctionne grâce à un rétrocontrôle négatif (feedback négatif). » [42]

En la simplifiant comme de rigueur au boulot, transposons cette explication dans le domaine du management : Régulez vos équipes en vous opposant aux variations qui ont pour effet de les éloigner de l’objectif défini par vos soins. Contrôlez tout ce qui a un impact sur la bonne réalisation de l’objectif et opposez-vous à toute variation observée. Il va sans dire que jamais personne ne professe quelque chose d’approchant, pourtant…

Ici la boîte noire comprend les exécutants et leur surveillance par contrôle rétroactif. Les entrées sont des procédures, des outils, des informations utiles. Les sorties sont l’objectif et ses indicateurs = les produits ou services à livrer.

À ce stade, on comprend que la notion de boîte noire est une appellation générique sortie de tout contexte, c’est donc un modèle fictif qui permet de qualifier tout élément qui effectue un contrôle de conformité par rapport à un objectif prédéfini = feedback. Dans l’image à suivre, on voit que plusieurs mini boîtes noires – les effecteurs — sont chapotées par des « centres intégrateurs » ∑, nous sommes face à un processus dans lequel des informations circulent d’un système de contrôle à l’autre.

Systèmes autorégulés : l’homéostasie

La boîte noire est une métaphore aéronautique utilisée par Norbert Wiener pour qualifier un processus générique de contrôle par rétroaction. Autrement nommé régulation par feedback, ce processus est emprunté à la biologie, il vise à ramener un système à sa valeur de consigne [objectif]. Issu de la physiologie, et plus précisément encore de la notion d’homéostasie, les premiers succès cybernétiques de ce mode de contrôle on fait entrer l’’homéostasie dans le champ systémique général (nous l’avons vu, par exemple, dans la définition concernant les systèmes informatiques connectés en réseau).

L’homéostasie est la capacité à maintenir une stabilité bénéfique, par exemple la température ou la concentration de glucose. Bénéfique, car si ces valeurs (37° pour la température) augmentent ou diminuent trop, elles provoquent la maladie. L’homéostasie, cet « équilibre dynamique qui nous maintient en vie, est la capacité que peut avoir un système quelconque à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures. » [43] C’est donc la douce et noble régulation naturelle des corps (rien moins qu’un principe de vie) que la cybernétique généralise en la qualifiant de système de contrôle.

Initialement défini par Claude Bernard au XIXe siècle, puis développé par le physiologiste Walter Bradford Cannon au début du XXe siècle, le terme homéostasie provient du grec ὅμοιος / hómoios, “semblable“, et στάσις / stásis, “place où quelque chose se tient“. Le principe d’homéostasie est central en cybernétique, W. Ross Ashby [44], l’un des pères de la discipline, « en a donné une illustration purement physique par la construction d’un “homéostat“ composé d’éléments mobiles qui retrouvent leur position de stabilité après avoir été perturbés. Dans les neurosciences, l’homéostasie joue un rôle clé dans une théorie spéculative de la conscience et du sentiment d’unité de soi. » [45] Passons sur les spéculations !, la notion est de fait utilisée pour « toutes sortes d’organismes et systèmes en biologie, sociologie, politique, automatismes, et plus généralement dans les sciences des systèmes. » [46]

Boucle de régulation homéostatique

Des flux d’informations (ici biologiques) rétroagissent en inhibant ou en augmentant les stimulus qui les déclenchent. Si par exemple la température du corps augmente, une boucle de rétroaction agira pour ramener les stimuli à la valeur de consigne (37°). Mais, de façon pragmatique, « comment cela fonctionne-t-il ? Tout d’abord, la température élevée sera détectée par des capteurs. Ce sont principalement des cellules nerveuses dont les terminaisons se trouvent dans votre peau et votre cerveau. L’information sera ensuite relayée vers un centre de contrôle dans votre cerveau qui régule la température. Ce centre de contrôle traitera l’information et activera des effecteurs – tels que les glandes sudoripares – dont le travail est de s’opposer au stimulus en diminuant la température du corps. » [47]

Basées sur la régulation physiologique, toutes les boucles de feedback (A) que nous avons vues dans l’article précédent sont des systèmes autorégulés.

Le « centre de contrôle » n’y apparait pas visuellement, c’est bien sûr la Direction. Les manageurs constituent ses mini-boites noires de relai, et il est bien question, quoi qu’il arrive, qu’ils mènent les troupes à la valeur de consigne, c’est même le gage de la bonne santé de l’entreprise !

Les manageurs sont des contrôleurs à rétroaction 

Bien du chemin a été parcouru depuis l’époque de Wiener, le contenu de la boîte noire maîtresse qui l’intéressait tant, le cerveau, est pas à pas mis à jour par les neurosciences, et lorsqu’elle est encore utilisée, l’expression boîte noire renvoie à l’image d’un sac extensible dans lequel fourrer des données, sans trop que l’on sache ce qu’elles s’y racontent. Au plan des graphiques, la boucle de feedback se suffit à elle-même (A), elle est un système de contrôle régulateur à part entière, ce qui est bien sûr tout aussi vrai au plan concret, par exemple en informatique. On parle alors de boucle fermée, nommée « feedback controller » en anglais. Pour la bonne compréhension des choses, il semble utile de préciser que les boucles ouvertes possèdent leur nom : « feedforward », les boucles fermées se nommant, elles, tout simplement « feedback ». Du fait de leur popularité, ce sont les seules qui nous intéressent ici, puisqu’il s’agit bien de toutes les boucles de feedback (A) déjà vues, qui sont donc des boucles de feedback fermées. Afin de bien comprendre de quoi il retourne, révisons ce que nous avons déjà lu car c’est toujours le même principe qui s’applique : « Un contrôleur en boucle fermée utilise la rétroaction pour contrôler les états ou les sorties d’un système dynamique. Son nom vient du chemin d’information dans le système : les entrées de processus (par exemple, la tension appliquée à un moteur électrique) ont un effet sur les sorties de processus (par exemple, la vitesse ou le couple du moteur), qui sont mesurées avec des capteurs et traitées par le système ; le résultat (le signal de contrôle) est “renvoyé“ comme entrée dans le processus, fermant ainsi la boucle. » [48]

Le management applique à la lettre ce type d’explication : « L’objectif de l’approche en boucle fermée est d’améliorer la satisfaction des clients et de les fidéliser en répondant à leurs préoccupations au bon moment. » [49] Les boucles fermées présentent en effet bien des avantages, voici ce qu’il en est dans le domaine informatique ou dans celui des moteurs : « rejet des perturbations ; performances garanties même avec les incertitudes du modèle ; sensibilité réduite aux variations des paramètres ; performances améliorées ; suivi des références ; correction améliorée des fluctuations aléatoires. » [50] Tout bon pilote ne s’y sera pas trompé, on peut donc proposer, sur cette base, un nouveau nom pour définir les managers, ce sont des contrôleurs à rétroaction : « Un contrôleur en boucle fermée possède une boucle de rétroaction qui garantit que le contrôleur exerce une action de contrôle pour donner en sortie un processus identique à “l’entrée de référence“ ou “consigne“. Pour cette raison, les contrôleurs en boucle fermée sont également appelés contrôleurs à rétroaction. » [51]

De la température du corps aux moteurs, en passant par les ordinateurs, c’est donc toujours le même procédé. Mais si la culture managériale semble bien avoir pris au pied de la lettre les préceptes de la régulation homéostatique, la chose en elle-même reste assez abstraite et difficile à expliquer aux communs que nous sommes, jugez-en plutôt : « Selon l’AFNOR, et au sens de la norme ISO 9001, un processus est un ’ensemble d’activités corrélées ou interactives qui transforme des éléments d’entrée en éléments de sortie’ et qui permet un management qualité orienté vers l’amélioration continue. » [52] Il nous aura fallu bien des explications pour entrevoir de quoi il retourne !

Du corps à l’apprentissage

Nous serions, en nous-mêmes des systèmes autorégulés par le processus de feedback. Notre corps se régule via les procédés physiologiques de l’homéostasie, mais puisque nous sommes également des êtres de parole, le feedback d’information fonctionne en nous en tant qu’effet retour sur les informations que nous connaissons déjà. Ainsi notre contrôle interne – feedback sur les informations déjà engrangées – nous éclaire sur les bonnes décisions à prendre la fois suivante… il en va presque d’un traitement statistique et automatisé de notre base de données personnelle. Nous serions donc des cycles de feedback biologique et informatif. C’est en tout cas ce que semblent espérer quelques obsédés de l’efficacité.

Rôle du feedback selon la théorie cybernétique de Norbert Wiener  [53]

On retrouve là les principes de l’apprentissage par renforcement de l’IA (sur lesquels nous reviendrons dans un article futur). Mais d’où vient qu’une mise en parallèle entre les procédés biologiques, machiniques et cérébraux ait été considérée comme possible, voire particulièrement pertinente ?

« C’est en travaillant sur l’amélioration de la défense antiaérienne, pendant la Seconde Guerre mondiale, que Wiener élabore l’idée de cybernétique. Il s’agit de modéliser le comportement des avions et des canons afin de construire un dispositif automatique capable de prévoir les trajectoires ennemies pour envoyer les projectiles aux coordonnées adéquates. Un tel appareil est un servomécanisme qui ajuste son fonctionnement à partir de l’information qu’il reçoit sur sa performance passée. Wiener s’aperçoit que le pilote présente un comportement qui met en œuvre ce même principe de feedback lorsqu’il essaye d’échapper aux tirs, il formule alors l’idée d’une théorie générale de la régulation et du contrôle par feedback d’information. » [54] 

En essayant de forcer son avion dynamique à exécuter une manœuvre utile, comme un vol en ligne droite ou un virage à 180 degrés, le pilote se comporte comme un servomécanisme, il essaye de surmonter le retard intrinsèque dû à la dynamique de son avion en tant que système physique, en répondant à un stimulus qui augmente en intensité avec le degré d’échec de sa tâche.
Norbert Wiener [55]

Les servomécanismes existaient déjà. Ils sont capables d’ajuster leur fonctionnement par feedback fermé, et Wiener, dont ils étaient l’objet d’étude, a eu cette révélation : leur mode de fonctionnement est universel, aussi universel que les principes physiques d’énergie ou de chaleur qui régissent tant les machines que les corps. Mais avec la cybernétique, les simples questions de température vont être dépassées : le feedback est plus noble qu’une poussée de fièvre, hissé au niveau de l’information, il franchit les barrières entre matières, corps et esprit.

Cependant, faire entrer des phénomènes cérébraux dans la logique simpliste des servomécanismes aura nécessité de recourir à des approches tout aussi simplistes. Wiener s’y attela après la guerre en travaillant avec des psychologues béhavioristes et des psychiatres. Les boîtes noires, selon son expression, désignent une unité conçue pour exécuter une fonction avant même que l’on sache comment elle fonctionne, le psychologue Boring pu donc résoudre fort simplement bien des questions encore en suspens : « Ce que j’avais fait c’était de dresser une liste de ce que je pensais être toutes les fonctions du cerveau, en les décrivant en tant que réactions positivistes de l’organisme, lesquelles pouvaient être traduites en termes d’entrée, de sortie, et de réglage d’une boîte mystérieuse avec des bornes et des boutons dessus. C’est à peu près ce qu’est une personne, en fait. » [56] Les déclarations enthousiastes du psychiatre Ashby à propos de la boîte noire sont du même acabit. Les principes de cette boîte étaient donc mis en miroir avec le cerveau humain, l’organe majeur. Bien des controverses philosophiques ont eu lieu à propos de réductionnisme cybernétique, mais, quoi qu’il en soit, en 1950, Wiener avait réitéré et mondialisé (vu ses succès) son affirmation sur l’intentionnalité : du point de vue de la recherche scientifique, l’intentionnalité humaine ne différait pas de l’autorégulation des machines [57].

Selon ces vues, nos capacités d’apprentissage, de résolution de problème et de prise de décision seraient régies par les lois du feedback négatif (autorégulation). Les années ont passé, mais ces conclusions subtiles n’ont pas pris une ride et sont en pleine expansion, elle ne sont pas prêtes de perdre leurs financements… « Neurologie : la boîte noire du cerveau mise à nu ». [58] Travaillant à la déshabiller entièrement, le cognitivisme et la neurobiologie ont pris le pas sur la psychologie behavioriste si décriéé, et, pas à pas, le cerveau livre ses procédures. Le contrôle par boucle fermée y est en majesté.

Les liaisons perception/néocortex/cerveau « reptilien »

Objectif finalisé et contrôle

Pour conclure sur l’homéostasisme, revenons sur le terrain électro-bio-info, le terrain factuel donc, le seul qui soit raisonnable : le thermostat d’un radiateur ou un corps humain ont un objectif, maintenir la température à X°. On voit, avec cet exemple simplifié à l’extrême, que la notion d’objectif est ’interne’ au système qui en contrôle le bon résultat, sans possibilité de débordements au-delà de cette finalité ’intériorisée’. Qu’il s’agisse d’un thermostat ou du corps, ils s’autorégulent pour se maintenir ou revenir à leur température prévue, qui est leur norme. C’est ce que l’on nomme un objectif finalisé.

La rétroaction consiste donc à être capable de descendre une colline à travers bois, à vélo, sans se casser la figure. Notre corps s’est maintenu sous autocontrôle rétroactif, et, grâce à ses infinis prouesses en regard des lois de la gravitation et de l’équilibre, nous voilà arrivés sains et saufs en bas de la colline, c’était bien l’objectif prévu au départ. C’est du reste ce qu’indique le cybernéticien Warren McCulloch, dans sa maxime citée en exergue : « l’art du timonier consiste à maintenir le cap ». Mais à bien y regarder, le corps évoqué plus haut n’est pas seul à participer à cet art, le cerveau a nécessairement concouru à notre bonne arrivée au port. Pourquoi chipoter sur les mots ? Le cerveau fait partie du corps, c’est un organe au même titre que les autres.

On en aurait donc enfin fini avec la scission délétère corps/esprit ?

