De l’usage des drogues parmi les camionneurs mexicains

Voyage hallucinatoire aux confins du sommeil

paru dans lundimatin#323, le 28 janvier 2022

Au Mexique, les cadences imposées aux chauffeurs routiers sont si intenses que rares sont ceux qui ont le privilège de s’arrêter quelques heures. Ils traversent le pays sur des milliers de kilomètres, sans dormir, des jours durant. Médicaments, méthamphétamines, mescaline. Pour tenir le coup, une majorité se drogue. On trouve de tout dans les échoppes de bords de routes et le Mexique est parsemé de laboratoires, comptant parmi les premiers producteurs mondiaux de méthamphétamines. Sur les routes du Yucatàn, à la rencontre de Miguel, Victor et Guadalupe, chronique d’une banalité quotidienne en immersion parmi les camionneurs mexicains.

Nous sommes dans le sud-est du Mexique, à la limite des États du Chiapas et du Tabasco, là où le projet de construction du ’train maya’ promet l’arrivée d’un tourisme de masse et d’un modèle de développement que les communautés locales rejettent fermement. A près de 1000 kilomètres de Mexico City, la capitale fédérale, la route 186 marque l’entrée de la péninsule du Yucatan. Immensité couverte de forêts tropicales, traversées par des axes rectilignes sur des centaines de kilomètres qui relient les villes balnéaires et touristiques de la fameuse riviera maya.

Depuis le port de Campeche, Alfredo alimente en poisson frais plusieurs villages de l’intérieur. La cinquantaine, jovial, il attrape une canette de bière fraîche dans la glacière qui repose à ses côtés. Il en boit trois ou quatre par heure, environ deux litres, ça désaltère et ça rend ses longs trajets quotidiens plus faciles à supporter.

Sous un soleil brûlant et une humidité étouffante, un camion américain, d’un rouge bordeaux flamboyant, s’immobilise en bordure de route, à la sortie d’une station essence. Laissant le moteur ronronner, bercé par les vibrations du mastodonte, Miguel, 42 ans, profite d’un bref moment de répit. Tandis que d’une main il attrape une pipe en verre dans la poche de son jean, de l’autre il sort un sachet de poudre blanche de l’autoradio qu’il vient de s’affairer à démonter. Du crystal meth. Ses lunettes de vue et son sourire édenté, lui confèrent une allure d’intellectuel, la soixantaine bien tassée, exalté par les volutes de fumée qui s’échappent de sa pipe, et l’enveloppent d’une aura brumeuse qui se répand dans la cabine.

« J’ai conduit un camion pour la première fois à 14 ans. Adolescent, je vivais dans un quartier pauvre de la ville de Mexico, on voyait circuler toute sorte de drogues, et j’ai déjà un peu tout essayé.’ ’La meth, j’en fume depuis un an et demi, ça me maintient éveillé, attentif. Les journées sont longues et monotones, on ne dort pas beaucoup. »

La cargaison est légère, des milliers de rouleaux de papier toilette, et le camion file à vive allure, survolant les nids de poules dont la route est minée. Toutes les heures, le rituel est le même, un court arrêt sur le bas-côté. Un coup d’œil dans le rétro, un coup de main derrière l’autoradio, un coup de flamme pour réchauffer la pipe, de profondes aspirations et un sourire béat. Puis c’est reparti. La route n’attend pas. Le patron non plus.

 « Il y a des impératifs horaires à respecter, surtout pour les clients. Et parfois même au retour, à vide, l’entreprise te demande de rentrer rapidement, d’être là à telle heure, parce qu’un autre chargement t’attend ».

A la nuit tombée, à Champotón, une petite ville côtière, les quelques pêcheurs partis dormir cèdent la place à des centaines de camionneurs qui profitent d’une halte bien méritée. Miguel retire les clés du contact, le tuyau d’échappement vertical qui surplombe la cabine cesse de cracher ses fumées noires, tandis que le moteur soupirant s’éteint enfin.

Avec sa fille, Irene, Doña Guadalupe tient l’une des dizaines d’échoppes qui s’alignent sur le bord de route. Les cachimbas. Quelques produits de base, un repas, un café, c’est le repère des routiers, où l’on se met au jour des rumeurs les plus récentes. L’arrêt est vital, un sandwich mangé sur le pouce, mais surtout, c’est là qu’on se réapprovisionne. A peine Irene revenue de l’arrière boutique avec un sachet de cristal, que Miguel a déjà ressorti sa pipe. “Ici, le restaurant ne sert que de couverture, en réalité nous vendons un peu de tout”, explique Doña Guadalupe. “Des méthamphétamines, de la cocaïne, mais aussi tout un tas de médicaments.’ “On peut en trouver partout, vraiment partout dans le pays, dans toutes les cachimbas”, insiste Miguel. “Mais si j’arrive et que je ne gare pas mon camion là-devant, elles ne me vendront rien, elles courent un risque, à tout moment il peut y avoir une descente, même si en général elles seront prévenues à l’avance”.

Une heure et trois pipes de méthamphétamines plus tard, enthousiaste et hilare, Miguel reprendra la route en direction de Mérida, où il doit arriver avant l’aube, laissant derrière lui la cachimba de Doña Guadalupe. La musique y résonne sans cesse, reggaeton à plein régime dans les enceintes, aux côtés d’un autel où trône Jésus Christ, toisant les visiteurs de son jugement. Irene tiendra la garde toute la nuit. Elle n’a pas dormi depuis presque 48 heures. Mais le service est assuré 24h/24, et elle a sous la main tout le nécessaire pour ne pas ressentir la fatigue.

