D’un extrême à l’autre

Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#362, le 5 décembre 2022

Dimanche 20 novembre 2022, deux événements ont marqué l’actualité, deux événements que rien ne raccordait sinon la tranchante antinomie qu’ils mettent en lumière, comme par hasard.

Ce fut d’une part le jour d’ouverture de la coupe du monde de football 2022 au Qatar, cette comédie d’une obscénité sans fond.

Ce fut d’autre part le jour de l’annonce du décès de Jean-Marie Straub, l’auteur, avec sa compagne Danièle Huillet, d’une œuvre cinématographique dont la singularité éthique et artistique est sans commune mesure avec ce que le mot « cinéma » véhicule dans l’imaginaire capitaliste.

D’un côté de la balance, le mondial au Qatar, une comédie obscène, donc, celle du mondialisme capitaliste, à savoir 200 milliards de dollars consacrés à la jouissance narcissique des rentiers du gaz et des constructeurs de stades inutiles, les uns et les autres souverainement esclavagistes.

De l’autre côté de la balance, la disparition de Jean-Marie Straub, le saint homme du cinéma contemporain qui, d’un regard, pouvait réduire la grasse vanité des maîtres du monde en un tas d’os pourris.

Aussi, quelle étrange, quelle merveilleuse coïncidence en ce dimanche 20 novembre 2022 ! Comme si tout était dit. Du moins pour ceux qui savent.

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Les stars du football professionnel n’en font décidément pas partie, de ceux qui savent. Après avoir exprimé quelques velléités de manifester publiquement, lors de cette coupe du monde, un soupçon de contestation, comme le fait de porter un timide brassard aux couleurs arc-en-ciel, ils sont rapidement rentrés dans l’ordre, la FIFA, l’instance mafieuse du football mondial, ayant expliqué à ses ouailles que la politique devait rester en dehors des stades, c’est-à-dire dans les bureaux de la FIFA, voire dans les salons de l’Elysée.

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Le 23 novembre 2010, Michel Platini était invité à déjeuner à l’Elysée. Il y retrouvait le président en exercice, Nicolas Sarkozy, l’émir du Qatar, Tamin ben Hamad Al Thani, accompagné de son premier ministre, ainsi, semble-t-il, que Claude Guéant. L’enjeu était d’échanger, de manière informelle, sur la pluie et le beau temps. Certains disent qu’il fut aussi question de l’organisation de la coupe du monde 2022 : si seulement Platini pouvait militer en faveur du Qatar et convaincre ses amis au sein de l’instance dirigeante du football mondial, alors, dans le cadre d’un échange de bons procédés, le Qatar pourrait racheter le Paris Saint-Germain, détenu par Sébastien Bazin, président du groupe Accor et ami de Nicolas Sarkozy, qui ne parvenait pas à redresser les finances du club et y perdait beaucoup d’argent… Et puis, à l’horizon, le groupe Accord et le Qatar pourraient faire ensemble quelques autres affaires… Bref, l’Elysée aurait abrité, aux frais du contribuable, une sorte de déjeuner privé entre amis, le 23 novembre 2010.

Un petit mois auparavant, souvenez-vous, le 22 octobre 2010, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait rejeté la demande d’annulation de l’intégrité de la procédure judiciaire visant les inculpés de Tarnac. La justice française n’entendait pas lâcher prise : elle tenait entre ses mains un groupe de dangereux « terroristes » potentiels, et il ne s’agissait pas de léser l’intérêt public. Il est vrai que des militants « anarcho-autonomes » avaient osé charger la police à Vichy, le 3 novembre 2008, lors d’une réunion des ministres de l’intérieur de l’UE consacrée à l’immigration. Moins d’une dizaine de jours plus tard, le 11 novembre 2008, les ministres européens prenaient leur revanche : la police anti-terroriste arrêtait, à Tarnac, les membres d’un dangereux groupuscule d’extrême-gauche.

Michèle Alliot-Marie, la ministre de la police qui s’était félicitée de l’arrestation du « groupe de Tarnac » n’était pas au déjeuner du 23 novembre 2010. Mais à en croire un article paru sur le site du Mondafrique le 31 octobre 2015, elle ne devait pas être bien loin… Jacques Marie Bourget y expliquait en effet que la ministre du président Sarkozy, devenue depuis garde des sceaux, était une groupie du Qatar. Je reproduis l’article in extenso, car il vaut son pesant d’or :

