Coronavirus : une biologistique des corps

« Il faut entrer dans une boutique Zara pour comprendre la religion du déstockage. » par Olivier Long

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Dans cet article, Olivier Long nous emmène dans les magasins Zara pour discuter de la logique et de la logistique du « zero stock » propre au toyotisme et au Lean management. L’envers du déstockage, c’est la circulation infinie. On parlait de marchandises, on parle aujourd’hui de masques volés sur les tarmacs et de corps transbahutés en TGV. Finalement, la pensée magique qui a poussé à gérer des vies comme on gérait des habits, « n’est-elle pas un nécessaire retour d’un refoulé ? »

« Le président de la République n’est pas muni d’un masque, tout simplement parce qu’il n’y a pas besoin d’un masque quand on respecte la distance de protection vis-à-vis des autres. »
Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement français, le 25 mars 2020

« Il faut sortir de ce fantasme autour des masques, respecter une distance de plus d’un mètre, c’est beaucoup plus efficace qu’un masque. »
Agnès Pannier-Runacher sur BFM Business, le 19 mars 2020

« La grande erreur aux États-Unis et en Europe est, à mon avis, que la population ne porte pas de masque. »

George Gao, Directeur général du Centre chinois de contrôle et de préventions des maladies [1]

Afin d’éradiquer une pandémie, des stocks de masques sont beaucoup plus efficaces qu’un confinement caporaliste ou des mesures anti Gilets Jaunes. À quoi bon distribuer des PV, des humiliations gratuites, des amendes pour délit de récidive, des violences policières, des gardes à vue, des enfermements en prison, faire intervenir des hélicoptères à infrarouge, et faire insulter les mourants en réanimation par le préfet de police de Paris ?

Si nous n’avons pas de stocks de masques aujourd’hui c’est parce que la solution magique inventée par le capitalisme pour se goberger de dividendes, c’est le déstockage. La logique de la globalisation repose sur une logistique du « zéro stock ». À l’origine, il y a cette théorie des « cinq zéros » : une invention de Toyota pour organiser le travail dans les années 60. Son credo : « Zéro panne », « zéro délai », « zéro papier », « zéro stock » et « zéro défaut ». Le dogme du « zéro stock » issu du monde de la production industrielle s’est répandu comme une infection virale sur toute la planète pour imposer le passage d’une logique de stock à une logique de flux. En France, ce virus 5.0 a lentement inoculé pendant plus d’une dizaine d’années dans le système de santé. Passé cette période d’incubation, il s’est répandu comme une épidémie de choléra pour fabriquer la pandémie actuelle.

Le Zaravirus

Il faut entrer dans une boutique Zara pour comprendre la religion du déstockage. Ici vous avez le choix entre quelques modèles de robes toutes à peu près semblables, pareilles à des uniformes. Zara c’est l’empire du « zéro stock ». On ne propose aux clients que très peu de produits différents dans un même magasin, sinon le stock s’accumule ; et le problème, c’est que le stock coûte très cher. Ainsi, dans ces magasins, le choix du consommateur est-il très limité : il n’y a que très peu de modèles différents dans les rayons. Ce genre d’entreprise ne se fatigue pas non plus pour diversifier le look des vêtements qu’il vend d’un continent à l’autre. C’est d’autre chose qu’il s’agit ici : le véritable enjeu, c’est le déstockage.

Ces magasins ont été déménagés aux pieds de grandes tours d’assurances ou sur les dalles des quartiers d’affaire, afin que, dès sa journée finie, la valetaille du trading à haute fréquence puisse décompenser de la pression de l’open space. La devanture de ces échoppes présente un design soigné mais à l’intérieur ce sont des hangars très hauts de plafond, inondés de lumière. Une lumière très blanche. Chaque fois que c’est blanc, c’est « luxueux ». Le blanc c’est de l’espace gratuit pour respirer : il y a le blanc typographique des magazines de mode, la blancheur des galeries d’art contemporain, des salons de coiffure, des instituts de beauté. Chez Zara™, comme chez H&M™, Mango™, Promod™, Camaïeu™ ou d’autres enseignes de la même espèce, le « luxe » est blanc. Le secret c’est beaucoup d’espace et peu de marchandises différentes autour. Un peu de vide et beaucoup d’indifférence, mais surtout le blanc, du blanc partout, un blanc solaire, rayonnant, aveuglant.

