DOMINANT REPORT

Épisode 7 – On est las du retour au même schéma

paru dans lundimatin#292, le 17 juin 2021

Dans les épisodes précédents :

Un logiciel de police prédictive instauré pour enfermer massivement de petits délinquants a, suite à une actualisation, changé de cible criminelle et fait enfermer des milliers de chefs d’entreprises, banquiers et politiciens, sans compter la totalité des milliardaires. Cette situation a affolé et paralysé les pouvoirs établis et ouvert des voies aux possibles. Néanmoins, les forces réactionnaires se réveillent, et la menace d’un coup d’État plane tandis qu’une partie des milliardaires cherchent à tirer leur épingle du jeu en profitant au maximum de la situation pour concentrer encore plus les richesses. Avec autant de secteurs sur le point de s’affronter, autant dire que l’avenir est incertain. Pourtant, des États-Unis surgit un mouvement… voyons voir :

Eleanor Curtis avait eu conscience que son article pouvait un peu déranger mais certainement pas dans de telles proportions. D’ailleurs, c’était moins le contenu de son texte qui avait mis le feu aux poudres que sa forme de diffusion. Spécialiste de marchés financiers pour un vénérable journal de la Côte Est, elle avait écrit un article assez simple dans lequel elle analysait les effets induits de la French Crisis avec, il est vrai, un titre un peu racoleur : “Has the French guillotine boosted green finance ?”. Elle y montrait une corrélation entre le début de la crise française et des chutes de valeurs boursières de plusieurs secteurs particulièrement toxiques, en termes environnementaux et/ou de corruption, et la redirection d’énormes flux financiers dans des secteurs plus verts. Miss Curtis terminait son article, un brin taquin, en se demandant si l’incarcération des milliardaires français n’avait pas moralisé leurs homologues mondiaux.

L’article n’était pas particulièrement subversif et, pensait-elle, allait dans le sens de la ligne éditoriale affichée du journal. Mais il fut sèchement refusé par la rédaction. Un peu étonnée, elle ne s’en offusqua pas outre mesure, continua à travailler avec son entrain habituel dans le quotidien et publia le texte rejeté sur son blog personnel, qui n’était guère suivi que par quelques spécialistes. Mais son chef de rédaction la convoqua et, ulcéré, exigea qu’elle retirât le texte, avec des termes à la limite de l’acceptable, so rude, pour des personnes toutes deux sorties de Harvard. Elle refusa. Il menaça de la licencier. Elle persista. Il la licencia. En quelques heures, son texte devenait viral.

Un obscur philosophe de la Côte Ouest attrapa la balle au vol et profita du buzz pour rappeler qu’il prônait depuis bien longtemps la guillotine pour les milliardaires. C’est ce qu’il appelait la “théorie du ruissellement inversé”. Contrairement à ce qui était habituellement admis, expliquait-il, la “théorie du ruissellement”, loin d’être une ineptie, fonctionnait parfaitement. Pas dans le domaine économique cependant mais dans celui de l’imaginaire social. Bien évidemment, jamais un milliardaire n’avait fait ruisseler le moindre dollar obtenu grâce aux avantages fiscaux que les États se battaient pour leur offrir. En revanche, l’imaginaire social des plus riches avait abondamment ruisselé sur l’ensemble de la société, au point d’imbiber toutes les classes, y compris les plus pauvres. Ainsi, si on ne pouvait se payer un yacht, on s’achetait un voilier, et si on ne pouvait s’offrir le voilier un canoë, jusqu’à une barquette qui flottait dans la piscine gonflable rapiécée. Chacun voulait ressembler aux milliardaires et on tâchait tous de penser comme eux, quand bien même on aurait que quelques cents à gérer. Ainsi, raisonnait le philosophe, les milliardaires étaient doublement coupables contre la Terre. Non seulement ils l’attaquaient directement par leurs inversions et leurs extractions insoutenables, ils avaient aussi diffusé un mode de consommation ostentatoire, un imaginaire social, qui accélérait vertigineusement sa destruction.

