D’un geste virtuose

Éloge de la fuite fondatrice
Sébastien Hoët

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

À l’heure où l’État se recroqueville sur la lettre de la loi et met à mort, ce faisant, l’esprit de la loi, à l’heure où la Police manifeste matériellement, c’est-à-dire par la violence, que l’État vit séparé de la société comme il vit séparé de l’esprit de la loi, il n’est pas mauvais de prendre la fuite. Non pas ailleurs, mais ici. Où l’on ne nous attend pas. Pour cette fuite à l’intérieur (et non plus face à, ni devant), quelques gestes doivent être appris, ou mieux : ré-appris. D’autres, désappris, ou réhabités. C’est de cette réincorporation nécessaire que nous parle la destitution, en quoi elle montre son actualité toujours aussi vive.

I

Partons de l’élément de compréhension le plus simple, l’article de Julien Coupat et d’Éric Hazan, paru à Libération le 24 janvier 2016, et intitulé Pour un processus destituant : invitation au voyage [1].

Le constat est simple : la politique telle que nous la concevons dans le mode du suffrage universel et de tout l’appareillage concomitant, est morte là où elle est née, en Grèce, avec Alexis Tsipras et sa soumission (qui n’est pas ici formulée) aux exigences insanes de l’ « Europe » et du FMI. La campagne (tous partis confondus) pour l’élection qui s’annonce alors en France (en 2016) voulait nous faire accroire qu’il n’en est pas ainsi, que nous avons entre les mains un pouvoir constituant (avec les primaires, etc.) qui nous donnerait, nous citoyens, l’occasion de transformer le réel politique. Coupat et Hazan, lucides, comme la suite de l’histoire l’a prouvé, proposent une autre lecture de l’instant, une autre saisie de l’occasion (du kaïros diraient les Grecs), une saisie paradoxale en manière de dessaisissement  : c’est au contraire le moment d’inaugurer un « processus destituant » de « tous les aspects de l’existence présente », « pan par pan ». Citons :

Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.

Et s’ensuivent les merveilleux vers de Baudelaire (encore et toujours), extraits du Voyage (« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent / Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons, /De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, / Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »)

« Ramener sur terre » fait clairement référence à l’injonction de Marx de ramener à leurs conditions sociales objectives les « abstractions » planant dans un hypothétique Ciel des Idées (la Raison, l’Esprit, la Liberté, … aujourd’hui la Démocratie, le Suffrage, la Représentation, l’État de droit, la Constitution, Les Droits de l’Homme, …), qui nous paralysent, nous empoisonnent comme un nuage malade, et de remettre la pensée sur ses pieds (comme dit encore Marx), elle qui transpire du corps. D’en appeler à l’ « individu réel », producteur déterminé, par des forces mesurables, de pensées jamais séparables du Réel conçu lui-même comme l’ensemble dynamique des processus matériels (économiques, sociaux, physiques, …).

Ce qu’on appelle « matérialisme historique ».

Ce n’est pas la Raison qui modèle ex nihilo l’histoire, ni même la Passion, le Désir, formes éthériques, amnésiées – c’est la sordide et glaireuse et interminable « lutte des classes » où s’affrontent, se blessent, s’entretuent, et prennent consistance, des êtres de chair et de sang. Revenons sur terre.

L’insurrection qui vient n’éclatera pas sous les modalités d’une guerre, d’une guérilla, d’une émeute, d’un affrontement, etc. qui réinstallerait la partition ami/ennemi (selon la célèbre définition schmittienne), mais reculera comme un filet d’eau sous la forme inusitée d’une « soustraction (…) douce et méthodique ». Toute velléité de constitution, toute velléité de groupe ou d’assemblée constituants, sapée à la racine mieux que ne le ferait le maître d’aïkido avec le geste qu’il retourne à l’envoyeur : dans ce nouvel art martial, il n’y a plus de maître qui attende le coup, ou qui l’anticipe, le maître (qui ne l’est plus tout à fait comme tout vrai maître) est simplement sorti du dojo et parti sur les routes. Le coup ne peut plus avoir lieu. L’attaque n’a pu même commencer. Et quid de l’attaquant ? Pfuit ! Seul dans une salle déserte qui sent le rance. Pas même d’électricité pour allumer la loupiote.