Les vêtements sont fabriqués dans des pays à la main-d’œuvre bon marché, le plus près possible des points de vente. Pour d’autres enseignes, dans une logique d’éloignement différente, ce sont des tissus importés de Chine et cousus par des tailleurs-esclaves sur des bateaux-ateliers, comme l’a raconté l’auteur napolitain Roberto Saviano dans son livre Gomorra [2].

Le but de ces boutiques de Fast fashion n’est pas d’offrir aux clientes et aux clients le choix entre cent-mille robes différentes. Pourquoi ces robes devraient-elles attendre tranquillement dans les rayons, telles des Belles au bois dormant dans l’attente du prince charmant d’ailleurs ? Pas la peine d’attendre, pas le temps de dormir ici, pas le temps de rêver non plus, l’objectif est de faire tourner un stock de pièces très limité, à toute vitesse. Cette stratégie vise à produire et à entretenir une circulation perpétuelle de marchandises sur la planète. Il n’y a ni jour ni nuit sous les sunlights, il n’y a pas de saisons non plus, pas plus de mode printemps-été que de mode automne-hiver ; mais dix-sept collections par an. C’est tous les jours le printemps et les clientes et les clients reviennent perpétuellement pour se voir incessamment proposer de nouveaux modèles. Ces enseignes n’ont pour objectif que d’entretenir à l’infini une compulsion virale d’achat.

Dans les boutiques, des précaires, travailleuses et travailleurs pauvres, s’affairent à gérer et à écouler le plus rapidement possible la marchandise. Impeccables rouages d’une implacable machine, ils deviennent en quelques jours des obsédés du stock. On m’a raconté que certains téléphonent frénétiquement à l’entrepôt toute la journée, cette activité devient le sens de leur existence. Pour que les marchandises circulent, il faut aussi systématiser la planification des collections, leur fabrication, le transport, la gestion d’information, les relations-clients, les retours etc. Une immense « chaîne logistique » attache et enchaîne dans une « collaboration » obligatoire, « ouverte » toutes sortes d’activités, de métiers, d’ambitions. Autant d’aliénations et d’abrutissements professionnels mis en réseau. Chaque Fashion addict qui porte son sac de vêtement de marque à la pliure du coude après le shopping est lui-même devenu un manutentionnaire du grand déstockage mondial. Du travail Il en y a pour tous : le grand déstockage est une affaire collective, une religion contagieuse et universelle.

Pourtant ce ne sont pas de simples flux de marchandises reliés par des points de déstockage qui constituent le cœur du réseau. D’un point de vue pécunier, on produit des magasins Zara comme se répand la peste : de manière exponentielle. Au début, l’épidémie commence par l’irruption d’un magasin de pyjamas au fin fond de l’Espagne (à La Corogne en Galice). Le lendemain ce sont deux magasins Zara qui apparaissent benoîtement dans la province voisine, le surlendemain il pousse quatre de ces pustules un peu plus loin, et voilà qu’une infection mondiale de petites robes à pois jaunes se déclare. Une fièvre virale d’achats compulsifs se déclenche et bientôt l’enseigne investit en Chine. Toute la planète se retrouve contaminée : les industries textiles sont un des pollueurs majeurs du globe.

Le grand vecteur de l’épidémie, ce sont les banques. Ce sont elles qui potentialisent la transmission de l’infection. Le montage financier ressemble à un système de Ponzi, c’est-à-dire qu’on rémunère les clients sur les fonds procurés par les nouveaux entrants en ouvrant de nouvelles enseignes à toute vitesse. Les banques redoublent donc d’efforts pour accompagner la pandémie : elles prêtent de plus en plus d’argent, pour encaisser très rapidement de faramineuses culbutes. L’enseigne est maintenant cotée en bourse. Le but de l’opération est donc de faire circuler viralement des capitaux autant que les marchandises. C’est la raison pour laquelle, le système Zara se joue des crises et des frontières.