Les réflexes correspondant à cette façon de penser n’étant pas encore suffisamment acquis, voyons une dernière fois ce que l’homéostasie nous dit du Corps majuscule : « Les paramètres du milieu intérieur sont maintenus constants dans l’organisme malgré les modifications induites par l’environnement extérieur ou l’activité de l’organisme. […] Ces valeurs fixes des paramètres du milieu intérieur constituent donc un état défini, vers lequel l’organisme tend à revenir dès qu’il s’en éloigne. Ce système est donc finalisé : on peut ainsi étudier ces mécanismes de régulation par une approche cybernétique. » [59]

Fixés dans nos paramètres inauguraux – carences ou privilèges – peu nous chaut ce qui se passe à l’extérieur, notre éclairage résulte de notre milieu intérieur, de notre expérience toute personnelle. Notre cerveau est un organe, certes complexe, mais un organe qui, comme les autres, agit et réagit par réflexe autorégulatoire ; ce qui, selon les pilotes de Wiener, revient à dire que nous maintenons la trajectoire de notre appareil en surmontant des obstacles. Mais comment ? En répondant à « des stimulus internes qui augmentent en intensité avec le degré d’échec de nos tâches ». Faut-il en conclure que, plus on se casse la figure, plus on a des chances de savoir rester droit ? Ce qui est certain, c’est que le “Tout en un“ bio-informationnel modifie bien des réalités concrètes, et, existentielles.

Cela étant, êtes-vous cycliste, pilote d’avion ou capitaine de bateau ? La question se pose, car savoir qui fixe le cap du timonier n’est pas tout à fait anodin : d’où provient l’objectif finalisé qui régule son système de façon efficace ?

Rembobinons : Atteinte de l’objectif finalisé et contrôle sont des notions interdépendantes agies par le feedback. En entreprise, les phases de feedback et de contrôle sont bien un seul et même principe (évaluation, ou retour d’expérience, ou reporting ou audit), et il faut être deux pour que le feedback ait lieu, le second étant en position de contrôle. Par ailleurs, le contrôle et l’objectif finalisé sont noués, eux aussi, par la notion de feedback.

PDCA : Le contrôle (Chek) est ce qui permet de réagir et d’ajuster les actions (Act) pour atteindre l’objectif prédéfinis (Plan)

Tout cela est donc conforme à l’approche cybernétique, sauf que, là, vous ne faites pas du bateau ou du vélo, ce n’est donc pas vous qui vous autorégulez, c’est la hiérarchie qui se charge de contrôler et de faire respecter l’objectif initial. Eh bien voilà, aussi évident que cela puisse paraître, la différence de taille c’est que les systèmes s’autorégulent par rétroaction négative, mais dans la vie sociale, l’auto n’est ni individuelle, ni mobile, c’est l’auto-rité qui tient les rênes du processus. Ce qui revient à dire que les approches managériales s’appuient sur la cybernétique pour mieux glisser, depuis les principes de l’autorégulation, vers ceux, tout aussi cybernétiques, du contrôle d’objectifs finalisés, lequel est rendu aussi impératif qu’un 37° pour le corps. Ce procédé place les exécutants dans une position équivalente à de l’information circulante : il convient de mesurer leurs actions et de les réaffecter en entrée d’une façon de plus en plus conforme à la consigne initiale (ce que l’on nomme l’amélioration continue).

Système de management simplifié

Pour conclure vraiment, et au risque d’y insister encore une fois, l’autorégulation s’applique en premier lieu dans le domaine des organes biologiques. Dans un système social hiérarchisé, les boucles de feedback ne sont ni plus ni moins qu’un moyen de renforcement de l’autorité grâce à l’évidence et à l’irréfutabilité de lois naturelles. Avec le feedback, ces lois sont traduites en rationalité strictement informationnelle. En regard, de façon contemporaine, on parle en physiologie de … « relations entre paramètres ».

Sous l’égide de l’information, des données de toute nature s’équivalent en tant qu’elles fonctionnent selon le modèle systémique. C’est ce qui a permis à la qualité de transposer les procédés dont se sont inspiré tant le Taylorisme que le Fordisme, ceux mis en œuvre par l’Organisation Scientifique du Travail (OST). L’analyse mécanique et physiologique des mouvements corporels a été transposée en analyse des modalités de circulation des informations (communication). En quoi nous sommes passés de la prise de corps à la prise de tête. Mais, comme nous venons de le voir, le biologisme ambiant (homéostasie) place l’organe cérébral au sein du système Corps, lequel se fait bio-informationnel. Les beautés de la nature Une, du Vivant, ont donc bien des promesses à faire valoir. Cela dit, le cerveau n’en a pas fini de fasciner. Ramenée à sa formulation la plus triviale, la question en cours à son propos, et qui en subjugue plus d’un, est, y-a-t-il un pilote dans l’avion ?

En partant des servomécanismes et de l’étude behavioriste du fonctionnement cérébral, Norbert Wiener s’est attaché, avec d’autres, à uniformiser et à généraliser le concept de feedback. La régulation concerne à présent des collectifs, lesquels sont invités, avec ce formalisme, à travailler de façon aussi inconsciente mais efficace qu’un processus de guérison si l’on a attrapé un rhume de cerveau. Le principe de feedback est devenu un mantra car il se veut un principe de régulation améliorant les performances en apprentissage, résolution de problèmes et prise de décision. Or dans une approche systémique sociale ou politique, finalité et contrôle sont réservés au sommet…faut-il souligner ici que la résolution de problème et la prise de décision sont les plus importantes prérogatives humaines en matière politique ?

Pour mener à bien sa politique, Bruno Retailleau demande aux préfets d’abonder les services des étrangers en « ressources humaines, matérielles et budgétaires » [60].

Dans un système managérial, les ressources sont chosifiables et égalisables en tant que données entrantes et sortantes. Les dimensions relationnelles et l’expérience vécue sont réduites à des procédures et à des modalités d’échanges d’informations mesurables. Ce qu’il reste de strictement relationnel est par ailleurs outillé par des modèles comportementaux (cognitivisme) qui reprennent le plus souvent les mêmes approches par feedback… Ainsi « la boucle est bouclée », comme le disait un fan du colonel John Boyd déjà cité.

Systèmes et évolution 

La cybernétique décrite par Norbert Wiener est un moyen d’expliquer et de comprendre tous les mécanismes rencontrés avec quelques briques logiques simples.
Wikipédia

Du simplisme le plus achevé aux théories les plus abstraites et inabordables, le gouffre de la propagande est ouvert ! À la longue son vocabulaire, aussi pléthorique et redondant soit-il, devient aisément reconnaissable : « La safe city est la première brique de la smart city, c’est un outil d’aide à la prise de décision pour la collectivité » [61]… s’il ne s’agissait des paroles d’une élue en charge de la sécurité publique à Marseille, plutôt que de collectivité il aurait été question de communauté (cf. les réseaux sociaux) ; la notion de brique renvoie quant à elle aux systèmes imbriqués : le système global et ses sous-systèmes, également aux compétences (savoir, savoir-faire et savoir-être, sur lesquels nous reviendrons).

La notion de système va jusqu’à modéliser les théories de l’économie ou de l’astrophysique, elle est de ce fait l’une des plus générales, et donc l’une des plus abstraites de toutes. D’une part car les système n’existent pas en tant que tels dans la nature : on peut voir un ensemble de planètes sur une carte ou dans le ciel, mais si cet ensemble est nommé « système solaire », le système n’a, en lui-même, aucune existence visible et manifeste. Les systèmes sont des conventions, des représentations ou projections de l’esprit, autrement dit des modèles utiles pour comprendre des phénomènes naturels. Les boîtes noires de la cybernétique, justement réputées très utiles pour modéliser des phénomènes, ont permi de transposer des représentations, depuis les sciences “naturelles“, dans les domaines informatiques et neurobiologiques notamment. Depuis, la notion de système a été l’objet d’« un développement exceptionnel dans le domaine des sciences exactes, puis dans tous les domaines de la connaissance. » [62] L’approche par modèles systémiques constitue à présent la base principale de la recherche scientifique (sciences dites exactes et sociales).

Puisqu’un système est une projection de l’esprit, pour tenter d’y voir plus clair repartons des boîtes noires. On peut s’imaginer que tout ce qui a été dit à leur sujet, concernant par exemple la température du corps, se passe comme “à l’intérieur“ d’une boîte noire. En fait, un système n’est pas au premier chef un intérieur physique séparé d’un extérieur, un système est une représentation de phénomènes d’interactions entre différentes entités, on peut donc se représenter un système sous différentes formes, par exemple un réseau, ou un schéma par processus, ou des poupées russes, ou un PDCA ou… une boîte noire, modèle qui permet de décrire un processus de régulation sans avoir à faire figurer (ou même à connaître) comment est composé son centre de contrôle, lequel peut être considéré comme un sous-système dans un processus plus général, celui de la régulation thermique du corps par exemple. Voici donc l’autre raison qui rend la notion de système particulièrement abstraite : ils peuvent avoir des noms variés et se baladent indifféremment sur une échelle du plus petit phénomène au plus grand (comme des poupées russes). On peut redonner ici l’exemple des systèmes de l’ISO : Une entité peut être une entité concrète ou une entité abstraite, entités de domaines tels que les systèmes naturels ou les systèmes conceptuels. Ces entités sont les entreprise, organisation, solution, système (y compris les systèmes logiciels), sous-système, processus, activité, données, application, technologie de l’information, mission, produit, service, élément logiciel, élément matériel, ligne de produits, famille de systèmes, système de systèmes, etc.

Du système de systèmes à un produit, en passant par un processus, un système logiciel ou un élément logiciel, les systèmes concernent bien tout ce qui bouge et fait bouger ! Ils vont même jusqu’à modéliser les abstractions conceptuelles de la pensée ! La taille de la chose compte pour peu, du moment que c’est chosifiable en tant que bidule interagissant, ou en tant qu’abstraction agissante dans un système contrôlé, ce sera fort utile pour accroitre l’efficacité de ceux qui décrètent qu’il s’agit d’un système, puisque…tout est système… puisque… tout est Vivant [63], ou, agissant.

En fait on n’y comprend rien ! Mais nous verrons plus loin que la thermodynamique pourrait nous être d’un grand secours pour trouver une voie de salut dans ce labyrinthe de possibles. Elle postule notamment que, pour les systèmes qualifiés d’ouverts, on établit une séparation imaginaire avec un extérieur que l’on nomme environnement, le système est en interaction avec celui-ci. Simplifions, juste pour donner une représentation : un système de production et les produits qui en sortent polluent l’atmosphère (l’industrie automobile par exemple), en retour (feedback) l’atmosphère a des réactions tel que le réchauffement climatique, lequel, en retour, a des répercussions sur le système social. Le système de production automobile interagit avec son environnement (atmosphère et système social), environnement qui est lui-même composé de systèmes. Ces différents systèmes interagissent donc (feedback positif ou négatif), et c’est cette communication entre systèmes qui produit l’évolution. L’évolution résulte donc d’actions réciproques entre les systèmes (biologique, écosystémique, social, etc.). À partir de quoi il devient aisé de parler d’Anthropocène, mettant ainsi “tout le monde du monde comme un tout“ dans le même sac (l’expression Capitalocène semble de fait plus pertinente).

Mais voilà que cet exemple simpliste qui prétend illustrer l’évolution use d’une notion inédite jusque-là : il existe du positif et du négatif en matière de rétroaction [64], et il convient de ne pas trop s’y emmêler les pinceaux avec les concepts déjà traitées de boucles ouvertes ou fermées. Car il s’avère que le feedback, celui qui nous est vendu quotidiennement comme positif, pourrait bien être fort dangereux. La rétroaction positive « tend à entraîner une instabilité par le biais d’une croissance exponentielle, d’une oscillation ou d’un comportement chaotique » [65]. Qu’il s’agisse d’une explosion, ou d’une réduction drastique et soudaine d’énergie par exemple, la rétroaction positive amplifie les tendances à l’œuvre. L’exemple le plus souvent donné est celui du réchauffement climatique (un système qui a lui aussi des problèmes de température) :

« Si la température atmosphérique augmente, le taux de vapeur d’eau augmente également. Comme la vapeur est l’un des principaux gaz à effet de serre, l’effet de serre augmente, donc la température continue d’augmenter. C’est une rétroaction positive, puisqu’elle amplifie le mécanisme de réchauffement. » [66] Si les explications courantes tendent à faire de la rétroaction positive un phénomène dangereux, l’accouchement, par exemple, est provoqué par une rétroaction positive [67]. Habituellement, la rétroaction positive est figurée par des flèches tournant vers la gauche, et comme nous pouvons le voir, les centres de contrôle Directionnels l’utilisent pour amplifier la portée des démarches d’amélioration continue.

Si la rétroaction positive a un effet amplificateur, la rétroaction négative, elle, a un effet régulateur, c’est celle de l’homéostasie déjà décrite, celle qui est réservée aux managers et à leurs exécutants (flèches tournant vers la droite), L’essentiel des boucles de feedback (A) vues jusqu’ici sont fermées et négatives, ce sont des boucles de régulation dont l’objectif est finalisé, tout comme celles qui sont utilisées en industrie (servomoteurs), dans d’innombrables mécanismes tels que les thermostats, en mode projet, en ingénierie des systèmes de contrôle, etc., etc.

Mon Dieu d’où diable proviennent tous ces systèmes ? 

Au plan de la recherche scientifique, la notion de système a été rendue opérationnelle grâce à la théorie de l’information et à ses extensions numérisées. Toute information (électrique, biologique, chimique, etc.) est mathématisable et peut être entrée dans un système d’information (datas), Ainsi tout est potentiellement modélisable sous forme de système et, grâce aux systèmes d’information informatiques, tous les systèmes sont potentiellement analysables de façon statistique et prospective.

Système Terre [68]

Ici, la biosphère est le « système de systèmes » (englobant les autres), et même si aucune flèche de feedback + ou – n’est figurée, il est sous-entendu que la biosphère et ses sous-systèmes interagissent et évoluent les uns par rapport aux autres en échangeant de l’information (chimique, biologique, etc.). Le Vivant (en tant que système) est ici en majesté, c’est l’écosphère. Remarquons, au passage, que l’éco est indifféremment utilisé de nos jours en tant qu’écologique ou économique (dans l’utilisation de l’expression écosystème par exemple).

