Emilio Scalzo, la tête haute mais les poings liés

Criminalisation de la solidarité aux frontières

paru dans lundimatin#309, le 18 octobre 2021

Emilio Scalzo, militant historique de la lutte « No TAV » et symbole de l’aide aux migrants à la frontière franco-italienne, a été arrêté le 15 septembre dernier à Bussoleno, en exécution d’un mandat d’arrêt européen émis par les autorités françaises. Il aurait agressé un C.R.S. au cours d’une manifestation transfrontalière en mai dernier, et encourt jusqu’à sept ans d’emprisonnement.

VAL DI SUSA, octobre 2021

Il est à peine 10h30 à Bussoleno, aimable petite commune piémontaise située à mi-chemin entre Turin et la frontière franco-italienne, mais il flotte déjà dans l’air comme un vent d’agitation. À quelques encablures de la gare, le domicile d’Emilio Scalzo, assigné à résidence suite à son arrestation le 15 septembre dernier, est devenu le théâtre d’une résistance sourde. Inconnu en France, ce poissonnier italien de 66 ans est depuis vingt ans l’une des figures emblématiques du mouvement No TAV, né en opposition à la construction d’une ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin. Taxé « d’infatigable » par le procureur de la République de Turin en personne, il apporte par ailleurs une aide concrète aux migrants dans la région, dernière étape, après la tristement célèbre « route des Balkans », avant d’arriver en France.

Une vingtaine de sympathisants ont installé un barnum sur le trottoir. Sur la clôture, les banderoles « Emilio a Casa » et « Extradition Rebellion » annoncent la couleur. Comme elles les sourires sont francs, les poignées de main, fermes. On est ici en famille, de celles qui parlent fort et ne courbent pas souvent le dos. Pour la saluer, Emilio doit se contenter de passer une tête à travers le portail. Dans l’attente de l’examen du mandat d’arrêt européen émis par la France dont il fait l’objet, il lui est interdit de quitter son domicile. Les faits qui lui sont reprochés remontent au mois de mai dernier, lors d’une manifestation transfrontalière organisée suite à l’évacuation d’une maison cantonnière à Clavière, qui portait assistance aux migrants. Emilio raconte avoir d’abord été pris à parti par des CRS alors qu’il se massait le genou, seul sur un banc en retrait du cortège… avant de riposter. Il encourt 7 ans de prison et 100 000 euros d’amende, pour violence aggravée sur personne détentrice de l’autorité publique.

Affaire courante, diront certains. Dans les montagnes du val de Suse, le « cas Scalzo » a une autre résonnance. Il vient remuer les plaies encore vives liées à la récente condamnation de Mimmo Lucano, ancien maire du village calabrais de Riace et figure internationale de l’accueil des migrants, condamné en septembre dernier à 13 ans de prison pour sur une vingtaine de chefs d’accusation, principalement des irrégularités administratives directement liées à son soutien aux migrants (on lui reproche, entre autres, d’avoir organisé des mariages en faveur de femmes déboutées du droit d’asile, et d’avoir attribué des marchés sans appel d’offre à des coopératives de migrants, ndlr). Dans un contexte électoral particulièrement tendu sur les questions migratoires, Emilio Scalzo serait-il le prochain homme à abattre ? « « Ce qui dérange chez lui, c’est qu’il soit solidaire de la situation des migrants, et qu’il lutte contre ces règles souvent inhumaines qui encadrent le séjour sur le territoire français. (…) Ça vient forcément colorer politiquement le dossier, surtout à l’approche des élections, analyse Me. Matteo Bonaglia, avocat au Barreau de Paris. Il est fort probable que, sous prétexte de le poursuivre pour des violences qu’il aurait commises sur un C.R.S., ils ne le ciblent aussi, en réalité, pour ses activités militantes et de solidarité à la frontière. Nous verrons bien ce qu’il en est. »

Depuis son balcon de Bussoleno, qui semble bomber le torse face aux Alpes italiennes, Emilio, le regard lointain, prend son mal en patience. « Je ne suis pas un héros, juste quelqu’un qui défend ses idées bec et ongles. Je ne veux faire violence à personne, mais je ne veux pas non plus la subir ». La violence, Emilio a cherché à la fuir toute sa vie. Avant lui, c’est d’abord son père qui lui tourne le dos quand, victime d’une escroquerie, il quitte la Sicile pour s’installer dans le nord de l’Italie, en 1968. « C’était ça ou le crime d’honneur. À l’époque, c’était comme ça. Heureusement, ma grand-mère a réussi à le convaincre. » Quand la famille arrive dans le val de Suse, la région est en pleine mutation économique grâce à l’essor du tourisme alpin. Une opportunité dont va rapidement se saisir la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise. Dans le cadre de la loi de « séjour obligé », un dispositif qui vise à éloigner les mafieux de leurs territoires d’action, l’un des pontes de l’organisation, Rocco Lo Presti, est envoyé à Bardonnechia. Aux côtés de la famille Mazzaferro, il développe un véritable empire et prend la main sur tous les secteurs publics, infiltrant jusqu’au conseil municipal. À l’époque, Emilio est encore un adolescent. Ses deux frères ainés, tout juste plus âgés, tombent rapidement dans le crime organisé. Lui refuse. « Ils se moquaient de moi : regarde cet abruti, encore à travailler à la boucherie. Pourquoi tu veux jouer au Saint-Bernard, alors que nous sommes tous des loups ? Je leur ai répondu : c’est ma nature, et c’est comme ça  », raconte-t-il fièrement.