Le problème évidemment, c’est la sortie d’épidémie. Quoique dopée par la fabrication du désir en flux tendu, la convoitise des fashion victims se heurte fatalement aux limites des dressings et des désirs : la déception est l’envers du désir d’acquisition. Si bien que les investisseurs guettent toute chute de la demande, les cris perçants du dernier qui tiendra cette patate chaude donneront l’alerte, la danse du scalp pourra commencer.

Lean management : dégraissage à l’hôpital

Longtemps cantonné à la sphère industrielle, ce modèle a infecté le monde de la santé depuis une dizaine d’années. Des professeurs d’écoles de commerce sont venus faire la leçon aux étudiants des écoles de santé publique qui forment en France les cadres de la Santé et les directeurs d’hôpitaux, (sans oublier d’intoxiquer aussi les hauts fonctionnaires). Ils leurs ont expliqué qu’il était bel et bon d’être juriste, mais que désormais la globalisation exigeait de vrais gestionnaires.

« On perd trop d’argent » clamaient ces professionnels à grands coups de diagrammes, et d’appétissants camemberts Powerpoint™. Dans leur bouche, le mot qui revenait de manière frénétique c’était le mot « gaspillage ». Il fallait maintenant éliminer le stock de malades qui se prélassaient un peu trop dans leur douillette chambre d’hôpital, afin de déstocker toute cette viande en flux tendu. Mais pour exécuter ce projet il fallait des garçons bouchers, des hommes à poigne.

Les plus bêtes (et les plus méchants aussi) ont comme d’habitude joué le jeu. Promus bed managers [3] de haut rang, les cadres de la santé se sont sentis devenir des dominants. On a aussi embauché des consultants payés à millions pour prêcher que l’État ne devait plus faire de stocks, car ceux-ci entretenaient le « gaspillage ». Le lean management est comme son nom l’indique une cuisine sans gras, Il a fallu « dégraisser le mammouth » en obligeant les administrations publiques à adopter les techniques magiques de la logistique.

Voici quelques extraits de cette poésie de consultants. Elle s’exprime dans une brochure aux consonances mallarméennes : « Recommandations organisationnelle pour le développement de la chirurgie ambulatoire » L’opuscule est édité par la « Haute-autorité de la santé » à l’adresse des cost killers de demain (à savourer ici en ligne). Les rimes, le rythme, les répétitions, les assonances et les allitérations indiquent la teneur d’un rêve technocratique qui s’épanche. Le mot « flux » répété 22 fois, le mystère d’énigmatiques incantations : « -Protocolisons la substitution ! » « Dédoublonnage des tâches ! », indiquent d’emblée l’ambition d’aborder aux rives de la poésie pure. Voici un petit montage de quelques-unes de ces apotropaïques formules. Leurs redondances envoûtantes, les parallélismes qui les rythment évoquent par leurs formes lancinantes et répétitives les chants chamaniques des indiens kuna [4].

« L’organisation de la chirurgie ambulatoire doit s’apprendre. Son enseignement introduit notamment des principes de logistique et d’organisation. La chirurgie ambulatoire est une organisation nécessitant de gérer et de synchroniser des flux. (…) La mobilisation de théories et de techniques organisationnelles issues du monde industriel : approche « Lean » pour la gestion des flux (…) La bonne organisation de la chirurgie ambulatoire passe par la maîtrise des flux. Pour cela, il faut : identifier et caractériser ces flux ; repérer et réduire les sources de gaspillages (…) maîtriser le processus par la gestion des multiples flux (patients, professionnels de santé, brancardiers, logistiques...). Cette contrainte de temps oblige l’optimisation des flux à chaque étape du processus, en réduisant au maximum les temps sans « valeur ajoutée » (ou zone de gaspillage).(…) Les zones de gaspillage à repérer sont de nature variables : les défauts ou erreurs, la surproduction, les attentes, le transport, les mouvements, les actions inappropriées, la sous-utilisation des ressources, le doublonnage de tâche. »

Toute cette fantasmagorie signifie en clair qu’accumuler des stocks made in France, c’est bloquer le transit du grand intestin mondial. Pour éviter les ballonnements, les brûlures et les reflux gastriques, il est temps de dégraisser pour rétablir les flux. Conséquences du traitement : l’usine de chloroquine de Lyon est en redressement judiciaire avec 250 salarié.es sur le carreau, une usine de masques en Bretagne a été arrêtée et les machines détruites, une usine d’oxygène de Gerzat (Puy-de-Dôme) se voit fermée par un fond spéculatif, les respirateurs ne sont plus fabriqués que par une seule entreprise française, la recherche est en ruine : on y recrute massivement des précaires (la toute récente loi LPPR consacre le triomphe de dix ans de LRU).