Mais venons-en aux clarifications sur la notion de système : Les systèmes ouverts peuvent échanger de la matière, de la chaleur et du travail (ou énergie) avec leur environnement, les systèmes fermés n’échangent que de la chaleur et du travail (ou énergie) avec leur monde ambiant, et les systèmes isolés sont ceux qui sont privés de tout échange. Cette définition, qui est des plus fondatrice pour la théorie contemporaine des systèmes, provient de la thermodynamique, une « branche de la physique qui traite de la dépendance des propriétés physiques des corps à la température (ha ! la tem…), des phénomènes où interviennent des échanges thermiques, et des transformations de l’énergie entre différentes formes. » [69] La thermodynamique a connu des développements rapides et déterminants grâce aux recherches sur le fonctionnement des machines à vapeur, celles qui ont servi aux premiers développements de l’industrie. Il revient au premier chef à cette discipline de la physique d’expliquer ce qu’il en est des systèmes contemporains, on retrouve par exemple ses approches en économie et en informatique, dans les « définitions fort générales » citées en introduction de cet article. Depuis 2010, la thermodynamique quantique est devenue une théorie à part entière. Plus généralement, la thermodynamique contemporaine résulte d’expérimentation sur les particules, et donc sur la matière à l’échelle de l’infiniment petit. « La thermodynamique statistique qui s’est développée, à partir du milieu du XIXe siècle, s’appuie sur des considérations moléculaires et sur le calcul des probabilités appliqué à un grand nombre de particules. Elle s’attache à analyser la structure de la matière. » [70]

Les armes à feu avaient inauguré des possibles au tournant du premier millénaire, mais les puissances contemporaines du feu, et donc de la chaleur – moteurs à vapeur de l’industrie (1788), bombe atomique (1945) – sont inédites dans l’histoire de l’humanité. La thermodynamique – du grec θερμός, thermós, « chaud » – fournit des réponses théoriques à de multiples questions complexes, mais en particulier à celles relatives aux comportements thermiques des corps physiques et de la matière (dans le cas des centrales nucléaires par exemple[Voir par exemple, [Conversion thermodynamique de l’énergie nucléaire]).

« Un système thermodynamique est une portion de l’Univers que l’on isole par la pensée du reste de l’Univers, ce dernier constituant alors le milieu extérieur [environnement] qui est en interaction avec le système étudié […] La séparation, même fictive, entre le système et le milieu extérieur est appelée ’paroi’ ou ’enceinte’. Selon la nature et les propriétés de cette paroi, un système sera qualifié d’isolé, de fermé ou d’ouvert. ». [71] Rappelons que les échanges à l’intérieur ou entre systèmes peuvent être composés de chaleur, de matière, de travail ou d’énergie (qui sont synonymes).

Le premier principe de la thermodynamique est celui de la conservation de l’énergie. Dans un système isolé l’énergie se conserve au cours du temps. Son énergie totale reste constante, et si certaines énergies s’y transforment, elles prendront toujours la forme d’une autre énergie. L’énergie serait en quantité invariable dans la nature : on ne crée pas l’énergie, elle se transforme. Si ce principe peut faire imaginer une sorte de mouvement perpétuel, sans déperdition d’énergie, en fait, il en est la réfutation même, car sauf à être purement théorique, un système n’est jamais totalement isolé, il perd donc nécessairement de l’énergie.

L’historien Anson Rabinbach, dans Le moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité  [72], montre que le premier principe de la thermodynamique fut déterminant pour le monde du travail : « la centralité du travail dans la société du XIXe siècle fut pour l’essentiel une manifestation de la centralité du travail dans la métaphore du moteur humain ». Rabinbach décrit comment cette métaphore est liée au premier principe thermodynamique « rien ne se perd, tout se transforme », lequel a permis d’unifier la notion de travail – dont nous avons vu qu’il est synonyme d’énergie en thermodynamique – dans des champs habituellement disjoints : « la société humaine et la nature sont liées dans l’identité de toutes les forces productives, celles des travailleurs aussi bien que celle des machines ou des éléments naturels », ainsi, « l’accroissement de la productivité et les reformes sociales étaient liées par les mêmes lois naturelles », les lois de l’énergie. Une continuité entre le travail humain, celui des machines et celui de la nature était donc postulée, et les évolutions techniques et scientifiques menaient ainsi, par répercutions, à « une éthique sociale de la conservation de l’énergie », et donc à de nombreux travaux sur l’énergie et la fatigue humaine, sur leur mesure et leur rationalisation. Ce sont ces travaux qui ont été déterminants pour l’organisation scientifique du travail (Taylorisme), pour l’advenue de l’ergonomie, de la culture physique, de la psychotechnique, etc., tout aussi déterminants que pour les mesures sociales relatives au temps de travail et aux congés. Les découvertes scientifiques ayant des répercussions d’importance sur la pensée théorique, sur les arts, la politique, etc., Rabinbach montre comment la loi de conservation de l’énergie a influencé Marx, Weber et Freud, par exemple.

La thermodynamique est également déterminante pour l’époque qui débute après la seconde guerre mondiale et se poursuit jusqu’à la nôtre. Mais depuis lors, c’est son second principe, celui de la déperdition de l’énergie, qui a le vent en poupe. L’horizon qui y est étudié est celui chaos. Néfaste pour le devenir humain et pour celui de la planète entière, cette perspective apocalyptique est ce qui a poussé à considérer la cybernétique comme une solution : en tant que nous fonctionnons comme des systèmes interagissants, donc communicants, par nos capacités à nous organiser, nous retarderions l’advenue du chaos final.

La société bonne de Norbert Wiener n’est pas une utopie, car l’utopie est toujours soustraite d’emblée à la seconde loi de la thermodynamique. [73]

À l’époque de la métaphore du moteur humain décrite par Rabinbach, la société humaine, les mécanismes et la nature procédaient déjà d’un même principe : l’énergie ou travail. À notre époque, un principe est venu unifier le Vivant et la matière “animable“, celui de l’information devenue mathématisable, qu’elle soit biologique, textuelle, etc. C’est ce qui a permi à la cybernétique de professer que la communication serait notre salut. Car en effet, la terre cours à sa perte, et nous ne le savons que trop bien, il est donc logique de vouloir y remédier au mieux. En l’espèce, cette destinée fatale n’a que très peu à voir avec des questions liées, par exemple, au Capitalisme, au réchauffement climatique, ou à la paupérisation, elle est expliquée par des phénomènes très pragmatiques : les comportements thermiques des corps physique (ah, la tempé !) et les changements d’état de la matière. Les scientifiques qui ont théorisé la thermodynamique l’ont en effet malheureusement démontré avant de mourir : bien des phénomènes sont irréversibles, « par exemple une goutte de colorant se diluant dans de l’eau ne redeviendra jamais une goutte de colorant. Pour expliquer cette irréversibilité, il faut un principe, c’est donc le second principe de la thermodynamique, lequel définit une nouvelle variable d’état, l’entropie. Le deuxième principe de la thermodynamique, ou principe d’évolution des systèmes, affirme la dégradation de l’énergie : l’énergie d’un système passe nécessairement et spontanément de formes concentrées à des formes diffuses et cinétiques (frottement, chaleur, etc.). S’introduit ainsi la notion d’irréversibilité d’une transformation et la notion d’entropie. Ce principe est souvent interprété comme une “mesure du désordre“ et comme l’impossibilité du passage du “désordre“ à l’“ordre“ sans intervention extérieure. Cette interprétation est fondée sur la théorie de l’information de Claude Shannon. » [74]

Claude Shannon est connu en tant que fondateur de la théorie de l’information, mais il se trouve que, notamment sur la question de l’entropie, Norbert Wiener était arrivé aux mêmes conclusions que lui (passons sur les querelles en paternité à ce propos, et à celui de la théorie de l’information, querelles d’autant plus critiques que Wiener fut le prof de Shannon). Tous deux considéraient l’entropie comme quantifiable, non plus seulement en chaleur, travail, matière, mais en information, laquelle devint bel et bien, comme nous le verrons plus loin, une mesure du désordre.

L’entropie est par ailleurs ce qui permet de donner son sens au temps :

Flèche du temps (second principe de la thermodynamique)  [75]

Sauf à y insuffler une nouvelle énergie, une flaque d’eau ne redeviendra pas de la glace, de l’eau refroidie ne se remettra jamais à bouillir, etc. Puisque chaque étape de cette dégradation peut être mesurée sur la durée, le second principe thermodynamique atteste de ce que le temps va du passé vers le futur (il est linéaire ). Or le futur thermodynamique est en évolution vers un état de désordre potentiel, un chaos final qui correspondrait à un état d’indifférenciation généralisée.

Pour illustrer la flèche du temps et expliquer sa provenance, le physicien quantique Carlo Rovelli précise : « Si je regarde un film qui montre une balle qui roule, je ne peux pas dire si le film est projeté comme il faut ou à l’envers. Mais si la balle ralentit et s’arrête, je constate qu’il est projeté dans le bon sens, car s’il était projeté en sens inverse, il montrerait un évènement non plausible : une balle qui se mettrait en mouvement par elle-même. Le ralentissement et l’arrêt de la balle sont dus au frottement, qui produit de la chaleur. Là où il y a de la chaleur, et là seulement, il y a une distinction entre passé et futur. Les pensées se déroulent du passé vers le futur, et non le contraire, et en effet, penser produit de la chaleur dans la tête. » [76]

L’information nous circule comme dans une chaudière ! Mais que cela nous créé des vapeurs, voire même de la température, le temps linéaire entropique nous promet une issue fatale, car cela est maintenant prouvé : les choses dé → per → dissent. Mais comme nous l’avons vu, une « intervention extérieure » peut réinsuffler de l’énergie ou de l’information dans le système. Voici donc Norbert Wiener et le temps cyclique non linéaire, soit la temporalité rétroactive [77], laquelle permettrait à un système de lutter au mieux contre la fatalité entropique, dont Wiener nous donne la mesure : « Que pouvons-nous dire de la direction générale prise par la bataille entre le progrès et l’entropie dans le monde qui nous entoure ? Le monde tout entier obéit à la seconde loi de la thermodynamique : l’ordre y diminue, le désordre augmente. » [78] {}D’où cette angoisse : « Il peut fort bien arriver un temps où la terre redeviendra une planète inerte, dont toute la vie aura été anéantie par le feu ou par le froid. » [79] (Les estimations tablent sur environ 2,8 milliard d’années).

Si, pour cet éminent cybernéticien, « nous sommes, sans aucun doute, des naufragés sur une planète vouée à la mort », « la machine, de même que l’organisme vivant, peut être considérée comme un dispositif qui semble, localement et temporairement, résister à la tendance générale à l’accroissement de l’entropie. Par sa capacité à prendre des décisions, elle peut produire autour d’elle une zone d’organisation dans un monde dont la tendance générale est de se désorganiser. » [80] Et, puisque tout système est communicant, la logique suivie semble implacable : « Une mesure de l’information est une mesure de l’ordre. Sa valeur négative sera une mesure du désordre… De même que l’entropie est une mesure de désorganisation, l’information fournie par un série de messages est une mesure d’organisation » [81]. Fort logique et simplissime, l’ordre salvateur cybernétique nous fut donc promis.

Dans la vision cybernétique de la métropole moderne, les habitants sont définis comme une contrainte de la même manière que dans l’industrie les travailleurs sont traités comme des variables. Ici, l’économie politique, le gouvernement et la cartographie informatique se rejoignent pour produire un univers duquel tout chaos sera technologiquement proscrit. [82]

Fantasmée en tant que moyen le plus raisonnable pour amoindrir les fatalités du futur déterminé (entropique), la cybernétique a donc tablé sur des systèmes fonctionnant selon les principes de l’apprentissage par rétroaction d’information, avec pour horizon l’amélioration continue de la prise de décision. La cybernétique serait donc une promesse de bonheur certes limité (adaptatif), mais, organisé et efficace, et qui plus est, parfaitement réaliste et raisonnable, car comme nous l’avons vu, l’utopie a été fort rationnellement « soustraite d’emblée à la seconde loi de la thermodynamique ».

Si l’on croise le principe progressiste des systèmes autorégulés de Deming…

Amélioration continue : la flèche du temps devient la pente ascendante du progrès

… avec celui plus tragique des systèmes autorégulés de Wiener qui luttent corps et âme contre l’entropie, le temps idéal cybernétique apparaît constitué d’une itération de cycles vertueux (feedback négatif) étirant la flèche du temps sur une durée plus longue que prévue… mais pointant tout de même vers l’homogénéisation entropique.

Notez bien que pour le physicien quantique Carlo Rovelli, il n’est pas vrai « que la vie engendre des structures particulièrement ordonnées, ou diminue l’entropie localement » [83], l’espérance devra donc trouver à se nicher ailleurs. Cependant le concept sous-jacent à l’optimisme cybernétique existe bel et bien, il s’agit de la néguentropie, « une “entropie négative“, une variation générant une baisse du degré de désorganisation d’un système. Elle équivaut par conséquent à un facteur d’organisation des systèmes physiques, biologiques, écologiques, sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation (entropie) [et qui explique] la présence de “l’ordre“ à l’intérieur des êtres vivants et leur tendance à s’opposer au chaos et à la désorganisation qui régit les systèmes physiques. » [84] Nous sommes des oppositions au chaos, ce qui est tout bénef puisque ça rend vivant et ordonné ! Au cœur des débats théoriques – qui aussi complexes qu’ils paraissent sont souvent tragiquement “enfantins“— la question de l’Humain occupe bien des scientifiques. Certains cherchent des réponses plus radicales encore à la question de notre rapport à l’entropie, voici donc, non plus la néguentropie, mais l’anti-entropie : « La question de l’anti-entropie, c’est celle de l’exercice du savoir – qui est cependant dilué et désintégré par l’information, et le modèle capitaliste devenu à présent ultra-computationnel où le savoir est dissout dans l’information elle-même de part en part calculable et intrinsèquement entropique – et c’est ce dont l’Anthropocène est le résultat. » [85] D’où l’on peut déduire que l’information s’est transformée en or puisque, tout comme lui, elle peut soit être considérée comme salvatrice, soit comme maléfique… Cette vérité complexe, presque alchimique, Wiener ne craignait pas d’en faire des gorges chaudes, et ceci, alors qu’il avait abondement travaillé à l’optimisation statistique et qu’il pouvait décréter que la machine, « par sa capacité à prendre des décisions, peut produire autour d’elle une zone d’organisation dans un monde dont la tendance générale est de se désorganiser. »

La domination de la machine présuppose une société aux derniers stades de l’entropie croissante, où la probabilité est négligeable et où les différences statistiques entre individus sont nulles. Nous n’avons pas encore, heureusement, atteint un tel état.