Un kimono traîne sur le tatami. Qui n’est même plus un souvenir.

Voilà de la destitution ! Voilà du geste ! Le Comité Invisible, la revue Tiqqun avant lui, concentrent comme une étrange nitroglycérine (elle n’explose pas mais décentre, fait le vide sans imploser) les héritages disséminants de la pensée d’Agamben. Les emprunts se font de part et d’autre, et la circulation est intense entre le penseur visible et le groupe invisible. Je vous renvoie à deux écrits du philosophe italien, le premier est au vrai la retranscription d’une intervention au Plateau des Millevaches en 2013, le second fut publié par la revue Trafic en 1991 [2]. L’invitation au voyage de Hazan/Coupat en figure la croisée pédagogique, le carrefour à l’heure de pointe, empruntable par le grand public (publier chez Libé, c’est une vraie et belle concession au mauvais goût dominant).

II

Citons Paolo Virno, cette fois [3].

 Rien n’est moins passif que la fuite. La défection modifie les conditions dans lesquelles le conflit a lieu, plutôt que de les présupposer comme un horizon fixe (…) elle modifie les règles du jeu et affole (c’est Virno qui souligne) la boussole de l’adversaire [4].

Je conçois que cette stratégie de la fuite puisse égarer à la fois l’ennemi et le lecteur. Je vais essayer de contenir cette désorientation, de marquer le Nord.

Dans les deux textes d’Agamben précités, l’idée voit le jour d’un nouveau type de geste. Un geste qui ne serve pas un but, une fin, qui ne soit pas orienté par une visée. Agamben, comme Virno, nous renvoie au passage canonique de L’Éthique à Nicomaque, où Aristote élucide la différence entre deux types d’action : celle qui est tendue vers un but (poïesis) et l’autre qui possède son but, sa fin, en soi (praxis). En termes modernes, nous dirions que le premier type de geste, le premier geste, qualifie tout geste de production, le second, le geste éthique par excellence, mais aussi artistique : l’artiste crée d’abord sans la visée – de la vente du tableau, de la statue, du livre. Il respire, et l’œuvre se ressent d’être le climat vital de cette respiration. Comme l’écrit Blanchot : « Que dit l’œuvre d’art ? Qu’elle est ». L’œuvre ne vise pas même à transmettre (un message, une émotion, …). Elle est. Elle requiert de l’artiste qu’il se mettre à la hauteur de cet être plein, arrêté. De même le geste éthique. S’il ne se satisfait d’être, c’est qu’il produit – l’autosatisfaction, l’attente d’un service en retour, etc. Et se suborne.

Agamben, Virno, nous proposent un nouveau geste, mais qui approfondit, à mon sens, le geste praxique. Chez Agamben, la nostalgie point, c’est aussi la mienne, la nôtre je crois, de tous les gestes disparus, rangés au placard métallique, sépulcral, de la friche industrielle, de l’atelier de l’artisan, enfouis dans la mangeoire des bêtes, dans le fourneau de la longère, dans un poème de Jean Follain, … La main qui tourne la manivelle des voitures chez Chaplin, le faire catleya chez Proust, … Vous avez votre propre mémorial en la matière, et pas nécessairement esthétique. Le plus beau des fouillis.

Un des gestes les plus émouvants pour moi se déploie, avec une humilité navrante, déploiement d’ailes de moineau, dans le livre extraordinaire de Robert Linhart, L’Établi [5]. L’établi, c’est à la fois l’étudiant, l’intellectuel, qui s’infiltre, à la fin des années 1960, dans les usines, qui fraternise incognito avec les ouvriers, et cultive avec eux, depuis le sol fertile du travail partagé (un travail douloureux, surveillé par de véritables kapos sortis de la chaîne et adoubés par la Direction), les ferments de la Révolution ; et l’appareil bricolé par un des ouvriers de l’Usine Citroën où Linhart s’est faufilé, qui lui permet de réparer les portières bosselées à une vitesse et avec une dextérité hors du commun. Un jour, la Direction, toujours soucieuse de moderniser les procédés (ça n’a pas changé), évacue le salmigondis de tôles et de molettes et lui substitue l’appareil rutilant, dernier cri. Le Maître devient maladroit, ses gestes s’enlisent, s’alentissent, visent à côté… Et lui-même s’étiole. La Direction lui rendra de mauvaise grâce son appareillage mal foutu.