Il est minuit passée lorsque les phares d’une camionnette s’éteignent devant la cachimba. Un homme en descend, commande un café, s’installe à la table. Un peu de sucre, puis il ouvre deux gélules, qu’il verse dans son café. Le perico, la drogue la plus courante parmi les chauffeurs routiers mexicains. C’est un médicament, que l’on peut trouver en pharmacie, sur prescription médicale, normalement utilisé pour perdre du poids. Mais vendu massivement dans les cachimbas, et consommé en grande quantité, le perico rend aussi insomniaque.

Victor a 35 ans, bien qu’il en paraisse 50. Les yeux cernés, le regard fataliste, il se justifie. ’Je n’ai pas eu la vie tendre, dans mon enfance, ma jeunesse, je n’ai fait que travailler, travailler, travailler, je ne mangeais pas à ma faim. Aujourd’hui, je suis diabétique. Et puis il y a les cachets, je sais que ça m’affecte, que ça nuit à ma santé. Mais malheureusement je m’en sers pour le travail.’

Parti de Cancún en fin de matinée, il rentre chez lui à Guadalajara. Plus de 2000 kilomètres, deux jours et deux nuits sur la route, sans dormir. ’6 comprimés, ça coûte 150 pesos [6,5€], je les prends en un voyage, deux le soir, deux le matin, puis à nouveau deux le soir, parfois davantage…’.

« C’est sûr que le crystal c’est moins cher, mais c’est plus addictif, et une fois que tu commences, tu finis par en prendre même quand tu ne travailles pas, quand tu es chez toi tu as envie de fumer, tu deviens accro.’ Depuis le début de l’année, déjà 29 tonnes de méthamphétamines ont été saisies au Mexique, loin devant la cocaïne (8 tonnes). “C’est une drogue vraiment banale ici, et très addictive, deux voir trois fois plus addictive que la cocaïne. »

Victor conduit des camions depuis ses 20 ans. C’était un rêve d’enfant, parcourir le pays. Avant, il était chauffeur de bus. ’Mes premiers voyages, je restais éveillé, sans prendre de drogues. Je regardais les panneaux, je découvrais des endroits, des paysages. J’ai même eu la chance de rester quelques jours à Cancún, de faire du tourisme. C’était nouveau pour moi, toute cette route.’

« Mais dès que tu fais toujours le même trajet, encore et encore, au bout d’un certain temps je prenais vraiment des risques. Je résistais, je résistais. Jusqu’au jour où je me suis endormi au volant. Heureusement, la majorité des autoroutes sont équipées de bandes sonores, et en me déportant vers le bas côté, j’ai été réveillé par les vibrations. C’est là que je me suis résolu à prendre des comprimés. Je venais de commencer, ça faisait à peine trois ou quatre mois que j’étais sur la route. »

Comme un peu partout autour du globe, rares sont les camionneurs qui ont le privilège de dormir suffisamment. Au Mexique, faire une sieste de quelques heures est carrément un luxe. Alors c’est une grande majorité de la profession qui se drogue. Évidemment, les patrons sont au courant, ils tolèrent. Ils savent parfaitement que pour tenir le rythme souvent imposé, pour faire des milliers de kilomètres sans cligner de l’œil, les drogues sont indispensables. Leur usage est normalisé, devenu banal.

« Il y a un mois, j’ai été contrôlé dans l’État de Michoacan. J’avais pris deux gélules, et ils ont trouvé le pot rempli. Mais ils ne m’ont pas arrêté. J’ai parlé à mon patron et il a payé un pot de vin de 8000 pesos [350€], pour qu’ils me laissent repartir. »

Et puis il y a le peyotl, un cactus traditionnellement utilisé par les peuples autochtones dans des rituels spirituels ancestraux. Son usage est aussi de plus en plus courant dans le cadre de cérémonies holistiques à visée médicinale. Son principe actif, la mescaline. En Occident, Aldous Huxley sera l’un des premiers à l’expérimenter. Et si pour les premiers missionnaires chrétiens dans les Andes, la mescaline ouvraient les portes du paradis, d’où le nom qu’ils donneront à un autre cactus, le San Pedro, pour Huxley, elle ouvre les portes de la perception [1], ce qui inspirera le nom d’un groupe de rock bien connu, The Doors.

Mais sur les routes mexicaines, si l’on use et abuse du peyotl, de la mescaline, c’est bien encore et toujours dans un combat infernal contre la fatigue, repoussant le sommeil au-delà des rêves. Dans les cachimbas, le peyotl est vendu sous formes de bonbons crémeux, préparés avec des cacahuètes, du miel, de la pâte d’amande. C’est sucré, c’est délicieux. Très peu addictif. Mais pour peu que l’on surpasse la microdose, le voyage en devient hallucinatoire.

Beaucoup mélangent le peyotl et le perico. Les histoires de camionneurs hallucinés sont courantes.

« Des chauffeurs qui s’arrêtent net, se mettent à courir parce qu’ils croient que le camion n’avance plus. D’autres qui voient la lune se décrocher, s’arrêtent et partent chercher dans la jungle où est ce qu’elle a bien pu tomber. D’autres encore racontent qu’ils ont vu un âne, ou une vache courant a la vitesse du camion. Ils accélèrent mais l’âne ou la vache accélère aussi. Un chargeur de téléphone qui se transforme en serpent, des esprits qui dansent suspendus aux branches surplombant la route. J’ai entendu tellement d’histoires… mes respects pour le peyotl. Mais franchement, je préfère mes petits pericos. Je sais qu’avec ces cachets, je peux travailler correctement, être à l’aise. Et puis surtout je sais que ce n’est pas addictif. »

Alexis Habouzit

[1Aldous Huxley, Les Portes de la perception, 1954.

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