Norbert Wiener

Pour conclure sur ce sujet complexe qu’est l’entropie, notion qui est donc centrale en cybernétique – ou lorsqu’il s’agit de se faire expliquer ce qu’il en est de notre devenir, de l’évolution, voire de l’apocalypse –, il reste encore à préciser, qu’en fait, le temps lui-même n’existe que comme résultat d’un flou de notre vision. C’est ce que nous apprend la physique quantique, laquelle est toujours en recherche d’équations sur la question du temps, puisque malgré les vérités thermodynamiques fléchées ici, en fait il n’est pas certain que le temps existe. Ce flou de notre vision s’explique fort simplement : les cosmonautes voient la terre comme une grosse boule, sans distinguer ce qu’il s’y passe, il en va de même lorsque nous regardons un verre d’eau nous raconte Carlo Rovelli, les molécules s’y agitent d’une façon aussi frénétique que nous le faisons sur Terre, mais en regardant le verre d’eau, nous ne nous rendons compte de rien. Or si nous allions voir les choses en plongeant notre regard dans cette eau à une échelle micro-microscopique, soit à l’échelle quantique, il se pourrait que la notion de temps disparaisse, « le temps est ignorance ». « La physique nous aide à pénétrer les strates du mystère. Elle montre comment la structure du monde est différente de nos intuitions. Elle nous donne l’espoir de pouvoir étudier la nature du temps en nous libérant des brumes causées par nos émotions […] Peut-être que l’émotion du temps est précisément ce qui est pour nous le temps. » Poète, et optimiste quant au devenir de ses recherches, Rovelli pense qu’après une lente prise de conscience – équivalente à celle qui mena à la compréhension commune de ce que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil, et non l’inverse – l’absence de temps pourrait devenir une conception banale. Tout en se référant régulièrement à Shiva, il y voit même un possible acte révolutionnaire à entreprendre : couper la tête à l’ordre du temps (et au maître des horloges ?), et, donc, à la distinction entre présent et passé. (Couper les coupures nature/culture, corps/esprit, passé/présent).

Le temps est bel et bien une représentation liée à la condition humaine, ainsi « les mesures du temps et de l’espace ne sont pas découvertes dans un monde qui leur préexisterait mais construites pour faire un monde, ce sont des modes de production de la réalité. » [86] Or si certaines cultures placent le passé devant elles et le futur derrière, pour ce qui nous concerne, ce sont des vérités poético-scientifiques qui nous sont promises : « Nous pouvons retourner nous immerger sereinement dans le temps, notre temps qui est fini, pour goûter la claire intensité de chaque moment fugace et précieux de ce bref cercle.  » [87]

Et voilà, la boucle temporelle fermée (type PDCA) serait notre horizon !

Ce sont les “lignes temporelles fermées“, où le futur reconduit au passé, qui épouvantent ceux qui croient qu’un enfant pourrait tuer sa mère avant sa naissance. Mais il n’y a aucune contradiction logique dans l’existence de lignes temporelles fermées ou de voyages dans le passé ; c’est nous qui compliquons les choses avec nos divagations confuses sur la liberté du futur.

Carlo Rovelli

Au fait, c’est quoi la systémique ?

Gardons en tête qu’un système est soit ouvert, soit fermé, soit isolé, en fonction des échanges qu’il a, ou non, avec son environnement, et allons effleurer l’évolution, depuis les années 1950, des concepts systémiques.

La notion de « système » est présente dès la première cybernétique, laquelle finira par avoir mauvaise presse en tant qu’elle aborde les « réseau neuronaux sous l’angle de systèmes à entrées et sorties au service d’une tâche prédéfinies. À l’inverse, la seconde cybernétique allait appréhender les réseaux comme des entités autonomes, capables de spontanéité et de comportements propres dont l’étude est, en soi, intéressante, […] c’est toute la thématique de l’auto-organisation [88] et de la complexité. » [89]

Cybernétique de second ordre : Feedback sur feedback [90]

Outre le psychiatre W. Ross Ashby, déjà cité pour son « homéostat » et pour ses travaux behavioristes avec Wiener, Heinz von Foerster [91] fut l’un des concepteurs centraux de la cybernétique de second ordre advenue à partir des années 1960. Von Foerster la qualifiait de « cybernétique de la cybernétique », en précisant : « pour écrire une théorie du cerveau, il faut un cerveau ». Le chercheur devient ainsi partie intégrante du système qu’il étudie, il rétroagit avec lui.

La cybernétique de second ordre va préciser les motions d’auto-organisation et de complexité [92], on peut citer dans ses prolongements la philosophie biologique et cognitiviste d’Henri Atlan (1931). Inspiré par Spinoza, ce biologiste français s’est notamment fait connaître pour ses travaux sur la complexité et l’auto-organisation. La cybernétique de second ordre est également rattachée au concept d’émergence issu de la biologie, concept qui concerne les capacités d’un système à créer de nouvelles propriétés lui permettant de s’adapter à son environnement. L’épigénétique [93] est une émergence, on parle également de systèmes Autopoïètiques [94] (Humberto Maturana et Francisco Varela). L’autopoïètique relève de la capacité à évoluer, voire à se transformer pour lutter contre l’entropie. Dans ce même ordre d’idée, Ilya Prigogine (1917-2003), prix Nobel de chimie en 1977, a remis en cause (avec d’autres, et en particulier la philosophe des sciences Isabelle Stengers) l’affirmation selon laquelle l’entropie mènerait inévitablement à une uniformisation. S’ils adhèrent pour autant au concept de néguentropie apparemment réfuté par Rovelli ? Quoi qu’il en soit donc, depuis les années 1960, et de façon croissante au cours du temps, les systèmes complexes, ceux capables d’auto-organisation, d’autonomie et d’autopoiesis, ont connu de très nombreux développements théoriques et bien des succès.

La systémique, quant à elle, est née de la biologie telle qu’utilisée par Ludwig von Bertalanffy. Centrée sur les concepts d’information, de régulation, d’organisation et de totalité, Bertalanffy étant également un chantre des systèmes ouverts et de l’auto-organisation, les porosités conceptuelles entre cybernétique et systémique furent fort nombreuses. En 1954, Bertalanffy, le mathématicien Anatol Rapoport [95], l’économiste Keneth Boulding [96], et le neurophysiologiste Ralph Gerard [97], créent la « Society for the Advancement of General Systems Theory » (actuellement ISSS) [98]. Leur première réunion eu lieu au « Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences », une entreprise nouvellement créée par la Fondation Ford. La présidence de cette société a notamment été honorée par W. Ross Ashby de 1962 à1964, par Stafford Beer en 1971, Margaret Mead en 1972, Heinz von Foerster en 1976 (ces deux dernières personnes ayant été coéditrices des actes des conférences Macy, fondatrices de la première cybernétique). Ces quelques noms, parmi bien d’autres possibles, précisent également l’imbrication très forte qui a existé entre la première, la seconde cybernétique et la systémique.

Bertalanffy a eu un retentissement considérable avec sa théorie générale des systèmes, laquelle est toujours largement citée à l’heure actuelle, notamment dans des travaux universitaires [99]. Il considérait sa théorie comme « une nouvelle philosophie de la nature », la qualifiant de nouveau paradigme scientifique venant battre en brèche ceux bien trop mécanistes de la science classique [100]. Son introduction porte pour titre : « Partout autour de nous, des systèmes ! », et il poursuit : « Les hommes politiques réclament de plus en plus souvent qu’on applique ’l’approche par les systèmes’ à des problèmes urgents comme la pollution de l’air et de l’eau, la congestion du trafic, la pègre de la ville, la délinquance juvénile et le crime organisé, ou la planification urbaine. » [101]

La théorie des systèmes de Bertalanffy se veut holistique et globale (concept de Totalité), cependant il doit y avoir un reste puisque des systémiques de nouvelle génération s’élaborent dès le courant des années 1970. Leurs concepteurs sont innombrables, citons au hasard des possibles Karl E. Weick (1936) professeur de psychologie et de sciences de l’organisation à la Ross School of Business (Université du Michigan), et Peter Checkland (1930), chimiste, professeur au sein du département d’ingénierie des systèmes de l’université de Lancaster et concepteur de la Soft Systems Methodology (SSM). « Karl E. Weick est parti, comme son collègue Peter Checkland, de la cybernétique pour concevoir une « systémique de troisième génération » spécifiquement adaptée aux organisations. Inspiré entre autres par Francisco Varela et le concept de l’énaction, [102] il développe une vision originale des organisations (entreprise, groupes sociaux) ainsi que de la meilleure façon d’y conduire des interventions. […] De plus, en mettant l’interaction au centre du processus organisant, Weick offre un ’cadre pouvant s’appliquer à des organisations très diverses’, des entreprises multinationales aux plus petites structures comme un groupe de jazz », [103] également à la famille et aux systèmes politiques.

Dans un entretien sobrement intitulé, L’exercice de la pensée complexe permet l’intelligence des systèmes complexes [104], Jean-Louis Lemoigne [105] – l’un des deux promoteurs majeurs, avec Edgard Morin, de la systémique et de la complexité en France – nous aide à démêler le terme « systémique », car celui-ci en est venu à englober tant de possibles théories qu’il a pu faire polémique (notamment car les droits en reconnaissance de paternité ont été de plus en plus ardus à faire valoir.)

Jean-Louis Lemoigne : « Puis-je reformuler la question ? Ici le mot systémique est devenu un mot fourre-tout dans lequel chacun met de ce qu’il veut, compromettant ainsi une communication réflexive […] Le substantif « la systémique » a été forgée en France au cours des années 1970 pour tenter d’éviter une confusion avec l’holisme que suggérait le promoteur du concept de “système général“, le biologiste théoricien Ludwig von Bertalanffy. En intitulant le recueil d’anciens articles (publiés entre 1945 et 1967) qu’il avait regroupé sommairement sous le titre General System Theory (1968), il faisait passer un patchwork d’essais consacrés à l’illustration des effets pervers des méthodologies réductionnistes et mécanicistes appliquées alors à la recherche en biologie, pour une théorie scientifique “générale“. À partir de 1973-1974, je pris conscience de la légèreté épistémologique de la “théorie générale“ dans cette formulation, tout en reconnaissant qu’on pouvait en revanche en inférer une théorie bien construite de la modélisation. »

Malgré ses incomparables contributions à l’éclairage public, quoi qu’en dise Lemoigne, les définitions concernant la systémique sont restées très générales et renvoient à des collections invraisemblables de travaux dans tous les champs de recherche possibles, en philosophie des sciences, linguistique, physique, informatique, biologie, théorie des organisations, écologie, architecture, sociologie, ingénierie, sciences politiques, psychothérapie, sciences de l’éducation, management, économie, etc., etc.

À partir de quoi la simplicité devient d’une impérieuse nécessité pour ce système décidément complexe !

Une approche, qui n’a pas été citée jusqu’ici et ne saurait être oubliée, devrait nous permettre de conclure, il s’agit de la « dynamique des systèmes » de Jay Forrester (1918-2016), « une technique de modélisation mathématique qui permet de comprendre et d’analyser des problèmes complexes, conçue dans les années 1950 pour aider les managers des entreprises à améliorer leur compréhension des procédés industriels. » [106]

Tout comme Wiener, Forrester a travaillé sur les servomécanismes durant la seconde guerre mondiale. Son premier livre s’intitule Industrial Dynamics (1961), puis vient Principles of Systems en 1968, il en arrive à Urban Dynamics en 1969, et enfin à World Dynamics, en 1971. S’agissant de ce dernier titre, il n’est pas inintéressant d’en comprendre l’origine et la portée : « En 1970, Forrester a rencontré Aurelio Peccei, l’un des fondateurs du Club de Rome [107], avec lequel il s’est ensuite entretenu des questions relatives à la durabilité mondiale, ce qui a donné lieu à la publication du livre World Dynamics » [108], lequel met en corrélation la population, la production alimentaire, le développement industriel, la pollution, la disponibilité des ressources naturelles, la qualité de vie, et tente d’établir des projections futures pour ces critères, en fonction de diverses hypothèses. Les mesures correspondantes ont été intégrées au programme informatique World2 de Forrester, lequel a servi de base au modèle World3 utilisé par Donella et Dennis Meadows [109] pour rédiger un rapport commandé au MIT par le club de Rome, qui s’est intitulé Les limites de la croissance [110]. Ce rapport fit grand bruit lors de sa publication en 1972, et l’on en parle encore fréquemment aujourd’hui lorsqu’il est question du réchauffement climatique. Voici ce qui en a été concrètement retenu : « Les réflexions sur la croissance économique contenues dans le premier rapport du Club de Rome sont à l’origine de l’émergence du concept de “développement durable“, qui cherche à concilier les aspects économiques, sociaux et environnementaux (les trois “piliers“) du développement. En 1987 est publié le rapport Brundtland, qui donne sa définition officielle au développement durable (ou soutenable). » [111]

Laissons le cabinet McKinsey avoir le dernier mot sur Forrester : « Au cours des dernières années, les idées issues du domaine de l’ingénierie ont contribué aux progrès des radars, des simulateurs d’avions et des systèmes de défense, et ils ont été de plus en plus appliquées aux problèmes de gestion. Des managers et des consultants ont utilisé la “dynamique des systèmes“ et ses principes de rétroaction pour réfléchir à la manière dont une stratégie pourrait fonctionner, ou non, en fonction de la réaction des concurrents, de l’accueil réservé aux changements organisationnels et des conséquences, intentionnelles ou non, qui en découlent. Nombreux sont ceux qui pensent que la dynamique des systèmes les a aidés à inventer l’avenir […] De nombreux managers qui ont fréquenté les écoles de commerce il y a cinquante ou même dix ans soupçonnaient qu’une grande partie de ce qui était enseigné sur la stratégie et l’organisation était essentiellement statique : le monde restait immobile pendant que nous l’analysions et le corrigions [sic]. Il n’est guère surprenant que ces managers, dont les soupçons ont été confirmés par leur expérience sur des marchés complexes et dynamiques, soient aujourd’hui prompts à reconnaître la pertinence des idées de Jay Forrester et de ses collègues. » [112]

Systèmes et propagande

Comme évoqué à propos de la production automobile, les systèmes sont le plus souvent ouverts : ils interagissent avec leur environnement (écologique, social, économique, etc.).