« En décembre c’est encore le plein été à Doha, des beaux jours ces 5 et 6 du mois de Noël, en 2013. Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux d’un Nicolas Sarkozy qui a sous-traité sa politique proche orientale au Qatar, débarque au pays des pêcheurs de perles. Michèle peut donc porter robes à fleurs et soie légère. Elle s’en vient ici pour rétablir l’ordre après le chaos semé sur place par les délirantes promesses de la ministre qui l’a précédée place Vendôme, l’incroyable Rachida Dati. Se comportant comme la propriétaire de son administration, et pourquoi pas comme la reine de France, Rachida qui, à titre privé, fais d’incessantes navettes entre Paris et Doha, a tout promis à l’émir, par exemple la création d’une annexe de l’Ecole de la Magistrature, institution historique qui fait la gloire de Bordeaux. Avec Rachida, la Qatar va devenir une annexe du palais de justice de Paris, et plein de projets de la même eau. Tant pis si le droit est inconnu au Qatar, pays de dictature. Comme la blague est allée trop loin, Sarkozy a été obligé de siffler la fin de la récré. A MAM de représenter la sagesse. Avec ce sourire qui lui vient en rictus dès qu’elle aperçoit un dictateur dans son champ de vision, MAM rassure l’émir un peu affolé par les effets de jupon de Rachida. Alliot-Marie rassure Doha, le Qatar est bien un pays de rêve que le gouvernement français adore. Mais de là à former des magistrats sur la bonne façon d’appliquer la charia, il y a un pas que même Sarko ne peut franchir. On s’embrasse, on s’aime, mais plutôt que de partir dans un droit impossible, en connivence, on décide de rester dans le tordu. Pour sceller la nouvelle entente, pas rancunier de passer de Rachida à Michèle, Ali Bin Fetais Al-Marri ministre de la « Justice » et procureur offre un magnifique sabre à la fille de Saint Jean-de-Luz. Un sabre au poil. Et tranchant. Qui pourrait remplacer la guillotine en cas d’urgence. Rien que l’étui de bois précieux vaut une fortune. Et la poignée du sabre, et son fourreau son incrustés de pierres. Pour MAM, ce sabre semble être le plus beau jour de sa vie. Bizarrement, si la ministre à bien reçu ce royal cadeau, rien n’indique que, selon la règle, elle l’a laissé en partant dans les trésors de la place Vendôme. Sûrement une étourderie. MAM a besoin de se concentrer, en amie de Ben Ali elle se prépare à mobiliser toute son énergie pour défendre son ami de Carthage, bientôt dans la tourmente du « printemps ». Le Qatar étant le nid de la fidélité politique, même jetée aux orties de l’Europe, à Bruxelles, MAM reste une amie. En mai 2013, accompagnée de POM, son compagnon mais aussi de Patrick Balkany, d’Eric Woerth, de Malek Bouthi et d’Enrico Macias, la dame au sabre est ici au clair. Et jamais ingrate, la MAM. Ainsi en janvier 2015, qui dépose en cachette un gentil amendement devant le Parlement européen ? C’est MAM. Et elle a bien raison, voilà que des députés européens, très mal élevés, ont décidé de dénoncer le Qatar et autres pays du Golfe, et l’Arabie Saoudite comme des Etats qui ne respectent pas les Droits de l’homme. Heureusement qu’avec son sabre MAM est le grognard qui veille sur la réputation du Qatar. Après cela d’aucun s’étonnent que les français se méfient des politiciens ! On se demande pourquoi ? [1] »

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Plus de 200 milliards de dollars : c’est le budget que le Qatar a donc consacré à l’organisation de cette coupe du monde 2022. Le sabre serti de diamants qu’a reçu Michèle Alliot-Marie en 2013 est donc bien une pacotille sans conséquence, de même que le rachat du Paris Saint-Germain pour la modique somme de 70 millions d’euros.

Pour donner une idée des sommes engagées pour cette récréation footballistique de 4 semaines, indiquons que le budget d’un Etat comme l’Ethiopie, dont la population avoisine les 120 millions d’habitants, est d’à peine plus de 15 milliards de dollars.

En regard, le Qatar est un petit pays de trois millions d’habitants, composé de deux millions sept cent mille travailleurs étrangers corvéables à merci (90% de la population) et de trois cent mille nationaux qataris (10% de la population), sorte d’enfants gâtés.

Mais s’ils ont tant d’argent à dépenser, au Qatar, comment se fait-il qu’ils traitent si mal les travailleurs étrangers ? La réponse est simple : l’argent sert à exploiter les pauvres, non à les rémunérer.

Mais alors pourquoi ces monarchies pétrolières et gazières sont-elles les alliés des démocraties occidentales depuis un siècle ? La réponse est simple : le capitalisme mondialisé est esclavagiste dans l’âme.

Straub, au sujet du cinéma capitaliste, résumait tout cela d’une formule : « Goebbels a gagné la guerre ». Et à suivre certains, le choix de la ville de Vichy, pour abriter en novembre 2008 une réunion des ministres de la police relative à l’immigration, n’était pas sans rapport avec une certaine conception du cinéma.

Quoi qu’il en soit, le jour de l’ouverture de cette coupe du monde de la honte, le saint homme a donc tiré sa révérence. Comme pour ne pas voir ça.

Adieu, Jean-Marie Straub.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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