Dans ce monde d’« enchaînements », tout s’explique par la croyance magique aux pouvoirs de la dépendance logistique : c’est la Supply Chain Management (SCM). Elle consiste à « gérer l’ensemble des ressources, moyens, méthodes, outils et techniques destinés à piloter le plus efficacement possible la chaîne globale d’approvisionnement et de livraison d’un produit ou service jusqu’au consommateur final » [5]. Ce miracle de « l’enchainement logistique » interdit de stocker des masques, des médicaments, des chercheurs, des employés à plein-temps ou d’autres marchandises inutiles puisqu’on croit aveuglément que la solidité en même temps que la souplesse de la chaîne garantie que la production suivra mécaniquement, tout comme l’intendance suit les armées. La logistique est féérique, parce qu’elle est ubiquitaire : tout est à disposition, on peut tout produire n’importe où et sur simple demande. En prime, c’est magique, l’argent rentre à flux tendu comme par enchantement, même s’il faut tout de même accepter de supporter une chaîne d’hyper dépendances globales.

Logistique et « culte du cargo »

Arrive un virus et le sortilège se brise. Penser par homologie, c’est penser par analogies, par correspondances et associations d’idées. Si l’on pense que faire circuler des patients dans un hôpital c’est un peu comme écouler des vêtements ou des marchandises à l’international, et que les mêmes solutions qui ont fait gagner beaucoup d’argent à l’industrie textile devaient permettre de rentabiliser très rapidement les hôpitaux, on passe dans la pensée magique. Un hôpital produit un service et non des profits et il ne suffit pas de l’organiser comme une entreprise de prêt-à-porter pour qu’il rende un service à la population pour autant. C’est là qu’intervient « le culte du cargo ».

À l’origine, le « culte du cargo », a été observé par des ethnologues chez des populations autochtones d’Océanie. Les populations des îles du grand Océan voyaient débarquer de « luxueux » produits des navires occidentaux, mais ils ne voyaient jamais les blancs travailler à produire ces marchandises. Les autochtones ignoraient tout des modalités de production de ces « trésors ». Ils en conclurent que les blancs obtenaient ces biens par des rituels magiques.

À l’issue de la guerre du Pacifique, lorsque les avions ont remplacé les bateaux, des populations autochtones ont fabriqué de fausses pistes d’atterrissage pour attirer les grands oiseaux blancs chargés de marchandises. Pour faire atterrir les avions cargo, afin d’en capter les « trésors » des blancs, des mélanésiens auraient allumé de grands feux sur les plages. Dans ces rites, le désir cherche son accomplissement par l’exercice de la seule puissance du fantasme. Mais cette « pensée sauvage » n’est-elle pas une logique qui est la nôtre aujourd’hui quand la logistique pose l’homologie d’une circulation des biens et des corps jusqu’à ses conséquences ultimes ?

Ce culte d’une logistique des corps, nous pouvons l’observer aujourd’hui dans la mise en scène obsessionnelle du transport d’agonisants par une débauche de soutien logistique. Excusez du peu : trains à grande vitesse, hélicoptères, bateaux de guerre, avions qui se relaient pour transporter les évacués du Covid-19. Pourquoi ce grand show du soutien logistique tourne-t-il en boucle en ce moment sur toutes les chaînes d’information en continu ? Pourquoi organiser les transbordements de patients d’un bout à l’autre du pays et d’un pays à l’autre comme un spectacle ? D’autant plus qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, nombre de cliniques privées demeurent vides. Elles attendent en vain des patients qui n’arrivent pas [6]. On peut aussi se demander s’il n’y a pas de risque à répandre l’infection sur tout le territoire, alors que dans le même temps des gens se retrouvent privés de vacances pour ne pas contaminer des régions lointaines des foyers de pandémie.