« Approche systémique des systèmes politiques (d’après D. Easton, 1957 ») [113]
Système de management (B)

Comme on peut le voir sur le schéma managérial (B), les aspects écologiques et sociaux ne sont pas pris en compte, l’environnement est absent. Qu’il s’agisse d’une boucle de feedback (A) – dont nous avons vu qu’elle est autorégulée, c’est-à-dire fermée – ou du schéma (B), un système managérial est toujours fermé (il échange du travail ou énergie avec son seul monde ambiant). Entièrement inféodé aux clients, aux actionnaires et aux normalisateurs (entrées/sorties), les flèches en pointillé précisent quels flux d’information sont incontournables : la vérification de l’adéquation avec les exigences des norme et la mesure de la satisfaction des clients. Ces derniers, avec les « autres parties intéressées », constituent le seul environnement pris en compte, c’est l’écosystème de la seule direction. Et, comme nous l’avons vu plus haut, la boucle de rétroaction positive symbolisant la capacité à amplifier les phénomènes lui est également exclusivement réservée.

Le plus souvent, les systèmes qui nous sont imposés n’ont d’ouvert que le nom. Comme dans le schéma (B), ils se caractérisent par leur formalisme : ce sont avant tout des systèmes composés de processus finalisés, strictement régulés par des boucles de rétroactions fermées. Ces systèmes fermés et autorégulés ne sont rien d’autre que des modèles d’autoritarisme.

Comme nous l’avons vu, la cybernétique a été critiquée pour son caractère rigoureusement adaptatif. Ce furent dès lors les systèmes ouverts, les systèmes auto-organisés, ou encore les systèmes complexes qui furent plébiscités. Le lexique néolibéral use de ces termes à l’envie, à la mesure de ce qu’ils sont peu utilisés en pratique. Car force est de constater que la notion de système est devenue notre horizon presque univoque, or en matière de propagande, s’il s’agit que cet horizon reste un tant soit peu réjouissant, il convient de tout miser, à minima, sur les systèmes ouverts. Sur la terre par exemple, qui est en interaction constante avec l’espace infini (elle reçoit de la chaleur du soleil et envoi des gaz et des satellites de toutes sortes dans l’atmosphère).

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Car les systèmes ouverts sont réjouissants à la mesure de ce qu’ils sont les seuls à même de produire des échanges intéressants. En effet, seul un individu de leur espèce interagit avec son environnement, en produisant de l’information, des matières, de l’énergie ou travail, toutes choses infiniment transformables en produits et en marchés potentiels, et le marché est immense puisque nous sommes tous en relation avec notre environnement. Ainsi la notion d’ouverture ne cesse de trouver de nouveaux développements, France Culture, par exemple, est un système ouvert sur le ciel des idées, cette radio le répète toutes les heures : « France Culture, l’esprit d’ouverture ». Par ailleurs, « la plupart des analyses s’accordent à concevoir les universités comme des systèmes ouverts » [114]. Voici ce que nous en explique la doctrine managériale des universités après avoir décrété, « on a besoin de modèles pour interpréter la réalité » : « Les systèmes ouverts sont en relation active avec leurs environnements institutionnels, économiques et sociaux. Certains environnements leurs sont particuliers (en fonction de leur implantation régionale ou leurs ancrages disciplinaires). Ils en partagent d’autres à travers ce que des chercheurs ont appelé “l’effet sociétal“ c’est-à-dire les règles du jeu imposées dans un pays par son système politique et ses institutions – éducatives, juridiques, économiques, etc. » [115]

Si vous avez bien suivi, l’université est ouverte car elle a un environnement, lequel est composé de systèmes (« institutionnel, économique, social ») avec lesquels elle a des relations actives. Notez bien que sa situation lui est soit spécifique, soit partagée, et qu’il s’en déduit un « effet sociétal ». Il nous aura fallu traverser bien des explications pour décoder les fondements de ces évidences terriblement simplistes ! L’« effet sociétal » n’est là que pour donner une touche sophistiquée au propos. La belle complexité, tant vantée à propos des systèmes, relève avant tout d’un modèle systématisé d’analyse, lequel se révèle terriblement répétitif et simplificateur, mais, quoi qu’il en soit, il conviendra de l’appliquer si l’on veut être en capacité d’« interpréter la réalité ».

Quittons les systèmes ouverts pour ceux qui sont « auto-organisés », qui font la joie de bien des consultants, dont certaines idées sont sympathiquement reprises par Wikipédia : « L’auto-organisation s’oppose aux cas où un système est organisé ou réorganisé de force de l’extérieur, c’est-à-dire à la violence, aux actes de pouvoir. » Cette définition, qui place les systèmes dans l’ordre du politique, suggère qu’il existerait un mode quasi naturel de résistance à la violence et à l’autorité ! Cependant, à bien y regarder, les systèmes auto-organisés ne comportent pas « de contrôle autonome sur les conditions limites permettant au processus auto-organisateurs de se produire ». Sans contrôle autonome, leur résistance aux abus de pouvoir devrait logiquement se trouver limité… la culture d’entreprise va nécessairement dénouer ce dilemme ! Voyons d’abord qui est visé par une offre d’auto-organisation [116] : « Les gestionnaires et entreprises souhaitant mettre en place l’auto-organisation des équipes, les coachs qui accompagnent les équipes dans leur processus d’auto-organisation, les coachs agiles et les Scrum Masters [117] ».

La proposition du prestataire cité nous indique, en introduction, qu’en tant qu’autorité des futurs auto-organisés nous avons bien besoin de ses secours : « En fait, chacun semble avoir sa définition personnelle de ce que signifie ’équipe auto-organisée’. Par conséquent, peu d’entreprises réussissent à mettre en place l’auto-organisation avec succès. Les gestionnaires et les coachs d’équipes se heurtent à des obstacles et à de la résistance causant ainsi plusieurs frustrations menant éventuellement à l’échec. » Résistance, le maître mot est lâché, avec l’auto-organisation il est de circonstance puisqu’il s’agirait de lutter contre les pouvoirs abusifs. Viennent les clarifications conceptuelles nécessaires : « Le cybernéticien William Ross Ashby a formulé le principe original de l’auto-organisation en 1947. D’une manière générale, l’auto-organisation est définie comme ’ un processus au cours duquel une certaine forme d’ordre (d’organisation) découle d’interactions entre les parties d’un système initialement désordonné. Ce processus est spontané et ne nécessite pas de contrôle externe. L’organisation résultante est entièrement décentralisée et répartie sur toutes les composantes du système. En conséquence, l’organisation est généralement robuste et capable de survivre et de s’adapter aux perturbations (Source – Wikipédia). Sans entrer dans la théorie des systèmes complexes [ça fait chic et leur donne du potentiel de réserve] on peut dire que l’auto-organisation est un système qui réagit de manière autonome à une perturbation externe afin de s’adapter à son environnement changeant. »

Les idées générales et inabordables pour le néophyte ayant été posées, voici la proposition opérationnelle :

L’auto-organisation concerne les équipes, leur seule « perturbation externe » est manifestement leur « but commun », lequel est fort naturellement défini (« en dehors ») par la hiérarchie. Ainsi la seule différence entre des soi-disant propositions d’auto-organisation et les principes rigoristes du « management par objectif » réside dans cet unique énoncé : « ils sont libres de fonctionner comme ils le souhaitent ». La rétroaction positive (qui est une composante de l’auto-organisation) serait-elle devenue acceptable ? Des techniques de confection de cocktail Molotov seraient-elles comprises dans la prestation ? La suite de la phrase montre qu’il n’en est rien, il va plutôt s’agir d’encaisser des « contraintes établies », soit l’habituel objectif finalisé édicté par les sommets.

À ce stade, ce qu’il reste à proposer et qui serait innovant, ce sont des techniques de management d’équipes qui travaillent « ensemble à leur manière ». Ce que le prestataire traduit en une nécessité de maîtriser le mode opératoire suivant :

  • Quel membre de l’équipe (le “qui”)
  • travaille sur quelles activités (le “quoi”)
  • et de quelle manière (le “comment”)

Restons-en là, car si le texte se poursuit sur l’équivalent de cinq pages, comme de coutume, cette offre ne comporte que des préceptes rabâchés depuis, à minima, 45 ans… on vient en effet de nous resservir ici le dinosaure qualité le plus usé : QQOQCP [118].

Tout l’art managérial consiste à produire de plus en plus de références théoriques portées par de grands mots en vogue. Ces pseudo innovations ne font que recycler de vieilles lunes tout en démultipliant les références et les possibles. Dans les faits, chaque “nouveauté“ dépose une couche supplémentaire sur l’immuable carcan managérial tout en exténuant les facultés de penser. Les simplexifications en deviennent d’autant plus nécessaires. « Le Scrum Master est responsable de la mêlée (Scrum) et veille à ce que le framework Scrum soit respecté. Celui-ci comporte un ensemble clairement défini de rôles et de rituels qui doivent être suivis, et le Scrum Master travaille avec chaque membre de l’équipe Scrum pour les guider et les coacher dans le framework Scrum. » [119]

Des rôles et des rituels, ce serait ça, la nouveauté. Nous sommes donc invités à intervenir dans le grand spectacle de la foi régénérée.

Paré de sa chasuble en patchframwork, « Scrum Scrum Scrum Scrum » psalmodie le Master, il semble que ce soit la seule liturgie que notre guide connaisse. Mais voilà qu’il nous siffle le signal tant espéré, celui de la pause, la promesse des joies du moment mêlée.

Si t’es mic, sus au sys 

Le modèle systémique est un outil opérationnel efficace devenu systématique. Il est simpliste, comme nous avons pu le constater avec la description de l’université ouverte, ou avec le feedback en tant que modèle de la pensée. Abondement relayé par les médias, ce modèle se veut un moyen d’accès à la belle complexité ouverte du Vivant, dont peu de gens savent en quoi elle consiste réellement.

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Ainsi le propos de la complexité est-il, d’une part, de relier (contextualiser et globaliser) et, d’autre part, de relever le défi de l’incertitude. Comment ? Une première voie d’accès est celle que nous offrent « les trois théories » celles de l’information, de la cybernétique et des systèmes. Ces trois théories, cousines et inséparables, sont apparues au début des années 40 et se sont largement entre-fécondées.

Edgard Morin [120]

Les crédos d’« ouverture » et de « complexité », tant vantés à propos des approches cyber-systémiques correspondent, d’un côté, à un réductionniste drastique, de l’autre, à une forme de suprématie d’un savoir abstrait. Il est inabordable pour le commun que nous sommes. Les systèmes qui nous sont réservés sont, comme on l’a vu, tout ce qu’il y a de plus fermés, hiérarchisés et autoritaires, cependant le marketing systémique fonctionne si bien que l’on en retrouve des traces jusque dans les cercles amicaux, familiaux, radicaux… À présent, des théoriciens d’extrême droite critiquent la forme « entreprise » car elle correspondrait aux organisations systémiques ouvertes. L’entreprise aurait ainsi remis en cause les formes institutionnelles classiques dont ces fâcheux appellent le retour séant, parce que, vrai, les bonnes vieilles institutions (la royauté pour certains), c’étaient quand même bien plus efficace pour être entre pairs blancs et catholiques… J’espère que cette thèse nauséabonde aura été quelque peu démontée dans ces lignes, car si la propagande ne cesse effectivement de prôner l’ouverture à tous les vents, les pratiques internes aux entreprises et aux institutions n’ont cessé de normaliser toujours un peu plus les pratiques, tout en outillant et en hissant les pouvoirs de contrôle toujours plus haut vers les sommets… C’est bien du reste ce qui fait fantasmer les néofascistes libertariens et les transhumanistes, car les outils cyber-systémiques sont, de fait, de formidables supports pour la rationalisation efficace de l’autoritarisme, et, pour fantasmer son auto-puissance. Au reste, les institutions se portent fort bien, elles sont certes plus internationalisées qu’au XVIIIᵉ siècle… Ah, mais justement, l’étranger… derrière leurs critiques hypocrites, voilà le véritable bouc émissaire des théoriciens d’extrême droite. [121]

À l’heure du « système Terre », il semble souhaitable de ne pas jeter tous les bébés dans l’eau du bain systémique, quand bien même celui-ci semblerait salvateur. Certes, la baignoire comporte sa nécessaire et incomparable ouverture sur d’éternels possibles, mais sa forme est trop précisément dessinée et systématisée pour être vraiment rassurante. Et puis, qui a dit que “tout le monde du tout monde” voulait s’y baigner ?

Il semble que plus l’existant est homogénéisé ou unifié, plus émergent les nécessités de différenciations, et puisqu’à l’heure actuelle un nationalisme exacerbé trouve à faire son plein de renouveau sous l’égide du global totalisant, l’Histoire et bien des réalités actuelles nous ayant assez montré qui sont ceux qui payent les pots cassés, il devient urgent de ne pas simplifier le sensible avec des modèles systématisés et uniformisant.

Comme souligné pour introduire les explications théoriques proposées dans cet article, les approches décrites sont en bonne part réductionnistes. Ce qui a également été posé comme faisant problème s’agissant des théories cyber-systémiques, qui sont utilisées en tant que modèle opérationnel de production capitaliste. Si je m’efforce de donner des explications plus précises que celles qui nous sont habituellement réservées, il semble cependant impossible d’aborder ici des questions qui ont parfois occupé la vie entière de certains chercheurs. Je pense par exemple à l’ethnologue historien, André Leroy-Gourhan, qui cherchait à rendre compte de phénomènes totaux d’évolution, à la croisée entre biologie, tendances et faits, et milieu. Si l’on considère cette notion de milieu, il faudrait également rendre compte de l’approche du biologiste et philosophe Jacob von Uexküll, inspirateur de tant de chercheurs majeurs au XXᵉ siècle, de Deleuze par exemple, lui-même inspiré par la cybernétique, la physique quantique et la biologie, comme cela est manifeste dans Mille plateaux.