Le geste personnel a vaincu sans heurt. Pour cette fois. Mais il a, à la longue, vieilli, puis il est mort, esseulé. Obsolète.

Agamben, disais-je, met en lumière un geste qui ne soit pas orienté vers un télos (un but, une fin), qui ne se constitue pas non plus, véritablement, comme fin en soi, mais s’arrête, se retienne, se suspende, au moyen. « Moyens sans fin », pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe. « Médialité » qualifie ce type de geste. Nous en trouverions une première approche chez Heidegger, dans la Lettre sur l’humanisme (au moment où il identifie la Pensée et l’Action), ou dans l’article intitulé Gelassenheit, rendu en français par « sérénité », mais traduisible littéralement par « laisser-être ». Je ne développerai pas.

Le geste médial, désœuvré (si l’on identifie l’œuvre au but visé, comme le fait F. Lordon, ce qui est en soi discutable), c’est le geste virtuose. Paolo Virno s’est emparé avec beaucoup de talent de cette catégorie de la gestique. Le geste virtuose appartient au pianiste – Virno consacre de belles pages à Glenn Gould – comme au professeur jamais ennuyeux, au danseur expérimenté, au prêtre dont chaque sermon redonne la foi, etc. À chaque fois, le geste paraît évoluer dans la sphère praxique, il a sa fin en soi, « mais sans se déposer dans un ‘produit fini’, ou dans un objet qui survive à l’exécution ». Remarquons une propriété supplémentaire de ce geste : il exige la présence des autres, il n’a lieu qu’en public.

Geste réservé, me direz-vous, geste rare, conditionné par le talent… ! Eh bien non, les amis ! Eh bien non !

Paolo Virno fait observer à juste titre que le travail s’est envirtuosé, si j’ose dire, le travail « post-fordiste », comme le nomme le penseur italien. La production des marchandises n’est plus l’essentiel du travail, du travail visible ajouterai-je, mais le travail s’est approprié les capacités intellectuelles globales [6], les capacités linguistiques, du travailleur (lesquelles déterminent notre humanité), et a converti la communication en essence de l’Action. D’où l’importance de la culture (qui n’en a que le nom) dans l’intégralité de la sphère industrielle. Que vaut aujourd’hui une entreprise incapable de communiquer, de quelle puissance effective un pouvoir politique maladroit dans la communication (la « com’ ») dispose-t-il ? Plus l’on s’élève dans la hiérarchie professionnelle et sociale, plus l’on s’abstrait du rapport à la « chose », et plus on bavarde. D’où l’inflation de la bureaucratie dans le libéralisme contemporain (qui crache sur toute bureaucratie – identifiée aux services publics, aux fonctionnaires tire-au-flanc – et reçoit au coin de l’œil le filament qu’il s’est naïvement lancé), cette constellation brouillée, métastasique, de « bullshit jobs » dont David Graeber a fait l’inventaire méritoire.

(Happiness Manager est une des récentes, réjouissantes, nouvelles étoiles, brillant désormais de tous ses feux au firmament du capitalisme sévèrement rentable.)

Société du spectacle, encore et toujours.

Que vaut un banquier qui ne « posterait » pas sur linkedin, qui ne relaierait pas les photos du dernier vernissage à Hazebroucq ? Qui ne féliciterait pas les soignants de Saint-Quentin ? S’il pouvait, rêve absolu, aller se faire photographier avec les éboueurs…

Virtuosité ! 

Conséquence de ce qui précède : le problème n’est plus de « produire » un geste virtuose, c’est d’arracher le geste à la virtuosité « servile » (Virno, Grammaire, p.74) omniprésente. L’arrachement, l’arrachage, l’extraction (comme d’une dent, d’une mauvaise herbe), prendra, chez Agamben, le tour (comme on dit du potier) de la destitution ; chez Virno, de la défection.