Quand son frère Pino se repentit, Emilio, désormais marié et père de famille, a la possibilité d’intégrer le programme de protection des témoins. Sa femme, Marinella, refuse, réclamant pour les siens le droit à une existence normale. Elle ne le sait pas encore, mais sa vie va pourtant bientôt basculer, en même temps que celle d’Emilio.

LA RENCONTRE NO TAV

Outre sa femme et sa fille, « les amours[s] de [s]a vie », Emilio a deux passions : la boxe, qu’il abandonne rapidement suite à une blessure, et le football, qu’il a longtemps pratiqué au sein de l’équipe des vétérans du Piémont. Après avoir disputé un match face à l’équipe Nationale des Parlementaires, la troisième mi-temps se passe au restaurant. Déjà près de 15 ans que le projet de construction de la TAV entre Lyon et Turin agite la vallée. Disproportion des investissements sur la ligne par rapport à son utilisation réelle, répercussions sur les finances publiques, présence d’amiante et d’uranium dans la zone de travaux, dommages environnementaux… Les points de frictions sont nombreux. Emilio, sans être engagé auprès des opposants au projet, sait « comme tout le monde », que le val de Suse est une mine uranifère. Il s’en inquiète auprès des parlementaires, « très au fait des problèmes de cette montagne ». « Ils m’ont répondu en substance qu’à deux ans des jeux Olympiques de Turin, ce n’était pas le moment de parler de pollution. C’est là que j’ai compris comment les politiciens résolvaient les problèmes : ils n’en parlent pas. » C’était en 2004. Ce soir-là, Emilio troque la casquette du sympathisant contre celle du militant. Dire qu’il s’engage dans le mouvement serait un euphémisme : il s’y jette à corps perdu. Se rend aux assemblées, épluche les rapports des ingénieurs, participe aux blocages des camions. « Jusqu’à ce jour, je pensais faire le bien simplement en ayant refusé de faire le mal, dit-il. J’ai réalisé que c’est ce que le système attendait de moi : m’occuper de ma petite vie, de mon travail, ma famille. Cette conversation m’a fait ouvrir les yeux.  » 

Très vite, l’ancien boucher, devenu poissonnier, trouve dans cette communauté une famille de substitution - lui qui a perdu six de ses neufs frères et sœurs à cause de la drogue. « J’ai beaucoup donné au mouvement, mais j’ai reçu mille fois plus », analyse-t-il aujourd’hui, dans un long entretien accordé à Chiara Sasso, qui en a tiré un livre, A Testa Alta (La tête haute, ndlr). Au fil des ans, Emilio parcourt l’Europe, rencontre des activistes de l’environnement, fait converger sa lutte avec le mouvement No Muos, la Zad de Notre-Dame-des-Landes ou celle de Mondeggi. « Les rencontres et les situations vous ouvrent l’esprit. Ma posture un peu gasconne m’a permis de devenir ami avec tout le monde, surtout avec des gars un peu surpris de tomber sur un vieux briscard comme moi  », s’amuse-t-il.

Ses talents d’orateurs ne sont toutefois pas du goût de tous. Après une manifestation à Rome au cours de laquelle il fait une intervention remarquée, la DIGOS (Divisione Investigazioni Generali e Operazioni Speciali, ndlr) le place sous la coupe d’une « mesure de précaution » : interdiction de quitter la commune entre 7h et 19h, et assignation à résidence le reste du temps. Durant 40 jours, sa femme reprend, en plus de son propre travail, son activité de poissonnier. « La police sonnait quatre fois par nuit à la porte pour vérifier si j’étais bien là. À ce stade ce n’est plus du contrôle, c’est du harcèlement Cette pression psychologique, c’était aussi pour la détruire elle », pense-t-il. Un matin, elle lui fait passer un intriguant message : « j’ai croisé les carabiniers, ils veulent te voir à la caserne de Suse ». Ils sont quatre, raconte-t-il, à l’y attendre dans un bureau dont la porte a précautionneusement été laissée ouverte : le lieutenant-colonel, deux carabiniers et un CRS. S’en suit, à sa demande, une conversation « d’homme à homme ». Emilio comprend qu’il a l’opportunité de rencontrer une justice clémente pour les quelques procès à venir, s’il accepte de se montrer plus discret. « Ce n’était rien de plus qu’un marché. Je me suis revu il y a des années, attablé avec mes frères et les mafieux. Je leur ai dit que je n’avais rien à négocier, et je suis parti. »