La solution : “guillotine for billionaires” clamait-il. Ici, son raisonnement n’était guère original. Il expliquait qu’il fallait organiser des exécutions publiques extrêmement médiatisées, avec des fournées de milliardaires montant sur l’échafaud, les têtes d’affiche de Forbes se succédant sur le billot, et la lame leur tranchant le cou. Alors, estimait-il, plus grand monde n’aurait l’appétence de devenir milliardaire. En somme, le ruissellement du sang des riches aurait l’effet inverse que celui de leur argent.

Plusieurs critiques lui firent remarquer que si un tel procédé avait certes permis de changer très rapidement la perception de l’aristocratie française lors de la Révolution, ce changement fut de courte durée et n’empêcha pas la réaction de revenir, plus féroce encore, et souvent avec la guillotine contre les autres. De plus, ajoutait la critique, loin de disparaître les valeurs de l’aristocratie avaient été en partie reprises par la bourgeoisie, les deux classes et leurs valeurs avaient fini par s’imbriquer ou, plus précisément, se marier. Le philosophe admettait volontiers qu’il ne s’agissait que d’une solution de courte durée, mais qui mettrait un frein brutal à la destruction du monde. D’où un intérêt certain. Après, il faudrait trouver des procédés plus durables qui, probablement, seraient moins sanglants. D’ailleurs, précisait-il, désormais il n’y avait pas besoin de guillotine littérale telle qu’il l’avait prôné car, visiblement, un simple algorithme, qu’il avait rebaptisé french terror, avait des effets assez similaires à ceux escomptés de la vieille guillotine. Il concédait ce dernier point avec un brin de déception, probablement due à son erreur qu’il reconnaissait à demi-mot, ou peut-être pour devoir renoncer à l’image de la tête de milliardaire sur le billot qu’il affectionnait. C’était un philosophe quelque peu romantique.

Quoiqu’il en soit, dans son sillage apparu bientôt le Guillotine Party, militant pour l’implantation d’un logiciel similaire à celui des Français. Le parti prit pour égérie la pauvre Miss Curtis, totalement horrifiée par la tournure des évènements. Son ancien journal, comme à peu près toute la presse du cercle de la raison, chercha à présenter le nouveau “party” informel comme une résurgence du Tea Party puis comme son inverse égal dans l’“extrémisme populiste”. Personne ne prit la peine de démontrer l’absurdité du propos. Mais, à mesure que les hackers parvenaient à implanter des french terror dans les logiciels de police-prédictive des principales villes du pays et les policiers se mettaient à enfermer les milliardaires et leur personnel politique, la démonstration par le fait était établie. Plus personne ne voulait accumuler des richesses à ne pas savoir qu’en faire.

L’une des premières cibles de la french terror fut l’ancien président Trump et toute sa famille, à l’exception de Melania son épouse, qui resta totalement impassible tandis que les membres de la famille étaient menottés. C’est seulement lorsqu’ils furent tous partis dans une fanfare de gyrophares et sirènes hurlantes qu’un sourire s’épanouit sur sa bouche. Un peu plus tard, elle rejoint un groupe de parole réunissant des personnes violées. Par la suite elle œuvra au sein d’une petite association mexicaine composée d’anciennes victimes de la traite de personnes.