Selon nous, la logique ostentatoire qui conduit ces rituels de transport est la suivante : il s’agit de mettre sous les yeux des populations la toute puissance du flux, et surtout de faire la preuve de son omnipotence par la mise en scène de sa continuité incessante. D’où l’exhibition portée jusqu’à l’obsession d’une continuité administrative, d’une continuité territoriale, d’une continuité pédagogique dans les écoles alors que chacun peut constater que le pays est à l’arrêt. Les TGV transformés en hôpitaux roulants sont censés constituer la preuve de cette puissance hégémonique du flux. Si gouverner c’est gérer les flux, continuer à gouverner quand on ne maîtrise plus grand-chose, cela passe par la démonstration publique d’une maîtrise totale des circulations, la promenade des chiens comprise. À titre de comparaison avec nos voisins d’outre rhin, sachez que dans nombre de Länder allemands, les toutous ne sont pas soumis à la même discipline que leurs congénères français, leurs sorties-pipi sont aussi libres que celles de leurs propriétaires. Ce qui donne à réfléchir à la maîtrise des flux au pays du « petit Caporal » [7]. La ruée des foules sur le papier toilette indique également que la maîtrise des flux, même les plus intimes devient l’obsession du moment. Accompagné des gesticulations ferroviaires du gouvernement, le drame prend des allures de tragi-comédie.

Magie de la logistique

« La logistique est l’art d’approvisionner les armées en campagne » explique le Littré. Que ce vocabulaire militaire soit passé dans l’industrie textile à des fins d’enrichissement, cela peut se concevoir, puisque c’est une sorte de « guerre » commerciale. Mais dès qu’on exporte cette logique de guerre dans le monde de la santé et tout particulièrement de la santé publique (qui par définition nécessite du stock), on confond un peu toute. Et voilà que la religion de l’argent vire à la magie sympathique.

Quand on pense que la guerre, le commerce, la santé se ressemblent beaucoup, que c’est « toujours un peu la même histoire de pognon », cela peut ouvrir l’esprit à toutes sortes de déductions, toutes sortes de transferts. Et des syllogismes du genre : « Puisque la logistique de circulation de vêtements sur la planète rapporte beaucoup d’argent, pourquoi ne pas appliquer cette même logistique à la logistique des corps malades » ? Il n’y a pas de raison que faire tourner les flux de patients à toute vitesse ne rapporte pas autant d’argent que de vendre des vêtements selon des méthodes éprouvées dans les magasins Zara. C’est donc une croyance fanatique à la puissance de la similitude et à l’appropriation possible de ses pouvoirs occultes, qui génère une suite d’enchaînement logiques et de syllogismes parfaitement rigoureux, quoiqu’aux conclusions absurdes. Ce retour de l’homologie et de la ressemblance au sein d’un monde de rationalité scientifique censé être vacciné contre les séductions de la métaphore cela se nomme de la « magie sympathique ».

Pour l’anthropologue écossais James G. Frazer il existe un genre de magie sympathique qu’il nomme « magie homéopathique » [8]. La magie homéopathique a pour principe que « tout semblable appelle le semblable », Hómoios-páthos, signifie « souffrance similaire ». Ceci indique que cette magie exploite des relations d’homologie, de similitude, de ressemblance afin d’obtenir une efficacité rituelle : le feu ressemble au soleil, les nuages sont comme de la fumée. La causalité magique exploite dès lors ces correspondances pour s’en approprier l’efficacité. Un exemple classique est de blesser un ennemi en piquant son effigie au moyen d’épingles. Cette technique parait efficace du fait que l’effigie ressemble vaguement à la silhouette de l’ennemi. Ce qui fonde ce rituel c’est une croyance dans le pouvoir de la ressemblance, même diffuse.

Rappelons que Logistikos en grec signifie : « relatif à l’art du raisonnement ». Qu’on tente de renflouer l’hôpital en lui appliquant une logistique qui relève d’une sophistique de la circulation planétaire des flux relève donc d’une forme de magie sympathique contemporaine. Qu’avons-nous réinventé sinon les rituels de la « magie homéopathique » et du « culte du cargo » ? Ne faut-il pas voir dans la récente guerre des masques (que se livrent de grandes puissances prédatrices au pied des avions de transport chargés de ces mêmes masques) la parfaite illustration d’une biologistique qui fabrique mécaniquement l’engrenage d’une guerre virale, commerciale et militaire ? Guerre, qu’on ne pourra accuser aucun virus d’avoir déclenché.

