« Rien de plus faible qu’un système global qui devient unitaire. A loi unique, mort subite. L’individu vit d’autant mieux qu’il se fait nombreux : ainsi des sociétés, ou même de l’être en général. »
Michel Serres, Le contrat naturel
« L’Éternel parla à Moïse sur la montagne de Sinaï, et dit […] : Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre se reposera : ce sera un sabbat en l’honneur de l’Éternel. Pendant six années tu ensemenceras ton champ, pendant six années tu tailleras ta vigne ; et tu en recueilleras le produit. Mais la septième année sera un sabbat, un temps de repos pour la terre, un sabbat en l’honneur de l’Éternel : tu n’ensemenceras point ton champ, et tu ne tailleras point ta vigne […] : ce sera une année de repos pour la terre. Ce que produira la terre pendant son sabbat vous servira de nourriture, à toi, à ton serviteur et à ta servante, à ton mercenaire et à l’étranger qui demeurent avec toi, à ton bétail et aux animaux qui sont dans ton pays ; tout son produit servira de nourriture. […] Le jour des expiations, vous sonnerez de la trompette dans tout votre pays, […] vous publierez la liberté dans le pays pour tous ses habitants : ce sera pour vous le jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans sa famille. »
Lévitique 25
Finalement, l’humanité affairée a ralenti. Après soixante-dix années de sprint économique et trois siècles de marathon, voilà que tout ce qui nous imposait chaque matin de courir pour attraper une voiture, un train, un vol, tout ce que le développement économique requérait comme puissance énergétique, muscles et cerveaux humains, tout cela devient vide de son sens devant le spectre d’une maladie mortelle de masse. Des milliers de cargos sommeillent dans les ports asiatiques, des dizaines de milliers de conteneurs cessent leur rotation continentale, les liaisons aériennes qui parcouraient plusieurs fuseaux horaires entre les grandes métropoles sont suspendues. La frénésie du mouvement et la tyrannie de l’horloge s’effacent devant une spectaculaire vulnérabilité des corps [2]. En Chine et en Europe, la mise à l’arrêt de l’économie rend le ciel à lui-même : débarrassé des particules, il se découvre plus clair et plus paisible qu’il a rarement été. Enfin ! Sur nos corps, nos tempes, et tout le tissu du vivant, se relâche le garrot de l’Économie qui chaque jour exige ses tributs pharaoniques et absurdes ! Démobilisée, rendue à la disponibilité des jours et des êtres, une grande partie de l’humanité inaugure moins un nouvel art de vivre qu’elle se met à l’abri des contacts et des présences, chacun espérant ainsi gagner son insularité face au continent viral.
- Baisse spectaculaire du dioxyde d’azote en Chine entre janvier et février 2020.
Un monde vacillant ?
Moins de mouvements, moins de marchandises, moins de bruits, moins de pollutions, mais point de bonheur : le quotidien est menacé par l’invisible progression d’un virus qui chevauche les corps et transforme à nouveau la Terre en Pangée [3]. Nous voilà rappelés à notre condition de vivants, plongés dans un milieu peuplé de virus, champignons et bactéries qu’on avait appris à ignorer, mépriser ou exterminer. Le trouble est dans le corps. Soudainement, dans les rues de la ville, on sent la présence massive de chaque corps de nos semblables. En chaque silhouette, on devine l’incessante régénération des cellules, bactéries et tissus. Instinctivement, on s’imagine que face au virus planétaire, nos corps sans défense forment une seule communauté humaine. Nous expérimentons que nous appartenons à un grand corps collectif, matérialisé par une solidarité biologique à laquelle personne n’échappe. Communauté avec les confinés du Wuhan, communauté avec les confins des 199 pays contaminés ! La (re)découverte de notre vulnérabilité globale et la synchronisation des affects d’angoisse et de désœuvrement [4] portent en elle une puissance de métamorphoses inouïe : allons-nous éprouver le sentiment d’une fraternité humaine de près de 8 milliards de corps ?