On vient de l’affirmer, il y a une puissance recelée dans la fuite. Il faut l’en déceler. Paolo Virno fait le récit philosophique d’un Exode inspiré de l’Ancien Testament, mais retourné à sa manière, à sa main : « (…) défection de masse hors de l’État (…) modèle d’action à part entière, capable de se mesurer aux ‘choses ultimes’ de la politique moderne » (Virno, Virtuosité et révolution, p. 132). Plus loin : « l’Exode c’est la fondation d’une République », c’est-à-dire d’une organisation non-étatique. Précisons la défection propre à l’Exode : une « soustraction entreprenante ». Virno souligne. Et poursuit, dans une tonalité heideggeriano-taoïste : « Seul celui qui s’accorde un chemin de fuite peut fonder », seul celui-là est capable, là est sa puissance, d’un « congé fondateur ».

Fuir ne signifie pas battre la campagne. Ou baguenauder. Pas que. Où le pourrions-nous, sans être rattrapés, comme à la ZAD, par les hélicoptères, les grenades, et tutti quanti (comme ne dirait pas un Italien) ? Les coquelicots poussent au bord de l’autoroute, comme Godard a pu le montrer dans un plan de ses Four Short Films. Intouchés. Virno file son allégorie : l’armée de Pharaon ne pourra jamais que distribuer quelques coups de pique aux fuyards à la traîne, aux indolents, elle ne pourra jamais, malgré ses efforts, affronter une armée qui n’existe pas, qui n’est pas même « invisible » comme le fut l’ancienne Résistance. Les fuyards ne sont pas des maquisards, ils logent dans le visible, à même le visible, dans sa surface dépliée. Dans sa nappe.

C’est ici qu’intervient l’objection de Frédéric Lordon contre la destitution, contre le geste virtuose. Objection frontale, agressive même.

III

C’est dans Vivre Sans ?, sous-titré : institution, police, travail, argent…, que Lordon émet une critique substantielle du geste virtuose inscrit dans le cadre de ce qu’il nomme : antiphilosophie. Laquelle ne renvoie bien évidemment pas à un bannissement de la philosophie mais à une philosophie critique, ambitionnant de prendre les traditions cristallisées en habitudes de pensée, en évidences noétiques (pardon), en prétendus fondements ou axiomes (surtout politiques), à rebrousse-poil. Sous le préau de cette non-école, le philosophe, et économiste de formation, range à la baguette Jacques Rancière, Alain Badiou, Giorgio Agamben. Il nous est loisible d’ajouter quelques galopins à cette marmaille déjà bien remuante, dont le groupe hirsute grossit continûment.

Lordon poursuit son propos en qualifiant le geste virtuose d’ « échappée dans l’intransitif » (p. 89), « dans et par l’esthétique » (p. 90), où « la poésie prend (…) valeur de modèle éthico-politique » (p. 91). C’est aller un peu vite en besogne si l’on comprend ce que Lordon entend par là : les antiphilosophes susnommés ont fait sécession « du côté des virtuoses, et contre la multitude » (p. 93). Ah bon ? Étonnant contresens chez ce brillant lecteur. Mais continuons à l’écouter…

Ce geste suspendu à sa médialité (cf. II), arrêté à mi-course, ce geste destitué, ce geste soustrait, défait… Quelle naïveté, s’amuse Lordon, un geste ne peut se médier, ou se médialiser, durablement, un tel geste ne peut constituer un « style » de vie, ou encore une « forme de vie » comme on dit chez Agamben (ou chez Virno que Lordon n’a pas lu, apparemment), chez Wittgenstein auparavant. Et chez tant d’autres aujourd’hui. Au Comité Invisible, par exemple. La grande parade de Lordon, la voici : tout geste institutionnalise et est a priori institutionnalisé, ou le sera a posteriori. On n’en sortira pas, de l’institution.

