Un rejet lapidaire. Un déplacement vers l’hôpital. Un pays d’avant-gardes politiques - sans société.
Italie : 9 février 2023. Par l’intermédiaire du ministre de la Justice Carlo Nordio, l’exécutif fait savoir qu’Alfredo Cospito restera sous le régime de détention 41 bis [1]. 11 février 2023. En plus de la nourriture, Cospito refuse également de prendre des compléments alimentaires. Au 115e jour de sa grève de la faim, il reçoit l’ordre d’être transféré de la prison de l’Opéra de Milan au service de médecine pénitentiaire de l’hôpital San Paolo.
Depuis octobre 2022 plusieurs acteurs du mouvement politique militant italien tentent de briser le mur du silence institutionnel imposé par l’exécutif, contre la perpétuité et le 41 bis. Manifestations, rassemblements, occupations [2] contre la prison et le régime de haute sécurité ont eu lieu [3]. Sauver la vie de Cospito. Mais qui est derrière nous ? Quel est le mur contre lequel nous faisons pression ? Et qui fait pression à nos côtés ?
L’histoire d’Alfredo Cospito a déjà été racontée dans les colonnes de lundimatin. C’est l’histoire d’un anarchiste condamné pour avoir tiré dans la jambe de Roberto Adinolfi, administrateur d’Ansaldo Nucleare. Cospito est en prison depuis 2013 dans les pavillons de haute sécurité de la prison de Sassari ; à la suite d’une deuxième condamnation reçue pendant sa détention, il a été condamné à la perpétuité incompressible pour massacre aggravé. Pour cela, il a été placé sous le régime dit du 41 bis. Cette deuxième condamnation fait suite à l’accusation d’avoir déposé deux colis piégés devant la caserne des Carabiniers de Fossano, colis qui n’avaient aucune intention de tuer ou de blesser qui que ce soit et qui n’ont de fait tué ou blessé personne. Il sera néanmoins condamné pour massacre aggravé. Le procès est juridique, mais la condamnation est entièrement politique. Depuis le 22 octobre 2022, Cospito a entamé une grève de la faim pour lutter contre les institutions judiciaires de la perpétuité et du 41 bis. Depuis ce jour, de l’extérieur, nous essayons de forcer et de briser la barrière d’un exécutif de plus en plus dur et intransigeant. Mais si nous essayons de briser le silence, avec qui le faisons-nous ?
En effet, le régime 41 bis témoigne d’un chapitre de l’histoire italienne : il témoigne de la manière dont l’État a tenté de régler ses comptes avec les insurrections des années 70 et 80. Il dérive d’un article du code pénitentiaire rédigé dans les années où deux urgences secouaient la société : l’urgence du "terrorisme politique" et l’urgence de la "mafia et du crime organisé". Laissons de côté les phénomènes ici mentionnés ; nous pourrons leur consacrer du temps et de l’espace ailleurs. Mais de quoi nous parlent les mesures d’urgence survenues dans les années 1970 et 1980 ? L’expérience du mouvement révolutionnaire italien dans les années 1970 marque le déclenchement d’une accélération historique : l’autonomie ouvrière ; la lutte armée. Or, c’est à la suite de l’émergence de ce dernier phénomène que, d’après Maria Rita Prette [4], se produit un durcissement progressif des politiques pénitentiaires. Au sommet de ce processus, la création du 41 bis [5], officialisée en 1986, dans le but de priver les détenus de tout droit - et donc de toute identité - en les reléguant à l’isolement carcéral.
749 personnes sont aujourd’hui condamnées à cet "interminable limbe en attente de la mort", comme l’écrit Alfredo Cospito. Une institution étatique qui torture et détient des personnes en les confiant à des forces spéciales formées pour gérer les urgences. Tel est le cas du GOM (Gruppo Operativo Mobile), le détachement de police qui a pour mission de s’occuper des détenus du 41 bis [6]. Pourtant, comme le rappelle Flavio Rossi Albertini, l’avocat de Cospito, le 41 bis s’est avéré totalement inefficace dans la lutte contre les mafias : interdire par l’isolement les relations avec le monde extérieur n’a en rien modifié ni la structure ni l’organisation des organisations mafieuses criminelles. Il est donc resté, d’après les faits, une mesure stratégiquement inefficace, qui ne conserve son pouvoir que dans un mécanisme de dissuasion préventive. Au final, le droit d’ « urgence » s’est légitimé de facto en tant que droit d’exception juridique.
Telle est la manière dont l’État italien a tenté de faire table rase du passé inconfortable des insurrections du XXe siècle : "urgence mafia", "urgence terrorisme", un essaim complexe de facteurs distincts et distants, refoulés et cachés dans les cellules d’isolement des prisons. Par ailleurs, comme le rappelle Prette [7], le mécanisme de "récompense" qui sous-tend la "pédagogie carcérale" est porté à son paroxysme dans le 41 bis : soit les prisonniers coopèrent, soit ils sont condamnés à l’agonie d’une mort lente et solitaire. Et Prette en conclut que cela "mine tout droit de se défendre".
Je crois que l’utilisation et la vulgarisation de ces mots - tels que mafioso, terroriste, criminel - ont quelque peu engourdi les consciences des personnes vivant dans nos pays démocratiques et je ne suis donc pas très optimiste. Pour une institution [la prison] qui, au cours de l’année dernière, a compté 203 décès et 84 suicides, et qui, entre 2009 et 2020, a déjà laissé mourir au moins quatre détenus de grèves de la faim, sans même compter les nombreux décès en 41 bis, ces considérations n’ont aucun sens. J’espère qu’elles en ont pour ceux/celles qui n’ont pas renoncé à remettre en question le monde dans lequel ils/elles vivent (transcrit d’un entretien réalisé avec Maria Rita Prette [8]).
Le contrecoup de cette histoire se déploie sous forme de problème. Qui peut lutter contre la prison en Italie, dans une société qui s’est enfoncée au fil du temps dans un profond désarroi idéologique, politique, culturel et existentiel ? Il s’agit de se photographier de l’extérieur et de constater que - en Italie plus qu’ailleurs - nous sommes en train de faire face à une profonde crise. Quels rapports de force serons-nous capables de négocier, comment, pour quoi et avec qui, restent les questions fondamentales que nous tenons entre nos mains.
Une audition en cassation pour Alfredo Cospito est attendue le 24 février. Aujourd’hui, 19 février 2023, il est à son 123e jour de grève de la faim.