La première solidarité révélée par ce virus semble pourtant assez négative, car le caractère foudroyant de la propagation du virus et la virulence de ses effets est en proportion de l’interconnexion planétaire. Si une bonne partie de l’humanité se trouve assiégée comme un seul être faible, c’est le symptôme d’un capitalisme total qui a fondu le genre humain dans des réseaux homogénéisant les lieux et façons d’habiter la Terre [5].
L’idée de coappartenance planétaire résiste également mal à la réalité des différences sociales que le virus exacerbe. Au cœur de l’épidémie, les personnes les plus exposées au travail sont en très grande majorité des femmes exerçant des métiers essentiels : soignant.e.s, vendeur.ses, caissier.e.s, activités de nettoyage, logistique, etc. Plus généralement, la mort n’égalise pas les Hommes, elle fauche les vies avec une impitoyable cruauté sociologique. En temps normal, ce scandale se déroule à bas bruit : en France, les hommes qui appartiennent aux 5 % les plus modestes ont une espérance de vie raccourcie de … 13 années relativement aux 5 % des plus riches – pour les femmes, l’écart est de 8 ans [6]. De la même manière, les chiffres de la mortalité du Covid-19 révèlent aujourd’hui que les corps qui vont subir de plein fouet la violence extrême du choc sanitaire sont ceux qui sont déjà abîmés par les maladies chroniques. Or on sait que ces dernières sont intimement liées à la position occupée dans l’échelle sociale. Autrement dit, les inégalités sociales se redoublent une fois de plus en inégalité de santé.
Le même phénomène est observable dans les diverses manières de vivre le confinement [7] – selon la taille des appartements, la jouissance ou non d’une maison secondaire et de diverses ressources pour faire face, l’exposition à des violences conjugales et domestiques [8], etc.. Là où croît le péril croissent encore davantage les inégalités. Dans cette étrange ambiance, les journaux de confinement de certains auteurs achèvent de montrer que les anciennes logiques de la vie sociale s’amplifient pendant l’épidémie. On y lit des textes transformant cette expérience en cartes postales romantiques trahissant de violents privilèges de classe [9].
Pour celles et ceux qui sont contraints d’aller travailler, c’est-à-dire de s’exposer à un danger potentiellement mortel, à quelle expérience inédite assistons-nous ? En temps normal, et depuis longtemps déjà, notre civilisation a transformé le travail, qui pourrait être une activité secondaire plus ou moins joyeuse, en une névrose collective dont les taux de toxicité (du point de vue de la santé psychique, de l’utilité sociale, de la destruction des métiers, des conséquences écologiques) n’ont cessé de croître depuis des décennies. Les secteurs généralement déconsidérés ou affaiblis par trente ans de néolibéralisme (soins, alimentation, transport, services publics, infrastructure énergétique, nettoyage) apparaissent pour ce qu’ils sont : vitaux. Le point commun d’une grande majorité de ces métiers est la faiblesse des rémunérations et la pénibilité du travail. Par contraste, ne peut-on pas voir dans bons nombres d’activités stoppées ou télétravaillées des bullshit jobs ? En 2013, l’anthropologue américain David Graeber avait attiré l’attention sur ces « emplois à la con », favorisant des tâches souvent inutiles, toxiques et dépourvues de sens. Graeber proposait alors d’imaginer ce que serait le monde sans « les jobs à la con » : « Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques. Un monde sans profs ou dockers serait bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant. En revanche, il n’est pas sûr que le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, assistants en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultants légaux. Beaucoup soupçonnent même que la vie s’améliorerait grandement [10]. »
Le « nuage de fumée » viral qui enveloppe progressivement l’ensemble des terres émergés du globe a fait disparaître presque tous ces métiers. Cette évaporation partielle offre un cas empirique permettant de poser les bonnes questions : à quoi tenons-nous collectivement ? Quelles sont les activités et secteurs nuisibles qui pourraient disparaître ? Quels pratiques et métiers mériteraient à l’inverse d’être développés et inventés ? La mise à l’arrêt presque complète de la machine économique nous offre l’occasion d’un tel inventaire. Car, in fine, y aura-t-il un retour à la normale comme l’espèrent tous les gouvernants et une bonne partie des disciplinés de l’Économie que nous sommes ? Retournera-t-on à cette répétition des jours et des peines sur une planète courbaturée et exsangue ? Collectivement on souhaite se débarrasser du virus, mais pourrait-on aussi se saisir de l’occasion pour se libérer de tout ce qui nous confine dans nos vies minuscules et étriquées ?