Dans de belles pages, proches de Dewey (que Lordon n’a pas lu apparemment, je lui avais posé la question), le philosophe renoue le geste à sa nature intrinsèquement institutionnelle : la puissance, le conatus (soit, chez Spinoza, l’être de toute chose en tant que cet être est de « persévérer dans l’être »), roule nécessairement sur « la pente de son effectuation » (p. 100), cette puissance ne doit pas être confondue avec une énergie que nous garderions en réserve, dont nous disposerions à notre gré, que nous serions libres de dépenser ou non, celée au cœur de notre être. Être, c’est s’effectuer, c’est agir. Rétention de l’être ? Une contradiction dans les termes, un oxymoron. Soit.

La multitude, coalisation plus que coalition (on aurait alors affaire au peuple dont je parlerai plus bas), des puissances individuelles, s’effectue donc à son tour, et sécrète naturellement un « pouvoir surplombant » (p. 102), lequel, devenu Geste auquel nous puisons notre puissance propre mais aussi reversons la puissance nôtre, et vice-versa, prend le tour de l’Imperium – « qui n’est donc pas l’État » s’empresse d’ajouter Lordon (p. 103). Il est dans ces conditions « absurde » d’imaginer que « la puissance du collectif (…) pourrait ne pas » (p. 104) à la manière de Bartleby, le personnage de Melville (pensé, repensé, modélisé, par les philosophes, dont Agamben). Dès lors qu’il y a groupe, collectif, multitude, l’institution prend forme, consistance, fût-ce de façon apparemment contingente, anodine : on se serre la main ainsi, on se vêt de la sorte, on mange ceci plutôt que cela, on parle avec tels mots, telle intonation, prononciation, syntaxe, etc., on désigne un tel comme responsable de ceci (de la buvette, du comité, de la Présidence, …), et les institutions s’agrègent, se modifient réciproquement, se réinstitutionnalisent, se surinstitutionnalisent, ou s’annulent, … sans que jamais le processus ne s’interrompe. « Voilà pourquoi, dans ce point de vue, l’idée de destitution, en son sens fort, le sens d’Agamben, est absurde » (p. 109). L’institution est de fait le « mode d’être du collectif » (p. 107).

Mais… Qui a dit le contraire ? Fuir, selon les « lignes de fuite sinusoïdales » (Virno, Virtuosité, p. 141) de l’Exode, ce n’est pas, ô grand jamais, « vivre sans » ! Le geste virtuose, j’en arrive au contresens de Lordon, ne fait pas sécession entre les stylites virtuoses et la multitude maladroite empesée dans ses gestes partiels mais pas médiaux. Virno le montre sans ambiguïté, et on l’a vu : le problème n’est pas de conquérir une virtuosité élitaire dans des interzones flottant comme des bulles ou des archipels silencieux, mélodiques, entre deux autoroutes bruyantes, la virtuosité est répandue aujourd’hui, elle se confond avec la sphère globale du travail, elle le requalifie depuis vingt ans au bas mot. Elle modalise par conséquent le geste de la multitude même, loin de se réserver à une supposée aristocratie philosophico-artistique.

Ce geste a pu d’ailleurs se rendre visible dans sa virtuosité chez les Gilets Jaunes. Fixation la semaine aux ronds-points, déferlement ponctuel même si répétitif, lancinant, le week-end dans la ville, de là sac et ressac aux points urbains stratégiques, sans mot d’ordre véritable, sans macro-slogan : simplement l’exercice du langage comme visibilisation de qui parle, comme passage à l’existence des non-vus, des non-écoutés, de ceux qui n’ont pas encore pénétré complètement le champ du geste virtuose mais ont compris intuitivement que c’est là qu’on existe désormais.

Et haine, mépris, incompréhension de l’État en réponse, des citoyens qui en vivent, en pensent : eux voudraient du peuple, soit la multitude coagulée, pacifiée, étourdie, épinglée dans une forme macroscopique symétrisée, celle du troupeau obéissant au pasteur et à ses chiens, et c’est au contraire la multitude, ensemble de points virevoltants, sans cesses reconfigurés, infiniment mobiles (des formes de vie, rien de plus, rien de moins), qui déferle et ne dit que la puissance de dire [7] !