Bien que Melania travailla tranquillement au sein de l’association Mujeres Empoderadas de Tijuana, sans jamais chercher à attirer l’attention, une journaliste la retrouva et vint l’interroger. Elle lui posa beaucoup de questions sur son rôle dans la traite de personnes sous la présidence de son mari et voulu connaître des détails sur son alliance avec un tortionnaire. Comme à son habitude, Melania resta impassible et silencieuse devant la journaliste. Néanmoins, quand celle-ci se levait pour s’en aller, Melania l’arrêta de la main et lui dit :

« Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne chez les connasses de votre espèce. Finalement, vous me demandez pourquoi je n’ai pas été une “bonne” victime. Moi-même objet d’un puissant, réduite à rien, j’aurais dû être solidaire des autres cibles, des autres victimes, en m’agitant pour les sauver. C’est bien ça, n’est ce pas ? Mais, d’abord, qu’est ce qui vous fait croire qu’être victime vous rend meilleure ? Les conditions pourries vous pourrissent, dans la plupart des cas. Et je ne suis pas sûre que vous ayez idée de combien vous faites du mal aux survivantes. Pour vous, et tous les sales cons assis sur leur cul, il faut absolument rabâcher le cliché de la pauvre petite victime qui dans un dernier souffle aide ses camarades d’infortune. Et bien, ça ne se passe pratiquement jamais comme ça, pour survivre on écrase nos amis, nos proches, quiconque, et on fait n’importe quoi ou on laisse faire… Être victime ça n’a rien de reluisant, c’est presque toujours, précisément, avoir dû abandonner ce à quoi on a pu croire. Alors, espèce de sale petite conne, mets toi bien dans la tête que j’en ai rien à foutre de ce que tu peux penser. Je fais ce que je peux, ici, maintenant, avec les Mujeres Empoderadas. C’est très peu mais c’est toujours mieux que de juger qui revient de l’enfer avec les valeurs de cul-bénis qui virevoltent avec des ailes d’ange à la con. J’aimerais te voir étouffer avec des plumes de cul d’ange jusqu’au gosier, tu saisis l’idée ? Maintenant, casse toi. »

La journaliste pensa que, décidément, Melania avait hérité du vocabulaire ordurier de son mari et s’en alla.

Entre temps, par luttes populaires, hackings ou simples capillarités, des logiciels de police prédictive –désormais french terror- s’imposèrent dans le monde entier, si bien que de nouveaux dirigeants politiques, de la finance, des entreprises remplacèrent rapidement tous ceux qui se retrouvaient emprisonnés. Les paradis fiscaux furent reconvertis en de vastes bagnes où étaient envoyés tout le personnel dirigeant déchu, tandis que les nouveaux étaient sévèrement encadrés par les pointilleuses règles des logiciels dit “incorruptibles”. Les immenses masses d’argent se reconvertirent rapidement vers des industries les moins polluantes. La catastrophe climatique fut suspendue puis, peu à peu, résorbée. La plupart des aliments de l’ancienne économie furent déclarés comme relevant des poisons et interdits à la consommation. D’immenses vaisseaux à voile sillonnaient les mers pour nettoyer les océans et la pèche industrielle était désormais sévèrement réprimée.

Les commentateurs parlaient en boucle de l’avènement de l’happy capitalisme, greene et humanitaire. Désormais, les créneaux porteurs étaient d’exploiter le “bien être personnel et social” et le “rapport à la nature”. GreenPeace changea sa raison sociale, d’ONG à Multinationale puisque, expliqua l’un de ses communicants, son industrie de la protection de l’environnement était devenu un produit phare, et que les investisseurs se battaient pour y participer, si bien qu’il était apparu logique de la faire entrer en bourse, ou green-bourse telle qu’elle était désormais appelé avec son indice GHRR (Green Human Right Respect).

C’est d’ailleurs la Multinationale GreenPeace qui, à la recherche, de nouveaux filons d’éradication de pollution arriva à la conclusion qu’une partie des êtres humains avaient un bilan carbone déplorable et mis en place en programme d’extermination planétaire qui respectait absolument toutes les normes environnementales. Ce qui fit dire à des commentateurs enjoués que le capitalisme devenu green restait capitaliste.

Fin de la saison 1. Bientôt la Saison 2, dans laquelle vous découvrirez comment les résistances nées dans les interstices de l’attaque fortuite aux puissants se fédèrent afin d’affronter le capitalisme vert, plus concentré et tyrannique encore que son cousin pollueur.

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