Jamais ces questions n’ont été aussi ouvertes, comme en témoigne ce grand soir télévisuel où notre monarque a modifié le sens de sa marche et où nous avons pu faire l’expérience empirique que les règles peuvent être changées. Une fois l’épidémie derrière nous, il faudra se souvenir que les façons de vivre et de composer un monde tiennent à un ensemble d’habitudes et de conventions modifiables. Le coronavirus est le rappel que la politique est largement le domaine de la contingence. Plus précisément, le virus peut s’interpréter comme l’introduction d’une expérience contrefactuelle à l’échelle du monde : dans certaines circonstances, en l’occurrence sanitaire, les interdits idéologiques, les codes de conduites budgétaires et la centralité de l’économie peuvent s’effacer devant d’autres principes. Le mois de mars 2020 pourrait rentrer dans l’histoire comme celui où nombre d’anciennes justifications, martelées pendant des décennies comme d’indépassables tables de la loi, ont été désavouées à la vitesse d’un ordre boursier. Les ordres politiques tiennent tant que les fictions propagées par les pouvoirs apparaissent aussi indiscutables que les vérités mathématiques. Aujourd’hui, on suivra les mesures sanitaires parce que nous sentons battre en nous la puissance fragile de la communauté humaine. Demain matin, au nom de ce même sentiment, on voudra changer mille autres pratiques et s’attaquer à l’organisation de ce monde qui favorise la mise en circulation de ces virus et génère de la morbidité à toutes les échelles.
Raison sanitaire ou raison économique : la guerre des Dieux
En quelques jours, une bonne partie de l’humanité a donc été forcée de basculer en « mode avion » ; mais avouons-le, tout le monde ou presque était en surmenage. Avant le Grand Confinement, quel était le point de fuite où convergeaient toutes les énergies, tous les pays et presque tous les regards ? Dans quel monde vivions-nous et à quoi se rapportait l’essentiel de nos préoccupations ? Nous habitions dans un grand pays planétaire, le capitalisme technologique, sous un ciel bavard en injonctions, lois et impératifs et sur une terre fournissant ressources naturelles et humaines qu’une organisation sociale très particulière s’employait à faire dégorger quotidiennement. A quels principes répondait-il ? Si plusieurs logiques, parfois concurrentes, imprimaient au monde sa direction, la rationalité techno-économique se distinguait comme étant le principe dominant qui gouvernait et contraignait le cours de nos vies. Toujours à l’œuvre aujourd’hui – en témoignent les propos des dirigeants sur l’impérieuse nécessité d’aller travailler malgré l’épidémie – cette dernière conduit à un paradigme du forçage. Forçage des corps au travail, des temps humains, des désirs, des milieux vivants, des équilibres climatiques et écologiques. L’horizon du forçage est la combustion et la destruction ; l’épuisement et la négligence ; le pain blanc et la 5G. Le travail est le moyen par lequel on a anobli et paré de toutes les vertus le forçage. Les ennemis du forçage sont, sans exhaustivité, le sommeil, le refus du travail, la cuisine, le droit de retrait, le potager, la recherche de l’autonomie, la lecture, la retraite, le fait de jouer avec les enfants, la grève et l’action collective.