Si Emilio et Marinella refusent de courber l’échine, d’autres prennent peut-être, à l’époque, l’avertissement plus au sérieux. « Plein de gens auraient aimé en faire autant, mais ils n’osaient pas. Ceux qui travaillaient dans le secteur public par exemple avaient peur d’être transférés ailleurs, loin de chez eux », estime Emilio.

BIENFAITEUR OU CRIMINEL ?

Pourquoi une telle obstination à faire taire Emilio ? « C’est un homme qui aurait pu devenir un mafioso comme ses frères, mais qui a pris la décision de défendre l’environnement, la santé publique, de se battre pour que l’argent de l’État ne soit pas gaspillé dans un projet inutile. Ce genre de personnalité, c’est toujours un problème, pour la police comme le ministère », avance Davide Rostan, pasteur à Bobbio Pellice et militant. Comme une centaine de personnes, Davide a fait samedi 9 octobre le déplacement jusqu’à Avigliana, près de Turin, où se tenait un rassemblement en soutien à Emilio et Mimmo Lucano. Alberto Perino, l’un des leaders historiques du mouvement No TAV, enfonce le clou. « Nous avons tous été étonnés qu’après une semaine de prison, les autorités l’assignent finalement à résidence. Vous savez pourquoi ? Parce que la direction de la prison a eu peur. Emilio, dans l’aile des nouveaux arrivants, créait de la solidarité : avec sa folle énergie communicative, il répandait le message qu’il faut être là l’un pour l’autre, pas l’un contre l’autre. Et beaucoup, parmi les détenus, lui accordaient du crédit.  »

Un message que le maire d’Avigliana, Andrea Archinà, n’a pas manqué de faire passer à son tour, fustigeant au passage un État « qui laisse les citoyens prendre soin des migrants (…) et ensuite les punit avec des condamnations insensées ». Car depuis quelques années, une autre bataille fait rage entre les No TAV et les gouvernements français comme transalpin : celle de la solidarité envers les migrants. Quand la région devient un point de passage privilégié pour rejoindre la France, en 2017, le mouvement se coordonne aussitôt pour leur venir en aide. « On n’a pas hésité une seconde », se souvient Emilio. Il y a d’abord les distributions alimentaires et de vêtements, puis des lieux dédiés à l’accueil et à l’information ouvrent leurs portes – avant de refermer aussitôt, au gré des décisions juridiques. D’abord passive, la résistance, en réponse à l’inaction des gouvernements, devient rapidement active : les plus aguerris aux montagnes tracent eux-mêmes des itinéraires « sûrs », d’autres assurent directement les convois en voiture. En quatre ans, ils ont porté secours, et portent toujours secours, à des milliers de personnes venues chercher un avenir meilleur en Europe.

À quel prix ? Dans l’ombre des grands procès médiatiques comme celui des « 7 de Briançon », relaxés le 9 septembre dernier ou de Cédric Herrou, des militants anonymes comme Emilio Scalzo, mais aussi Lorena Fornasir et Gian Andrea Franchi, récemment mis en examen pour « aide à l’immigration illégale », sont chaque jour harcelés par les autorités policières et juridiques de leurs gouvernements.

Une fois n’est pas coutume, l’ancien boxeur a été renvoyé dans les cordes : à Avigliana, où il souhaitait tant venir rendre hommage à Mimmo Lucano, Emilio brille par son absence. Peut-être l’unique occasion pour ses proches de saluer publiquement son engagement. « Parmi les héros qui ont œuvré à la frontière, il y a Emilio. Emilio Scalzo, la personne la plus honnête, généreuse, altruiste et serviable que j’ai jamais rencontrée dans ma vie, qui a fait plus de 300 voyages en voiture pour sauver les gens et les enfants, pour leur montrer que tous les hommes ne sont pas égaux, et que certains qui savent aimer le prochain  », s’est animé Alberto Perino, chaleureusement applaudi.

À la même heure, à quelques kilomètres de là, le refuge d’Oulx ouvre ses portes. Comme chaque jour, des dizaines d’hommes viendront s’y reposer durant la nuit, avant d’emprunter le bus de 10h40 qui mène à Claviere, où débutera pour beaucoup la périlleuse traversée des montagnes.

Julie Déléant

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