Uexküll, schéma d’un cercle de feedback circulaire, Theoretische Biologie (1920)

Rendre compte de la somme de réponses théorisées à propos des questions d’évolution et d’émergence, en philosophie, en physique, en biologie, en linguistique etc. est bien sûr à la fois, au-delà de mes capacités, et du propos de cette série d’articles. On pourrait donc résumer la question qui y est soulevée comme étant celle de l’utilisation des productions scientifiques par les politiques. À titre d’exemple, je propose, en guise de conclusion, une affirmation de Stanislas Dehaene, neuroscientifique, spécialiste de psychologie cognitive, qui depuis janvier 2018 préside le conseil scientifique mis en place à l’Éducation nationale, pour « l’aide à la prise de décision concernant les apprentissages et la pédagogie ». Conseil qui, comme l’explique Dehaene [122], se concentre sur les apprentissages vus depuis les sciences cognitives, en complément des neurosciences.

En un mot, le mystère de l’expérience subjective est aujourd’hui éventé. Au cours de la perception consciente, les neurophysiologistes n’ont aucune difficulté à enregistrer des décharges neuronales spécifiques d’une image ou d’un concept, et ce dans plusieurs régions du cerveau… Nos états cérébraux sont nécessairement déterminés par des causes physiques, car rien de ce qui est matériel n’échappe aux lois de la nature.
Le Code la conscience, Stanislas Dehaene [123]

Vous l’aurez compris, tout ceci m’a agité l’essense de façon fort échauffante. On reprendra donc les choses là où les notions – cette fois très concrètes – d’objectif et de projet semblent avoir bien des réjouissances (presque orgastiques) à promettre. À suivre donc…

Amitiés,
Natalie

[1Tableau de termes utilisés dans ce chapitre et de leurs équivalences

[3Dr. Eric Schwarz, Some Streams of Systemic Thought, (1996, mise à jour en mai 2001). « Actuellement un projet de recherche de l’Institut international d’études des systèmes généraux (IIGSS)  » www.isss.org

[4Les termes en eux-mêmes aident à la dispute, ou tentent de la départager : systémologie, systémisme, théorie des système, systémique. Le terme « systémique » a remporté la partie à l’heure actuelle et englobe bien des paternités, notamment cybernétiques. (NB : le paternalisme est ici assumé, les chercheurs ayant concouru aux différentes approches étant notoirement, et en écrasante majorité, des hommes.)

[5Ludwig von Bertalanffy (1901-1972), biologiste d’origine Autrichienne, obtient en 1937 un financement de la Fondation Rockefeller et part travailler aux États-Unis, où, lors d’un séminaire à l’université de Chicago, il expose les éléments théoriques qu’il synthétisera plus tard dans sa « théorie général des systèmes ». Par manque de financement et du fait de l’Anschluss, il est contraint de rentrer en Autriche en octobre 1938. Dès son retour il enseigne à l’institut de zoologie, remplaçant opportunément d’anciens collègues qui ont été fraichement exclus du fait des nouvelles dispositions politiques. Dès novembre 1938, il devient membre du parti national-socialiste (N.S.D.A.P), sa promotion en tant que professeur à l’université de Vienne lui est accordée en septembre 1940. « Durant la guerre, ses travaux d’élaboration d’une théorie de la croissance organique, sa philosophie ’organismique’ de la biologie, sont étroitement liés à l’idéologie totalitaire en général, et au Führerprinzip* en particulier : « L’organisme n’apparaît plus, comme auparavant dans la théorie de l’“État cellulaire“, comme une république de parties ayant les mêmes droits et indépendantes les unes des autres, mais bien plutôt comme une structure hiérarchisée, dominée à chaque niveau par le principe du Führer [Führerprinzip] »

* « Le Führerprinzip (« principe du chef ») est le socle juridique et principe essentiel du régime nazi, qui consiste en la soumission aux ordres du Führer, dont les mots ont valeur de loi. Il est appuyé par une organisation hiérarchique. Il a prescrit les bases fondamentales de l’autorité politique dans les structures gouvernementales du Troisième Reich. Ce principe peut être compris de la manière la plus succincte comme : ’la parole du Führer est avant tout une loi écrite’ et les politiques, décisions et offices gouvernementaux doivent travailler à la réalisation de cette fin. Dans l’usage politique réel, il se réfère principalement à la pratique de la dictature dans les rangs d’un parti politique, et, en tant que tel, il est devenu une caractéristique du fascisme politique. » wikipedia.org

En italique : Bertalanffy cité par David Pouvreau, par ailleurs inspirateur et cité dans cette note, depuis  : Une histoire de la ”systémologie générale” de Ludwig von Bertalanffy - Généalogie, genèse, actualisation et postérité d’un projet herméneutique, Histoire, Philosophie et Sociologie des sciences. École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) (2013).

[6John von Neumann (1903-1957), mathématicien et physicien hongrois, a apporté d’importantes contributions à la mécanique quantique, à la logique mathématique et aux sciences économiques en tant qu’il est l’un des deux concepteurs de la « théorie des jeux » contemporaine. Il a également donné son nom à l’architecture matérielle utilisée dans la quasi-totalité des ordinateurs. Il était membre de la « Société de téléologie » (1945) : « Wiener affirmait que l’assemblée serait nécessairement non publique, car de nombreux développements pertinents étaient directement liés à l’effort de guerre. C’est une nouvelle vision du monde qui devait émerger de cette confluence secrète des sciences de la guerre, une vision qui engloberait les questions ’d’ingénierie, de physique et même d’intérêt économique et social ’. Wiener, Aiken et von Neumann ont baptisé le groupe ’Société téléologique’. La première réunion de cette Société a eu lieu les 6 et 7 janvier 1945, et Wiener était ravi de ses résultats. Rafael Lorente et Warren McCulloch, deux physiologistes spécialisés dans l’organisation fonctionnelle du système nerveux central, y ont présenté leurs travaux sur l’organisation du cerveau. ’En fin de compte, se réjouit Wiener auprès de Rosenblueth, nous étions tous convaincus que le sujet qui englobe à la fois l’ingénierie et la neurologie est essentiellement le même. ’ Il était temps, affirmait Wiener, de transformer des activités distinctes en un programme de recherche intégré et permanent, qui serait soutenu par de nombreuses sources. Celles-ci comprenaient la Fondation Rockefeller, avec le soutien de Weaver, ainsi que ’des mots mystérieux de von Neumann concernant . . . une trentaine de méga-dollars’. De son côté, von Neumann a profité de la réunion pour mettre en place une division du travail : Wiener et Walter Pitts (un étudiant qui avait utilisé la logique pour analyser les propriétés de commutation des neurones) couvriraient les problèmes de filtrage et de prédiction tels que le prédicteur prototype AA ; le statisticien mathématique W. Edwards Deming (qui deviendra l’un des principaux conseillers du Japon lors de son miracle économique d’après-guerre), von Neurnann et plusieurs autres couvriront l’application des méthodes de calcul rapide et mécanisé aux problèmes statistiques ; l’application aux équations différentielles (astronomie, hydrodynamique, balistique, etc.) sera confiée à Aiken, H. H. Goldstine et von Neumann ; et les caractéristiques neurologiques iraient à McCulloch, et Pitt. »

Les phrases en italique sont des citations de Wiener, dans un extrait de l’incontournable article de Peter Galison, The Ontology of the Enemy : Norbert Wiener and the Cybernetic Vision (1994), www.journals.uchicago.edu

[7John von Neumann, Atomic Heritage Foundation. www.atomicheritage.org

[8Gregory Bateson (1904 -1980), britannique de naissance, est un anthropologue et psychologue américain généralement rattaché à la systémique (voir plus loin). Il fut pourtant un personnage central des fameuses conférences Macy (1942 -1953), lesquelles avaient pour objectif d’édifier une science générale du fonctionnement de l’esprit humain. Présidées par Warren McCulloch, qui avait en charge de veiller à la plus grande interdisciplinarité possible, ces conférences on fait émerger le terme « cybernétique » (qui sera rapidement utilisé de façon internationale) et ont posé les fondements de cette “science“. Bateson y dirigeait le contingent des scientifiques non physiques et contribua à l’organisation de la seconde réunion : Teleological Mechanisms in Society – Mécanismes téléologiques dans la société –, et d’une troisième : Feedback Mechanisms and Circular Causal Systems in Biology and the Social Sciences – Mécanismes de rétroaction et systèmes causaux circulaires en biologie et en sciences sociales.

David Lipset, biographe de Bateson, écrit à propos de cette période : « La cybernétique semblait lui fournir une forme unifiée d’abstractions concernant l’ensemble des sciences du comportement » (David Lipset, Gregory Bateson : The Legacy of a Scientist. Cité par Jean-Claude Benoît, Bateson : La genèse des thérapies familiales, Érès, 2009)

Le livre de Bateson, « Communication : The Social Matrix of Psychiatry (1951), constitue sa tentative pionnière d’appliquer les modèles cybernétiques à la psychiatrie en comparant le système de codage de la communication humaine à celui de la machine. La prise de conscience de la discordance entre le codage numérique (les mots) et le codage analogique (la communication non verbale) allait conduire à la formulation de la théorie de la double contrainte. » (Howard M. Feinstein www.academia.edu)

Lors des conférences Macy, Bateson conçoit l’idée de « rétroaction régénératrice » et, en 1952, alors que les conférences se poursuivent, il initie le « Projet Bateson » qui va prendre place dans la ville de Palo Alto. Financé par la fondation Rockefeller, ce projet porte sur l’étude du paradoxe de l’abstraction dans la communication. En 1954, Bateson obtient de la Fondation Macy un financement de deux ans pour réaliser une étude sur la communication chez les schizophrènes. En 1959, le psychiatre Donald D. Jackson (1920-1968) fonde, avec Bateson, le Mental Research Institute (MRI), couramment appelé, en France, l’école de Palo Alto. De nombreux chercheurs y travailleront, entre-autre Milton Erickson, psychiatre spécialiste de l’hypnose, présent dès la conférence Macy de 1942, et Paul Watzlawick (1921-2007), psychologue, psychothérapeute, psychanalyste jungien et sociologue, connu internationalement pour ses travaux sur la théorie de la communication, sur la cybernétique appliquée aux interactions humaines, et pour ses contributions à la théorie du constructiviste radical. Dès 1952 donc, le « Projet Bateson » s’est attaché à mettre en pratique, sur le terrain social, une démarche en matière de communication. Mais était-ce une démarche cybernétique ? informationnelle ? holistique ? Rétrospectivement on la qualifiera de systémique, en particulier car le nom de Bateson est lié aux « thérapies systémiques » élaborées au sein de l’école de Palo Alto.

Gregory Bateson fut l’une des figures la plus marquante de son époque, il est toujours largement cité à l’heure actuelle et a inspiré bien des pensées entremêlant technoscience et spirituel : « La rétroaction cybernétique est devenue son paradigme pour décrire l’esprit immanent dans la nature, dans une hiérarchie ascendante de contextes culminant dans l’esprit de Dieu. » (Howard M. Feinstein, Op. cit.)

Quelques-unes des anciennes pratiques de Bateson sont peu connues et sont très rarement mentionnées. Anthropologue, Bateson « a débuté la guerre en concluant à l’Université de Columbia un contrat avec l’OSS [ancêtre de la CIA], puis avec la marine des États-Unis en tant qu’instructeur de Pidgin-English pour les troupes destinées au sud du Pacifique. Son poste suivant fut celui de secrétaire du ’Morale Committee’. Enfin, il a servi comme membre (civil) d’un service de renseignements avancé dans la chaîne de montagnes de l’Arakan, en Birmanie, de 1944 à 1945. Bateson a passé une grande partie de la guerre à concevoir et à réaliser des émissions radiophoniques dite de ’propagande noire’ à partir de studios isolés et secrets de Birmanie et de Thaïlande ; il a également travaillé en Chine, en Inde et à Ceylan. En novembre 1944, il rédige un rapport pour et sur le fonctionnement de l’OSS pendant et après la guerre en Inde et en Asie du Sud […] L’objectif principal de Bateson, dans ce document de l’OSS, était d’avancer l’idée que les diplomates et les agents des renseignements américains devaient ’procéder à une planification à long terme. Nous sommes ici pour favoriser une situation [en Asie du Sud] qui nous permette, d’ici vingt ans, de compter sur de véritables alliés dans cette région.’ Il commence par affirmer qu’’il sera payant pour les Américains d’inciter les Britanniques à adopter une politique coloniale plus souple et plus efficace’ […] Il souhaite que l’on s’efforce d’améliorer ce système et commence par se demander s’il est possible de ’diagnostiquer les erreurs remédiables dans les systèmes coloniaux britannique et hollandais et de présenter notre diagnostic aux Britanniques et aux Hollandais de telle manière qu’ils améliorent leur système’.

« C’est à l’énigme du Sphinx que j’ai consacré cinquante ans de ma vie professionnelle en tant qu’anthropologue. Il est de la plus haute importance que notre réponse à l’énigme du Sphinx soit en phase avec la manière dont nous conduisons notre civilisation, et que celle-ci soit à son tour en phase avec le fonctionnement réel des systèmes vivants. » In, Vers une écologie de l’esprit

Bateson a écrit deux livres célèbres, Steps to an Ecology of Mind et Mind & Nature.

Plus haut : citations en italique de Bateson dans un extrait de : David H. Price, Gregory Bateson and the OSS : World War II and Bateson’s Assessment of Applied Anthropology. Society for Applied Anthropology (1998)

[9La propagande noire est une technique de désinformation qui consiste à faire semblant d’avoir le point de vue de son ennemi, tout en transformant des faits de façon à le faire paraître sous un jour défavorable.