Avec un retard qui entraînera des milliers, dizaines ou centaines de milliers de morts [11], la rationalité sanitaire [12] n’a que partiellement contrecarré la rationalité économique [13]. Le théâtre politique qui se joue dans une partie des pays occidentaux [14], et spécialement en France, est vertigineux. Deux conceptions de l’existence se font face : d’un côté, le « corps médical » et son criterium du soin affirme que chaque vie est irremplaçable, que le maintien des activité économiques non essentielles à la lutte contre l’épidémie augmentera très directement le nombre de morts [15]. De l’autre, l’Économie et ses différents porte-voix, soutiennent que la course économique ne peut être durablement freinée ; le redémarrage doit avoir lieu dès que possible, dans quelques semaines tout au plus, car il est nécessaire de maximiser nos chances de faciliter une reprise où la compétition sera encore plus cruelle [16]. Traditionnellement peu adepte du conflit politique [17], le « corps médical » a-t-il une claire conscience de l’attaque implicite, bien que frontale, qu’il mène contre le sous-bassement métaphysique de notre monde ? Avec la fronde des personnels soignants [18], le magistère de l’Économie est ébranlé. Car la transgression est capitale : nul ne tente impunément de détrôner l’Économie de sa fonction de maître-étalon de la vie sociale pour lui substituer d’autres principes. L’auto-défense des collectifs de soignants peut être lue comme une offensive portant directement sur le totem et le tabou centraux de notre société, sur lesquels ont buté tous les mouvements socio-écologiques depuis plus d’un demi-siècle : rien ne doit entraver la croissance économique et l’accumulation du capital, le déferlement des innovations technoscientifiques [19]. Des autoroutes, des ponts, des plates-formes logistiques, des enceintes connectées, des écrans à l’école, la marchandise doit sans cesse trouver des acheteurs pour que la circulation s’accélère et que les cycles de production-consommation s’amplifient en élargissant les marchés.
D’un côté, aplatir la courbe ascendante des contaminés et des morts, de l’autre aplatir la courbe descendante de l’économie puis la faire rebondir quitte à relancer franchement l’épidémie. Des forces immenses et multiséculaires sont du côté de l’Économie. En face, sur un espace encore flou regroupant des acteurs plus ou moins identifiables, des dizaine milliers de soignants, des centaines de métiers attachés au soin et des millions d’individus qui perçoivent dans l’expérience sanitaire que nous traversons un moment de vérité politique et éthique. Rarement l’arbitrage entre l’économie et la vie n’a été dévoilé de manière aussi précise et tragique : soin contre efficacité, désir de vivre contre impératif de croissance, réappropriation des communs contre accaparement privé, ralentissement contre optimisation. Devant l’alternative, une question politique et existentielle centrale se dégage : quel est l’ultima ratio de nos sociétés ? Le soin, l’attention, le fragile, l’irremplaçable ou la reprise, la croissance, la lutte pour l’existence, la colonisation de tout et de tous ? En un sens, le virus, par l’intermédiaire du corps médical, nous invite à préciser pourquoi et comment nous voulons vivre, et conséquemment, met en lumière ce qui fait obstacle à ce nous désirons et ce à quoi nous tenons.
L’idéologie du progrès et de l’économie est largement construite sur une philosophie du sacrifice [20]. Qu’elle prenne le nom de développement, de croissance, d’innovation, de compétitivité ou de science, l’Économie repose sur une rationalité instrumentale qui transforme le monde en un ensemble de moyens mobilisables pour accentuer la recherche de la puissance économique, du contrôle politique et de l’efficacité technique. Par un curieux renversement d’époque, un article du Figaro résume parfaitement notre situation présente : « Le seul moyen pour contrôler l’épidémie… c’est de tuer l’économie ! [21] » Et effectivement, le virus révèle le taux de morbidité de l’économie : plus la logique de la production se poursuit, plus le taux de létalité de la maladie augmente. Le raisonnement peut être étendu à la vie économique ordinaire : le mode d’être et d’organisation qu’elle répand continue à sacrifier des mondes pluriels, des milieux naturels, des corps, du temps libre, des sujets vivants, des possibilités d’existence, des inventions techniques. Certes, elle procure en contrepartie un revenu à des millions d’individus, mais sa marche macabre implique parallèlement des montagnes de sacrifices, qui se déroulent souvent loin de notre champ de vision quotidien. L’Économie n’est pas essentiellement l’ensemble des activités permettant d’assurer nos besoins, mais une organisation reposant sur une logique perverse mobilisant des quantités inouïes d’énergie humaine et naturelle pour une dangereuse finalité sans fin : la croissance des forces productives, le perfectionnement infini de la machine sociale, la vampirisation de la nature.
