De la forme-de-vie amoureuse

« Ce que j’appelle ici forme-de-vie amoureuse est une politique »
Nathan J. Beltràn

paru dans lundimatin#472, le 21 avril 2025

Si nous ne sommes pas toutes et tous amoureux, nous l’avons pour la grande majorité déjà été. D’ailleurs, les sentiments amoureux s’étalent partout sous nos nez, dans les films, les livres, les magazines, sur les affiches ou les applis ; l’amour est partout et en même temps, tout le monde semble le rechercher. Un peu comme si à chaque fois que nous tentions de nous en saisir comme objet, il s’évaporait. D’ailleurs, dès que l’on tente d’analyser, voire d’analyser politiquement cette étrange substance, on retombe souvent sur de la sociologie froide ou du romantisme creux, parfois même sur de la théorisation de la tristesse.
C’est tout autre chose que tente humblement Nathan J. Beltràn dans ce très beau et très juste texte.

Aux amis, à T, à K.

I. REFUSER LES FORMES MORTES

La modernité a institué deux régimes principaux de la relation amoureuse. D’une part, le couple bourgeois, à savoir la forme contractuelle, codifiée, axée sur la stabilité, la propriété affective & l’organisation sociale du désir. Et qui transforme l’amour en gestion, en sécurité, pire : en projet. De l’autre, la passion romantique, qui, au contraire, est déliaison radicale, fission des subjectivités jusqu’à l’autodestruction. Elle fait du sentiment un absolu qui exige la casse de la forme & de la durée.

Ces deux régimes fonctionnent comme des impasses : l’un neutralise la vie, l’autre la consume. Tous deux supposent une clôture – qu’elle soit dans la norme (le foyer), ou dans l’extase (le ravage). L’alternative à chercher est une manière d’être-au-monde-avec. Où il n’est pas question de pacte, mais de pactage – c’est-à-dire : partage mouvant, non assignable. Certainement pas d’institution, mais toujours de climat. Certainement pas un projet, mais une forme-de-vie.

Une forme-de-vie est ce qui ne peut être séparé de son mode d’existence : une vie qui ne se distingue pas de sa manière d’être. Appliquée à l’amour, la notion permet de penser une éthique relationnelle où l’amour ne serait ni institutionnalisé, ni dévoré par sa propre intensité, mais vécu comme modalité singulière d’être- au-monde-avec. Cette alternative existe déjà, elle naît sans mots – souvent dans les épreuves de la vie, dans les environnements marqués par le rejet – mais elle se réinvente sans cesse & reste – toujours – à réinventer.

II. RÉINVENTER UNE EXISTENCE TRAVERSÉE

Il n’y s’agit pas seulement d’aimer quelqu’un, mais de construire avec lui une manière d’habiter l’existence, de faire du lien amoureux un monde partagé, une série d’actes, de gestes, de percées, qui soit une vie commune sans modèle prédéfini.

Une forme-de-vie amoureuse n’est pas un rôle, ni une posture, ni une scène rejouée. C’est une existence traversée par l’autre — non comme possession, mais comme intensité. Une manière de parler, de se taire, de se lier, d’errer ensemble. Un lien qui n’organise pas, mais dérègle doucement ; & dont le geste premier n’est pas de se sécuriser mais bien de se rendre à la candeur & l’attention.

Aimer devenu co-habiter une faille, respirer ensemble dans la trouée, dans l’ouvert, ce qui est tremblé au monde.

Le tremblé n’est pas faiblesse. Il est le signe d’une vie qui insiste, qui passe. Il est mouvement vital, signe du passage entre le corps & le monde, entre la matière & l’esprit. Une trille qui annonce que quelque chose se transforme. Trembler n’est jamais ployer mais : se rendre disponible. Que ce soit à l’intensité, au lien, ou à la révélation de l’autre. Le tremblé dit l’ouverture d’une faille. Il est geste par lequel la forme se défait, se laisse traverser, & où s’incarne le mystère.

Il faut donc l’entendre comme acte mystique : une manière de sentir dans le corps l’approche de ce qui lui échappe.

Le tremblé est le signe de l’entrée en présence. Le signe de l’incarnation de l’érotique, de l’éthique & du sacré d’une manière qui ne puisse les figer.

III. LE GESTE VEINÉ

Dans cette forme-de-vie, chaque geste est veiné — au sens où il porte en lui une mémoire, une opacité, un tremblé. Le toucher n’est plus seulement contact : il est passage, dépli, réel moment d’intensité – il arrache à l’exil. La parole, elle, n’est plus simple communication mais : rite, dépôt du sacré & d’une langue nouvelle. Le silence lui-même se fait scène, lieu d’une écoute élargie.

C’est ici que le sacré profané entre en jeu. Ce n’est pas un culte : c’est une intensité profane du lien. Ce qui est nommé sacré profané est le sacré rendu à l’usage commun, non révéré, mais partagé. Non mystifié, mais incarné. Un regard qui ouvre, un souffle qui altère, une main qui éveille.

Aimer, ici, c’est créer un langage qui ne ment pas. Un langage à deux corps, à deux voix — inachevé, poreux, toujours en devenir.