En plus, des points indiscernables (des pixels jaunes) mais en même temps singuliers (y a aussi de l’avocat, du prof, du chanteur, du danseur, du chef d’entreprise, … sous le pixel) !

Même si la virtuosité empreint le geste laborieux, l’idée d’une visée demeure. La productivité, le rendement, la plus-value, la croissance, … tout ce qu’ « on » veut.

Réintroduisons du jeu dans cette virtuosité « servile » – pour reprendre Virno. Du jeu au double sens – une vacance ; une occupation intense, inventive, imaginaire, du temps.

Le meilleur des professeurs, pas seulement celui qui passionne la classe, mais celui qui, surtout, enseigne, joue. Il dessaisit le geste de sa visée, il le médialise, et par là déborde le but, à savoir le Programme, tout en l’incluant dans son jeu (il faut bien que les élèves aient le bac, comme tout le monde) : il entraîne ses élèves à penser – à critiquer, à déconstruire les concepts usagés, usés (complotisme, populisme, …) sans nécessairement nommer ces derniers, il les entraîne à questionner l’inquestionnable (la démocratie, ouh !), à examiner tout ce qui passe pour autorité, etc. Il les muscle autrement dit.

Et leur fait confiance pour l’usage ultérieur du corps ainsi musclé, pour sa gestique, pendant le match. 

J’admire la ZAD et toutes ses modalités – usines, entreprises, autogérées, éducation populaire, associations d’aide aux pauvres, aux migrants… Zones À Défendre ! Manifestations. Fêtes. Etc. De partout ça grouille aujourd’hui, partout ça fait multitude.

Paolo Virno imagine des soviets, des conseils, des ligues, comme lignes de partage de l’Exode...

En réponse à Lordon, destituer n’est que le moment de libération du geste partiel, mal institué (institutionnalisé), pour le corriger, l’élargir, le renouveler. La fuite, nous l’avons vu au avec Virno, est fondatrice. On n’institue, et n’institutionnalise, qu’à destituer sans cesse, qu’à en être capable du moins. Qu’à être multiples. La pente de la puissance c’est aussi de bifurquer, de rouler vers des cieux, des paysages, plus sains, plus vivants. De glisser sur la plaque de goudron pour germer sur le coin de terre grasse.

Nous y sommes certainement déjà, à cette bifurcation, à ce glissement. Mais.

Sur ce point, je dois avouer rejoindre Lordon (et tant d’autres, là aussi, de plus en plus nombreux) : je ne suis pas sûr que l’État et ses affidés (de la Phynance, mais aussi de la citoyenneté docile) se laisseront faire. Ils n’ont jamais été aussi intransigeants, et sur leurs gardes, qu’aujourd’hui où tout un chacun sent sous la plante des pieds les vibrations, l’ébranlement sismique, tectonique, de l’ « Ancien Monde » qui dévisse, se craquelle, et va bientôt (un bientôt géologique, ça peut durer longtemps) quitter le continent, fragmenter la Pangée qu’on croyait insécable. On regardera à la jumelle les fameuses 300 personnes continuer de jouer au Monopoly (façon wargame) sur leur rocher. Ça bardera pour les perdants ! Qui sera le propriétaire du dernier palmier ? Qui devra tondre le gazon, ramasser les balles, etc. ?

Avant ces temps bénits, je baguenaude (je fuis) sur une « Voie Moyenne », pour parler comme Gautama. Entre l’ascèse guerrière et la lâcheté civile grégaire.