[10William Grey Walter (1910 - 1977) Neurophysiologiste, cybernéticien et roboticien britannique était membre du Ratio Club (1949-1963) dont le nom a été choisi en référence au terme latin désignant la faculté de l’esprit de calculer, planifier et raisonner. Ce Club a été fondé en 1949 par le physiologiste John A. V. Bates qui, travaillant pendant la guerre pour le compte de l’armée britannique sur les problèmes de ciblage des armes à feu, avait construit des simulateurs de fusils de combat permettant de mesurer les performances humaines en matière d’identification des cibles. Les membres du club se réunissaient chaque mois pour présenter et discuter des recherches en cours sur les possibilités de synthétiser les capacités mentales dans des machines informatiques. McCulloch a été invité à la première réunion du Club dont les membres comprenaient William Ross Ashby, le neurophysiologiste W. Grey Walter, le mathématicien Alan Turing, le statisticien I. J. Good, le physicien Donald MacKay, le psychologue Albert Uttley etc. C’est au cours de ces réunions que le ’test de Turing’ pour l’intelligence a été présenté pour la première fois.

Le plus célèbre des appareils issus de ces réunions est la machine « speculatrix » (1948-1949) de Grey Walter, un petit robot autonome en forme de tortue, capable de se déplacer et d’aller chercher par ses propres moyens la source de lumière nécessaire à la recharge de ses batteries.

Illustration : Revue Anarchy n°25 (1963) comportant un article de Grey Walter, The Development and Significance of Cybernetics : https://libcom.org

[11Stafford Beer (1926 - 2002), consultant britannique, professeur à la Manchester Business School et dans bien d’autres universités, s’est engagé dans l’armée en 1944, il y est resté en service, en Inde, jusqu’en 1947. Il est connu pour ses travaux en recherche opérationnelle, en cybernétique et en management, et, plus particulièrement encore, pour sa contribution à la conception du « Projet Cybersyn » élaboré au Chili durant le mandat de Salvador Allende. Voir à ce propos Cybernétique et Révolution et Evgeny Morozov, Les Santiago Boys, Éditions Divergences (2024).

[12Voir par exemple : Jérôme Segal, Programmer un pays. Cybernétique et matérialisme dialectique en RDA. Revue Intermédialité (2009), Consultable sur Research Gate.

[13Friedrich Hayek (1899-1992), économiste austro-britannique était également philosophe. « S’appuyant sur les travaux de Ludwig von Bertalanffy (1901-1972), Hayek montre qu’il existe une parenté entre la notion d’ordre et celle de système. Une fois que nous avons renoncé à l’idée de finalité, c’est à l’auto-organisation que nous pouvons faire référence. » (Franck Juguet, La réalité politique et sociale selon Frederick Hayek, La cybernétique, science du contrôle et de l’information (2019).

« À partir de 1952, Hayek s’appuie explicitement sur le paradigme cybernétique pour décrire, d’une part, sa théorie du subjectivisme [Hayek, 1952] et d’autre part, l’ordre marchand spontané [Hayek, 1988, 1973, 1976, 1979]. […] Les ordres spontanés sont “le résultat de l’action des hommes, mais non de leurs desseins“. C’est par un processus de sélection concurrentielle spontané, et non par un dessein délibéré que se forment ces ordres. La cybernétique est donc ici employée au service d’un plaidoyer contre l’intervention volontaire humaine dans les ordres économiques et pour le libre marché, conçu comme un processus de communication et de contrôle efficace des activités économiques. Pour Hayek, le caractère spontané de ce processus permet précisément de dépasser les limites de la raison humaine et leur confère un niveau de complexité inatteignable dans des ordres délibérément construits. » (Hannah Bensussan, Entre spontanéité et contrôle : ce qu’Hayek se refusait de penser, Cahier d’économie politique n°82 (2023)

Si le marché est bien considéré comme un idéal lorsqu’il s’agit de la liberté d’entreprendre, le hic réside dans le fait que l’exercice des libertés individuelles ne garantit pas l’équilibre du système. Il y manque donc un dispositif d’information et de contrôle. « Cet ajustement mutuel des plans individuels est provoqué par un processus que nous avons appris à appeler rétroaction négative depuis que les sciences naturelles ont commencé à s’intéresser aux ordres spontanés ou aux ’systèmes auto-organisés’. » (Hayek (1968) cité par Hannah Bensussan, op. cit.)

Mais, « comment faire pour que les prix de marché soient bien des feedbacks négatifs, faisant tendre les marchés vers leur équilibre, plutôt que des feedbacks positifs, désorganisant toujours davantage la correspondance des plans individuels par une dynamique entropique ? Hayek répond à ces deux exigences par la notion de règles de juste conduite [qui] sont des régularités de comportement des acteurs, indispensables à la cohérence d’ensemble de l’ordre marchand et à la réussite des plans individuels et séparés ». Hayek va s’intéresser également de près à la psychologie cognitive dite connexionniste, laquelle entre en grande part dans les recherches en intelligence artificielle contemporaine. C’est dans son ouvrage, L’ordre sensoriel (1952), qu’Hayek développe cet aspect de ses théories, il y discute notamment « de ce qu’il entend par la définition de l’esprit [et] développe son explication de la nature de la relation entre les événements mentaux et physiques en s’appuyant sur le travail de Bertalanffy. » (Barry Smith, L’esprit connexionniste : une étude de la psychologie de Hayek, Intellectica, Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, 1999).

[14Interview de V. chercheur en vision par ordinateur, cité par Dominique Cardon et All., La revanche des neurones. L’invention des machines inductives et la controverse de l’intelligence artificielle, Réseau N°211 (2018), Éditions la Découverte. Consultable sur CAIRN.

[15Allèssi Dell’umbria, Antimatrix, Éditions de la Tempête (2021)

[16Claude Régy, Au-delà des larmes. Les solitaires intempestifs (2007)

[17 Véronique Havelange, recension du livre de Jean-Pierre Dupouy, Aux origines des sciences cognitives, Intellectica, Revue de l’association pour la recherche cognitive N°20 (1995). Consultable sur PERSEE.

[18Les conférences sont généralement datées, pour la première de 1946. Une façon de sortir la cybernétique des réalités liées à ses implications majeurs et inaugurales dans les questions militaires (voir par exemple la présentation des conférences Macy par la cybernetics society)

[19A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity, Bulletin of Mathematical Biophysics, no 5 (1943).

[20Norbert Wiener (1894-1964) informaticien, mathématicien et philosophe américain était professeur de mathématiques au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Ses recherches sur les tirs antiaériens et sur les servomécanismes, durant la seconde guerre mondiale, ont trouvé leur traduction concrète dans les travaux interdisciplinaires réalisés lors des conférences Macy. Du fait de la notoriété mondiale de ses publications, Wiener est considéré comme l’initiateur de la cybernétique, science de la communication qui met en relation les êtres vivants et les machines, et qui a eu des implications notamment en ingénierie, contrôle des systèmes, informatique, biologie, neurosciences, philosophie et organisation de la société. Wiener est également précurseur de la théorie de l’information qui, elle aussi, a eu une portée mondiale du fait de son implication dans les développements de l’informatique. « Ce que l’on nomme la théorie moderne de la communication et de l’information remonte aux premiers travaux de Norbert Wiener et d’un de ses anciens élèves, devenu ingénieur, Claude Elwood Shannon qui écrivit avec Warren Weaver The Mathematical Theory of Communication (1949). » (Jean-Luc Michel, Théorie de la communication, Université́ Jean Monnet, 2007-2008).

Wiener est considéré comme l’un des premiers à avoir théorisé le fait que tout comportement intelligent est le résultat de mécanismes de rétroaction pouvant éventuellement être simulés par des machines, ce qui a constitué une première étape importante vers le développement de l’intelligence artificielle moderne. En 1946, il discutait de la modélisation des neurones avec John von Neumann, cependant son article A Scientist Rebels, paru dans le numéro de janvier 1947 de la revue The Atlantic Monthly, exhorte les scientifiques à réfléchir aux implications éthiques de leur travail. Les convictions de Wiener concernant les armes nucléaires et la guerre froide contrastaient avec celles de von Neumann, c’est ce que raconte le livre John Von Neumann and Norbert Wiener (Steve Joshua, 1980). Wiener est donc fréquemment considéré comme ayant eu des vues politiques humanistes, voire de gauche, cependant la lecture, notamment de sa correspondance, laisse apparaître des vues et des pratiques fort contrastées (Cf. Peter Galison, op. cit.).

[21La notion même d’intelligence artificielle est largement sujette à caution, elle relève au premier chef d’un fantasme élaboré à l’issue de la seconde guerre mondiale par des scientifiques qui, pour certains, lui prêtaient des vertus politiques allant dans le sens du fameux « plus jamais ça ». Puisqu’ici nous nous intéressons moins au technologies qu’à leurs concepts opérationnels et à leur utilisation politique, voici quelques infimes suggestions parmi une infinité de possibles sur le numérique, l’IA, les Gafams, etc. : Des logiques algorithmiques au service du capital et contre la démocratie, et le journal papier Curseurs n°3.

[22Cardon et All, op. cit.

[23Véronique Havenlange, op. cit.

[24Portion de la carte inaugurant cet article. En bas, à droite, un extrait radical de la première cybernétique, en haut à droite, la seconde cybernétique tout aussi réduite, en bas à gauche, le cœur systémique de la carte. Ashby est à la croisée de tous les chemins cités ici.

[25Maxime qui peut être attribuée à Aristote, à Confucius, Durkheim, Bateson, etc.

[27Crozier et Friedberg, L’Acteur et le système, Editions du Seuil (1977, 1981).

[28« En thermodynamique, l’exergie est une grandeur physique permettant de mesurer la qualité d’une énergie. » fr.wikipedia.org

[29Modèle de Solow, fr.wikipedia.org

[31L’Institut des ingénieurs électriciens et électroniciens IEEE), est une organisation à but non lucratif Américaine revendiquant 400 000 adhérent à travers le monde. « L’IEEE, une organisation dédiée à l’avancement de l’innovation et de l’excellence technologique pour le bénéfice de l’humanité, est la plus grande société professionnelle technique au monde. Elle est conçue pour servir les professionnels impliqués dans tous les aspects des domaines électrique, électronique et informatique, ainsi que dans les domaines connexes de la science et de la technologie qui sont à la base de la civilisation moderne. » History of IEEE, www.ieee.org

[32Logiciel, systèmes et entreprise — Description de l’architecture. Norme ISO/ IEC/IEEE 42010 2022-11

[33Ibidem

[34System theory, en.wikipedia.org

[35Pour une présentation des grandes dates de la cybernétique voir : American Society for Cybernetics, foundations/timeline, www.asc-cybernetics.org

[36Peter Galison, op. cit.

[37Le Génie civil : revue générale des industries françaises et étrangères (Avril 1908) gallica.bnf.fr

[38Gilles Furelaud, Bernard Calvino, Cybernétique et physiologie (2003) www. planet-vie.ens.fr

[39Sur McCulloch, voir notes 6 et 8

[40Furelaud, Calvino, op. cit.

[41Raphaël Josset, La destinée cybernétique du monde, Société N°31 (2016), Editions de Boeck Supérieur

[42Furelaud, Calvino, op. cit.

[43Pedro Bausero, L’homéostasie, Sorbonne Université (2015)

[44William Ross Ashby (1903 - 1972), psychiatre anglais, est un pionnier de la cybernétique, de la science des communications et des systèmes de contrôle automatique dans les machines et les êtres vivants, on lui doit notamment l’Homéostat dont il a été question plus haut. Dès 1940, Ashby avait formulé des résultats proches de la notion de feedback. Il a travaillé avec Wiener et a témoigné de ses engouements pour la boîte noire et pour le behaviorisme qui lui était attaché. Ashby a été extrêmement mobile d’un pays à l’autre, d’un laboratoire à l’autre, et très fécond en publications. Bien des écrits contemporains le présente comme un personnage central de la cybernétique, tant de premier que de second ordre, mais aussi de la systémique puisqu’il s’est largement impliqué dans ce courant.

[45Homéostasie, fr.wikipedia.org

[46Ibidem

[47Ibidem

[48{} Closed-loop controller, en.wikipedia.org

[49{} Système de rétroaction en boucle ouverte et fermée - lequel convient à votre entreprise ? (2023) www.voxco.com

[50Closed-loop controller, op. cit.

[51 Ibidem

[52Aloer consultants. www.aloer.fr

[53Théories de la communication, Pr Jean-Luc Michel, Université Jean Monet (2007-2008), CELSA Sorbonne université (GRIPIC)

[54Ronan Le Roux, Lévi-Strauss, une réception paradoxale de la cybernétique. L’homme. Editions EHESS (2009) Consultable sur OpenEdition

[55Cité par Peter Galison, op. cit.

[56Ibidem

[57Peter Galison, op. cit.

[58Pierre Le Hir, Le Monde, 10 avril 2009

[59Furelaud, Calvino, op. cit

[61Cité par Allèsi Dell’unbria, op. cit.

[62Systèmes, fr.wikipedia.org

[63En admettant que vous ayez encore l’énergie vitale de lire des commentaires quelque peu perchés sur le Vivant : Le système dans ses États

[64Grégory Bateson utilise les rétroactions positive et négative ainsi que l’homéostasie dans les domaines des relations psycho-sociales ou de l’inhibition par exemple. Pour une présentation de ces notions appliquées aux relations humaines voir la vidéo Grégory Bateson

[65Negative feedback en.wikipedia.org

[66La Rétroaction : qu’est-ce que c’est ? www.futura-sciences.com

[67« Lors de l’accouchement, la tête du bébé appuie sur le col de l’utérus - le fond de l’utérus, par lequel le bébé doit sortir - et active des neurones dans le cerveau [de la mère]. Les neurones envoient un signal qui entraine la libération de l’hormone ocytocine de la glande pituitaire. L’ocytocine augmente les contractions de l’utérus, et donc la pression sur le col de l’utérus. Cela provoque la libération d’encore plus d’ocytocine et produit des contractions encore plus fortes. Cette boucle de rétroaction positive se poursuit jusqu’à ce que le bébé naisse. » Homéostasie, op. cit.

[68Système Terre,fr.wikipedia.org

[69Thermodynamique, fr.wikipedia.org

[70Thermodynamique, op. cit.

[71Systèmes thermodynamiques, fr.wikipedia.org

[72Anson Rabinbach, Le moteur humain, La fabrique éditions (2004)

[74Thermodynamique, op. cit.