IV. RÉVÉLER L’AUTRE COMME FIGURE LIMINAIRE

Le cœur battant de cela est une figure : celle de l’être comme brèche, seuil, trouée. Non comme objet de fascination, objet de désir, pire : sujet de désir (c’est-à-dire qu’on assujettit au rôle de désiré) mais comme torsion active dans le réel. Il introduit une discontinuité dans le flux des choses, une faille où se reconfigure le rapport au monde.

L’être aimé ressenti comme figure qui désape, qui expose, qui déplace. L’autre comme une puissance de l’entrée. Qui force à réapprendre le langage, à redécouvrir le lien et/ou le corps comme passage. Aimer ces figures, & les concevoir ainsi, ce n’est pas les annexer : c’est les suivre dans leur(s) danse(s). C’est consentir à ne plus savoir & prendre corps avec elles.

L’autre n’est plus simplement partenaire : il est lieu de passage, de dénudement, de révélation. Il oblige à sortir du moi, à traverser la forme, à risquer la parole. Tout devient ontologie relationnelle. Aimer l’autre c’est habiter cette brèche, ce tremblement, en déjouant la saisie.

V. UNE POLITIQUE DE LA BRÈCHE : INSURRECTION AMOUREUSE

Ce que j’appelle ici forme-de-vie amoureuse est une politique : elle agit par contagion lente, par gestes, par intensités partagées, cherche à dissoudre les pouvoirs, à résister aux automatismes, à l’aliénation & à l’ensorcellement généralisé, elle invente des manières d’habiter ensemble hors des schèmes. Enfin : elle ne sépare pas l’érotique, l’éthique, le mystique mais les relie dans l’instant.

Ces formes-de-vie ne cherchent pas à établir des appartenances, mais à ouvrir des co-présences. Elles cultivent l’absence de lien qui lie : une fidélité sans contrat, une alliance sans assignation.

Aimer sans garantie, aimer sans gestion, aimer comme on veille une faille dans le corps du monde, c’est déjà s’apprendre à fissurer les régimes de pouvoir. Cela appelle à l’invention de formes non hégémoniques de lien. Cela appelle à des alliances de brèche, des liturgies migrantes, des complicités sans clôture.

Aimer devient alors un art vrai, radical & tendre. Un art de la co-existence poétique. Un art de vivre ensemble dans la déprise, dans la fissure, dans la veine vive. Et si – évidemment – les amants ne constituent pas le nouveau sujet révolutionnaire, la manière qu’ils ont d’habiter le monde en est l’un des agents.

VI. AMITIÉ COMME PUISSANCE EXISTENTIELLE

La forme-de-vie amoureuse invente une enclave d’intensité saine. Un espace de respiration. Elle n’est pas réductible à l’amour “conjugal” ou sexuel, elle est une manière d’être en relation, de partager un monde à travers les gestes veinés, des seuils habités, & cela traverse autant l’amitié — l’amitié comme puissance existentielle.

Là où l’amitié n’est plus simple soutien ou accompagnement social, mais une forme tremblée de co-présence : une amitié qui dérègle, qui altère, qui exige de réécrire la grammaire du lien ; une amitié où l’on ne s’appartient pas, mais où l’on se touche par ET dans le souffle, la faille, la brèche. Elle est une forme d’affectivité oblique  : elle ne s’installe pas dans un contrat du lien, mais dans ses seuils.

Et si, encore une fois, ces amitiés-là ne sont pas à proprement révolutionnaires : elles redonnent au lien sa densité première. Elles sont formes politiques souterraines, allégeances sans servitude, possibilité du tremblé. Une forme-de-vie amoureuse naît d’un geste d’amitié qui ne veut rien — sinon la présence nue & ferme de l’autre.

VII — CE QUE CE TEXTE NE PEUT PAS

Il faut maintenant en poser les limites. Non pas les limites de la forme-de-vie amoureuse mais — de ce texte lui-même : tout ce qui précède est écrit depuis un détour théorique ; cela analyse, nomme, articule mais y manque la densité. Cela s’en remet à la philosophie — & c’est la philosophie même qui faillit dans cette densité-là. D’abord, parce qu’elle ne peut que penser à partir d’un sujet, du corps comme outil, de la relation comme d’un cadre, puis, parce qu’elle reste fichée dans sa langue politique – y compris lorsqu’elle prétend l’avoir défaite.

Autrement dit : ce texte est trop plein de langage. À jeter après lecture pourrait-on dire. Il est trop plein de langage alors qu’il nécessiterait de soustraire, de désoeuvrer, de profaner, et ce, jamais dans une langue qui cherche à décrire, ni même à dire mais qui veine, délire & saigne.

Il lui manque une profondeur ontologique, c’est vrai – mais pire encore : il lui manque d’être veiné ; il lui manque l’amorce d’un geste, la vraie venue du corps.

Il aurait fallu écrire dans une voie inverse ; ce texte, rien n’y tremble, n’y délire ; il n’a – rien du sang. Il dit le monde, quand il aurait dû se faire monde, ou, tout du moins, manière d’y être, puis, dit ce qu’est une forme-de-vie amoureuse quand il aurait fallu qu’il la traverse.

Il n’est – bien sûr – nullement question de renier ce qui y est écrit — mais, comme dit, d’en tracer les limites. Tant du texte que de la philosophie même – qui ne sait, ne peut écrire depuis la brèche.

Il aurait fallu écrire dans une voie inverse. Il aurait fallu écrire un poème.

Nathan J. Beltràn

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