Quelques articles de mon « catéchisme » personnel, ou de mon bréviaire :

  • Préserver le déjà-là (ce que Virno appelle : révolution conservatrice) que le communisme, entre autres, nous a légué : Sécurité Sociale, Retraite, etc. Bernard Friot est le grand Notaire (au sens noble) de cet héritage – lequel détient une authentique puissance d’avenir.
  • Multiplier les soviets, les conseils, les ligues : instants joyeux de communisme, ou de « commun », réel, non étatisé, dans des associations, dans l’art populaire ou savant, au boulot, avec les amis, les voisins, les inconnus, sur internet, … Détruire ce faisant la « naturalité » apparente du fonctionnement capitaliste. Le désabsolutiser, l’historiciser : c’est une forme historique, donc, comme tout être historique, il mourra. Susciter de nouvelles évidences (comme aujourd’hui l’écologie). Préparer une nouvelle hégémonie culturelle (Gramsci) – elle émerge, il faut la renforcer, la consolider.
  •  
  • Enseigner. Simone Weil, dans un texte que tout enseignant (au sens le plus large, non exclusivement professoral) devrait avoir métabolisé, Réflexions sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu, met l’attention au centre de la vie humaine, non seulement comme capacité mnésique, mais aussi comme disposition générale de l’existence (voire de la prière comme disponibilité à Dieu). L’attention « consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet (…) ». Cette disponibilité est la même que celle que nous pouvons accorder à autrui, au pauvre en particulier. Et donc, finit Simone Weil, un problème de géométrie, de version latine, auquel nous avons porté comme il faut notre attention, même si nous avons raté l’exercice, même si nous avons séché sur la difficulté, nous permettra plus tard de venir au secours de celui qui en a bien besoin. Enseigner l’attention aux élèves (c’est-à-dire à tous ceux qui nous écouteront), la transmettre : c’est elle qui jouera entre le geste et le programme, qui rendra le geste virtuose. Fera de la classe une multitude. Fondera la spontanéité éthique.
  • Être attentif, donc, comme un enfant qui joue. L’enfant n’est pas distrait, c’est l’adulte qui se dope à la distraction. Les mass-media lui remplissent complaisamment la seringue. Résister à l’écran. À la maison comme à l’école. Privilégier la lecture et tous les « instruments » susceptibles de fortifier l’attention. Sans sévérité, dans la recherche du plaisir.
  • Peupler son Monde, l’agrandir, l’affiner. Cultiver sa vie intérieure (même si l’expression est galvaudée, mais il ne faut pas la céder au « développement personnel »). La philosophie n’y suffit pas. Nous avons besoin d’une métanoïa, comme dit Platon, d’une révolution intérieure, d’un dessaisissement non conceptuel. D’une destitution interne. Nous avons besoin du sacré, ou du religieux au sens de Schleiermacher : ne pas nous arrêter aux choses finies, les profiler dans un horizon qui les dépasse. Ce sacré peut bien évidemment (et devra à terme) être athée.
    Catéchisme temporaire, minimal au sens de Tristan Garcia [8].

Le capitalisme (employons ce mot commode) s’effondrera, quand il ne recevra plus d’adhésion psychique, quand il ne sera plus objet de désir, de foi, d’adoration, comme il l’est encore, « religion sans culte » comme l’écrivait Walter Benjamin. Combattons cette superstition par le geste virtuose et ses modalités, et la cathédrale s’écroulera toute seule, bouffée par les mites, elle s’affaissera sous son propre poids.

Nous éviterons peut-être, ainsi, la gigantomachie. Le Grand Soir. Les derniers zélotes de la Phynance errant dans les rues joyeuses avec de drôles d’yeux éblouis.

Sébastien Hoët

[3Depuis le temps de la rédaction de cet article, Paolo Virno a publié deux ouvrages : Avoir et De l’impuissance. Moins tendus, moins ouvertement politiques que ceux que je cite ici, plus redondants, mais anthropologiquement intéressants.

[4Paolo Virno, Virtuosité et Révolution in Miracle, Virtuosité et « Déjà vu », L’Éclat, p. 135.

[5Récemment adapté au cinéma.

[6Il s’agit ici de reprendre les analyses du General Intellect de Marx dans les Grundrisse et de les réactualiser.

[7Et Badiou de communier malgré lui avec l’État, en reprochant aux Gilets Jaunes de ne pas s’organiser. De même, Jean-Claude Milner dans La Destitution du peuple. Où ces penseurs ont atteint leurs limites paradigmatiques dans leur tentative d’enregistrer philosophiquement le Réel.

[8Cf. son récent Laisser être et rendre puissant au Seuil et son entretien sur lundimatin.

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