[75Flèche du temps, fr.wikipedia.org

[76Carlo Rovelli, L’ordre du temps, Champs Flammarion (2022)

[77Affaire à suivre dans le prochain article

[78Wiener Cybernétique & Société. L’usage humain des êtres humains (1950-54), Seuil (2014)

[79Ibidem

[80Ibidem

[81Ibidem

[82Allèsi Dell’umbria, op. cit.

[83Rovelli, op. cit.

[84Néguentropie, fr.wikipedia.org

[85Entretien entre Bernard Stiegler et Maël Montévil sur l’entropie et l’anti-entropie dans l’étude du vivant et des techniques, et pour les enjeux de l’Anthropocène, https://montevil.org

[86Allèsi Dell’umbria, op. cit.

[87Rovelli, op. cit.

[88Faire le distinguo entre systèmes auto-organisés et systèmes autonomes serait un long et rébarbatif, on s’en tiendra donc ici à quelques grands traits. Les termes « auto-organisation » et « autonomie » ont en commun l’idée que quelque chose serait capable de produire un certain type d’action ou de comportement de par soi-même. « Cette idée renferme la clef de l’auto-organisation, car il ne s’agit pas simplement du fait que la spécificité de ce ’quelque chose’ est responsable de l’action produite, mais que, de plus, par un mouvement de réflexivité, l’action elle-même soit constitutive de l’entité. Par exemple, dans un ouragan, le mouvement cohérent de millions de molécules d’air forme une organisation qui, sous certaines conditions limites, se maintient récursivement ; l’ouragan, qui plus est, n’existe point en dehors de son action. Une roche de magnétite, en revanche, existe indépendamment du fait qu’elle agit, de facto, en attirant le fer. Par conséquent, dans le cas de l’auto-organisation autant que dans celui de l’autonomie, l’identité et l’action de cette identité sont mutuellement définies. C’est cette réflexivité qui comporte le sens fondamental de l’’auto’ » (Alvaro Moreno, Auto-organisation, autonomie et identité. Revue internationale de philosophie n° 228, Éditions De Boeck Supérieur (2004). Consultable sur CAIRN.

[89Véronique Havelange, op. cit.

[90Extrait d’un schéma dans second order cybernetics en.wikipedia.org

[91Il semble que ce soit von Foerster qui ait introduit le concept de cybernétique de second ordre, mais d’aucuns avancent qu’il s’agirait plutôt de Marvin Minsky, spécialiste des sciences cognitives et de l’IA.

Philosophe et physicien austro-américain, théoricien des systèmes et chercheur en cognition, Heinz von Foerster (1911–2002) fut coéditeur des conférence Macy avec Margaret Mead, il fut par ailleurs président du conseil d’administration de l’American Society for Cybernetics (ASC), ainsi que de l’International Society for the Systems Sciences (ISSS)

En 1958, il créé le Biological Computer Laboratory (BCL) de l’université de l’Illinois qu’il dirigea jusqu’en 1976. Ce centre d’étude des « principes de calcul dans les organismes vivants » fait se côtoyer des chercheurs « issus d’horizons scientifiques divers (biophysique, biologie mathématique, neurophysiologie de la cognition, sciences cognitives, sciences et techniques informatiques, épistémologie). Bénéficiant d’importantes subventions en provenance notamment de l’Office of Naval Research. […], les recherches menées dans ce laboratoire comprenaient la construction d’ordinateurs neuronaux analogiques, de processeurs de parole, de signaux audio et d’images vidéo d’inspiration biologique, de machines à enseigner, ainsi que des recherches mathématiques sur les logiques multivaluées, l’analyse de l’incertitude, le calcul distribué et les systèmes auto-organisateurs.

Le BCL a été l’un des principaux sites de développement des machines cybernétiques pendant sa période d’activité. Parmi les chercheurs et les visiteurs qui y ont séjourné à différents moments, on peut citer Ross Ashby, les biologistes Humberto Maturana et Francisco Varela, les cybernéticiens anglais Stafford Beer, [etc.] » (Biological Computer Laboratory, 1958–1976 http://bcl.ece.illinois.edu)

Paraphrasant le célèbre titre de Norbert Wiener, von Foerster publia un article intitulé La cybernétique de la cybernétique : Ou le contrôle du contrôle et la communication de la communication. Adepte du redoublement des circularités, il a également publié, par exemple, Understanding understanding. Heinz von Foerster était « un penseur qui aimait provoquer la réflexion à partir d’idée-force à saveur paradoxale, ou parfois apparemment tautologiques. L’une de celles-ci fut le fameux principe d’« ordre par le bruit » (order from noise principle), formulé dès 1960, et qui fut repris notamment par Henri Atlan dans sa théorie de l’auto-organisation. La thèse consiste à soutenir que le bruit qui s’introduit dans les systèmes auto-organisateurs engendre, en dernière analyse, moins de l’entropie qu’une réorganisation du système qui s’oriente vers de nouvelles finalités. […] En France, Edgar Morin fut l’un des premiers penseurs à prendre au sérieux les conséquences épistémologiques des idées d’’ordre par le bruit’ et d’auto-organisation. Morin invita Heinz von Foerster à participer au colloque sur l’Unité de l’homme : invariants biologiques et universaux culturels, tenu à l’abbaye de Royaumont en septembre 1972. » (Serge Proulx, Heinz von Foerster (1911–2002). Le père de la seconde cybernétique. Hermès, La Revue n° 37 (2003). CNRS éditions. Consultable sur CAIRN.)

[92La notion contemporaine de complexité a une longue histoire qui tend à être réduite à quelques grandes vérités optimistiques. Largement publicisés en France par Edgard Morin, les systèmes complexes correspondent à « un ensemble constitué d’un grand nombre d’entités en interaction dont l’intégration permet d’achever un but commun. […] Dans certains cas, un observateur ne peut pas prévoir les rétroactions ou les comportements ou évolutions des systèmes complexes par le calcul, ce qui amène à les étudier à l’aide de la théorie du chaos. » fr.wikipedia.org. Pour une approche qui reprend la notion de complexité à partir de la cybernétique, voir Abraham Moles, Cybernétique, information et structures économiques.

[93« L’épigénétique (mot-valise de épigenèse et génétique) est la discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptative l’expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique (ADN).

Par exemple : un même œuf de tortue peut donner un mâle ou une femelle en fonction de la température. La détermination du sexe, l’utilisation des gènes codant soit l’un soit l’autre, dépend donc d’un phénomène épigénétique. […] L’épigénétique aurait un rôle dans des maladies complexes, mais étant un sujet d’étude récent, voire en plein boom, les études émettent majoritairement des conjectures sur des facteurs influant plus que des certitudes scientifiques sur d’éventuels rapports de cause à effet. », fr.wikipdia.org

[94« L’autopoïèse (du grec auto soi-même, et poièsis production, création) est la propriété d’un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement, et ainsi de maintenir son organisation (structure) malgré son changement de composants (matériaux) et d’informations (données).

Le concept d’autopoïèse est inventé par Humberto Maturana et Francisco Varela dans l’article Autopoietic Systems, présenté dans un séminaire de recherche de l’université de Santiago en 1972. Il vise notamment à définir l’être vivant, et depuis rencontre un succès théorique dans des domaines aussi divers que la technologie, l’intelligence artificielle, les neurosciences, ou la sociologie. Les créations open source sont notamment régies par un phénomène autopoïétique. » fr.wikipedia.org

[95Anatol Rapoport (1911-2007) était un psychologue mathématicien américain d’origine Russo-Ukrainienne. Il a notamment contribué à la théorie générale des systèmes, à la biologie mathématique et à la modélisation mathématique des interactions sociales. Théoricien des jeux, il a publié Fights, Games, and Debates en 1960 et General System Theory en 1986.

[96Auteur en particulier de La théorie générale des systèmes : le squelette de la science (1968)

[97Ralph Waldo Gerard (1900 -1974), neurophysiologiste américain et spécialiste du comportement est connu pour ses travaux sur le système nerveux, le métabolisme nerveux, la psychopharmacologie et les bases biologiques de la schizophrénie.

[98International Society for the Systems Sciences ISSS, www.isss.org

[99587 thèses citaient von Bertalanffy le 29/02/2024 www.theses.fr

[100Théorie générale des systèmes, Ludwig von Bertalanffy. Préface de l’édition Penguin (1971)

[101Ludwig von Bertalanffy Théorie générale des systèmes Dunod (1968).

[102« La notion d’énaction est une façon de concevoir la cognition qui met l’accent sur la manière dont les organismes et esprits humains s’organisent eux-mêmes en interaction avec l’environnement. » fr.wikipedia.org

[103Karl. E. Weick fr.wikipedia.org

[104Jean-Louis Le Moigne, s’entretien avec Jacques Perriault, Stéphanie Proutheau, Édouard Kleinpeter, Alfredo Pena-Vega. Hermès, La Revue n° 60 C.N.R.S. Éditions (2011)

[105« Jean-Louis Le Moigne est d’abord marqué par une longue expérience professionnelle dans le monde de l’entreprise, dans le domaine de la Recherche Opérationnelle et de l’informatique de gestion : il était donc tout à fait naturel que ses premières recherches portent sur les Systèmes d’Information et de Décision dans les organisations socio-économiques. » « Jean-Louis Le Moigne (1931- 2022), est un spécialiste français de la systémique et de l’épistémologie constructiviste. Ses domaines de recherche théorique privilégiés sont les sciences des systèmes, de l’ingénierie, de l’intelligence artificielle. Sa thématique parcourt les sujets de l’organisation, l’information, la décision. Au niveau humain, la cognition et la communication sont au cœur de ses intérêts. Globalement, on peut le qualifier, aux côtés d’Edgar Morin, comme un chercheur des sciences du complexe. » fr.wikipedia.org

[106Dynamique des systèmes, fr.wikipedia.org

[107« Le Club de Rome est une organisation informelle à but non lucratif composée d’intellectuels et de chefs d’entreprise dont l’objectif est de mener une discussion critique sur les questions mondiales urgentes. Le Club de Rome a été fondé en 1968 à l’Accademia dei Lincei à Rome, en Italie. Il se compose de cent membres à part entière choisis parmi les chefs d’État et de gouvernement actuels et anciens, les administrateurs des Nations unies, les politiciens de haut niveau et les fonctionnaires, les diplomates, les scientifiques, les économistes et les chefs d’entreprise du monde entier. Il a suscité une attention publique considérable en 1972 avec le premier rapport du Club de Rome, Les limites de la croissance. Depuis le 1er juillet 2008, l’organisation a son siège à Winterthur, en Suisse. » Club of Rome, en.wikipedia.org

[108Jay W. Forrester, en.wikipedia.org

[109« Dennis L. Meadows (1942) est un scientifique et professeur émérite de l’université du New Hampshire qui a été durant plusieurs années directeur d’un programme universitaire en ingénierie et business. Il est co-auteur, avec trois scientifiques du MIT, du Rapport Meadows publié en 1972 » également nommé Rapport du club de Rome.  » fr.wikipedia.org

[110« Le rapport Meadows a mis en évidence la nécessité de mettre fin à la croissance afin de préserver le système mondial d’un effondrement envisageable […] Sur le plan démographique, les auteurs prônent des mesures telles que la limitation de deux enfants par couple. Sur le plan économique, ils évoquent des taxes sur l’industrie afin d’en stopper la croissance et une réorientation des ressources ainsi prélevées vers l’agriculture, les services et, surtout, la lutte contre la pollution. Pour que cette économie sans croissance puisse être acceptée les auteurs proposent de répartir les richesses afin de garantir la satisfaction des besoins humains principaux. » Les limites de la croissance, fr.wikipedia.org

[111 Ibidem

[112The beginning of system dynamics, McKinsey & Company (1995). www.mckinsey.com

[113David Easton (1917-201), est un politologue canadien, auteur notamment de The Political System, qui, voulant faire de la politique une science, l’a établie en tant que théorie systémique et biopolitique. « Easton considère que le système politique est comme une boîte noire qui réagit en fonction de son environnement. Les inputs représentent les demandes et les soutiens (population, gouvernement, lobby, etc.) et les outputs représentent les décisions et les actions (lois, règlements, projets, etc.) qui résultent du processus décisionnel politique. Par la suite, lorsque les outputs atteignent l’environnement, ils génèrent le feedback ou la rétroaction qui a pour effet d’alimenter de nouvelles demandes et de nouveaux soutiens. C’est une boucle perpétuelle. »

Philippe Cadieux, Analyse de la gouvernance des villes moyennes du Québec engagées dans une démarche de développement durable. Université de Sherbrooke (2015).

[114Introduction au management des universités. On a besoin de modèles pour interpréter la réalité, Université de Lille

[115Ibidem

[116Toutes les citations à suivre viennent de : Qu’est-ce que l’auto-organisation ? et autres questions pertinentes, www.audacium.com

[117« Le Scrum Master sert à animer la mêlée (Scrum) pour l’équipe dans son ensemble en s’assurant que le framework Scrum est respecté. Il s’engage à respecter la méthodologie Scrum, les principes Agile, ainsi que les bonnes pratiques, mais doit également rester flexible et ouvert aux possibilités d’amélioration du workflow de l’équipe. » www.atlassian.com

[118Il s’agit d’un modèle fourre-tout introduit par la qualité dès le courant des années 1980 : Qui, Quoi, Où, Quand, Comment, Pourquoi.

[119Max Rehkopf, Qu’est-ce qu’un Scrum Master et quelles sont ses responsabilités ? Atlassian.com, op. cit.

[120Edgard Morin, Pour une réforme de la pensée, Le courrier de l’Unesco  : Vive la complexité ! (1996)

[121Souhaitant ne faire aucune publicité aux publications visées dans ce paragraphe, je me permets de ne citer aucune source.

[122France Inter, Nous n’allons pas faire d’IRM à tous les écoliers, 11 janvier 2018 (entretien emblématique des termes communs au management et au cognitivisme : comportement, compétences, performance, test, évaluation, contrôle, boucle, statistique.)

[123Cité par René Misslin, Les cercles fonctionnels de von Uexküll en tant que modes existentiels. Sur la question des fonctions statistiques et prédictives du cerveau, voir Stanislas Dehaene, Psychologie cognitive expérimentale.

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