Mais cette attitude magique n’est-elle pas un nécessaire retour d’un refoulé ? Pour lui rendre justice, la pensée analogique a longtemps habité les métaphores de la poésie, les doubles-images de la peinture, les mécanismes d’associations d’idées qui habitent le rêve, de même que les symboles des grandes religions. L’analogie est certainement la condition de possibilité du fonctionnement de l’imagination. Celle-ci est le vecteur essentiel de la découverte d’un sens qui se dérobe et se construit pas méprises, par mégarde et par approximations. Comment comprendre que dans une époque saturée de rationalité et qui a congédié toute forme de pensée autre qu’une rationalité de la vérification, une pensée magique refasse surface dans les replis d’une logistique mondiale ultra rationnalisée ? Le terme de « forclusion » dit en psychanalyse ce phénomène. Dans la forclusion, les signifiants forclos ne sont pas contenus dans l’inconscient d’un sujet, mais ils reviennent de l’extérieur dans le délire et l’hallucination. C’est ce genre de perte de contact avec la réalité que l’ultra rationalisation de la logistique a certainement enfanté. Une fois congédié tout imaginaire alternatif (le fameux T.I.N.A.), quand l’arraisonnement du monde tourne à la sommation d’une accumulation sans limites et sans frontières le délire guette. Car les puissances de l’imagination, chassées par la porte, font irruption pour un braquage par la fenêtre.

Conserver des stocks de masques n’aurait coûté que quelques dizaines de millions d’Euros au gouvernement français, tandis que la liquidation totale qui s’annonce se comptera au bas mot en milliards d’Euros que le contribuable devra rembourser. C’est en se privant de stocks, qu’une sorte de délire rationalisé mondial a permis l’organisation d’une phénoménale dépense inutile, ceci afin d’éviter paradoxalement tout « gaspillage ». Ultime délire d’une société de consumation ? Peut-être faut-il se demander si l’envers de l’économie, ne nécessite pas de réintroduire dans nos vies une part de dépense gratuite, faite de dilapidation pure et de dissipation sans désir d’emprise. Ce que Georges Bataille appelait « La part maudite ».

Il y a des dilapidations improductives, c’est celles qu’engendrent la rapacité des intérêts individuels ou la mesquinerie universelle. L’exemple-type de cette dépense catastrophique et improductive c’est la guerre. Une dépense positive signalée par Bataille, qui n’isole pas à la manière des passions tristes (comme les addictions), c’est la révolution, l’émeute, la lutte contre l’hyperproductivisme capitaliste.

« La lutte des classes n’a qu’un terme possible : la perte de ceux qui ont travaillé à perdre la nature humaine » [9] écrit Bataille en 1933, date fatidique dans l’histoire des pestes en Europe.

[1George Gao (Directeur général du Centre chinois de contrôle et de préventions des maladies) interviewé par Jon Cohen, « Not wearing masks to protect against coronavirus is a “big mistake”, top Chinese scientist says », in Science, march, 27, 2020, volume 367, numéro 6485. https://www.sciencemag.org/news/2020/03/not-wearing-masks-protect-against-coronavirus-big-mistake-top-chinese-scientist-says

[2Roberto Saviano, Gomorra, éditions Mondadori, Milan, 2017.

[4Voir Carlo Severi, Le principe de la chimère, Une anthropologie de la mémoire, éditions Rue d’Ulm- Musée du quai Branly, Paris, 2007, p. 175-198.

[6Ces informations m’ont été données par Jo, un professionnel de ces professions.

[7Le « petit Caporal » est le surnom donné à Napoléon Bonaparte lors de la campagne d’Italie.

[8James G. Frazer, Le Rameau d’or : Le roi magicien dans la société primitive, chapitre III, section 2, édition de la librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1923, p. 41.

[9Georges Bataille, « La notion de dépense », 1933, in Œuvres Complètes I, Premiers écrits 1922-1940, éditions Gallimard, Paris, 1970, p. 318.

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