Malgré sa toxicité évidente, l’Économie conserve son magistère dans la mesure où elle nous place dans une situation de dépendance absolue pour reproduire notre vie matérielle. C’est l’équivalent d’un chantage existentiel. Parallèlement à cette situation où le plus grand nombre se trouve dans une position de participants forcés à l’activité de production, l’aura de l’Économie repose sur la spécificité des médiations sociales à partir desquelles elle prospère. La structure sociale du capitalisme industriel s’enracine dans des mécanismes de dominations impersonnels et abstraits qui fonctionnent grâce à des fictions agissantes (Marché, Capital, Innovation, Technoscience, État, Progrès) incarnées dans des institutions. Ces entités métaphysiques sont progressivement devenues des éléments structurants de la vie sociale qui ont acquis un pouvoir d’affecter massivement les individus vivants et agissants dans le régime du capitalisme technologique. Au nom de ces « abstractions réelles [22] », la société tout entière et l’ensemble des vivants sont entraînés dans une dynamique infinie d’auto-expansion de l’Économie [23]. Tuer l’Économie c’est en finir avec une organisation du monde et de la vie qui repose sur cette logique sacrificielle et cette philosophie cruelle [24]. L’effet immédiat et spectaculaire du virus est de jeter violemment devant nous une partie des dommages et méfaits généralement ignorés ou refoulés. Ainsi, le coronavirus peut être considéré comme un événement qui révèle dramatiquement le conflit de mondes entre la vie et l’économie, avec une force tragique que n’avait peut être pas réussi à produire les discours écologiques.
En 1919, Max Weber a appelé « guerre des Dieux », ce conflit irréductible entre des valeurs et des mondes. En sapant toutes les anciennes autorités et fictions religieuses qui garantissaient une direction et un sens à l’existence individuelle et collective, la modernité nous plonge dans un monde mouvant sans fondement. La vie sociale est structurée par l’incompatibilité radicale entre des points de vue ultimes, situation que Weber décrit métaphoriquement en parlant d’un « combat éternel que les dieux se font entre eux », c’est-à-dire d’un processus de lutte sans fin entre des choix et des positions inconciliables. Ce conflit est sans résolution possible et conduit à « la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre. ». Le sociologue allemand ne décrit pas ici spécifiquement la politique, mais tous les ordres de la vie où « suivant les convictions profondes de chaque être, l’une de ces éthiques prendra le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. » Pour Weber, « tel est le destin de notre civilisation : il nous faut à nouveau prendre plus clairement conscience de ces déchirements que […] l’éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant mille ans [25]. » Après d’autres événements récents, le coronavirus ouvre une scène tragique au cœur de la civilisation occidentale : voulons-nous continuer à être gouvernés par les entités métaphysiques évoquées plus haut [26] qui empruntent tantôt à la figure du dieu tantôt à la figure du diable ? Allons-nous poursuivre l’empilement de palettes, les conurbations urbaines suffocantes, la production industrielle de particules fines, le terrassement des terres arables et l’empoisonnement océaniques des deux tiers de la surface restante de cette planète [27] ? Lorsque le confinement sera levé, nombreux sauront se souvenir de la leçon éthique et du tranchant dramatique qu’a pris ce conflit de valeur entre deux façons de concevoir la vie [28].
Un temps de Jubilé…
La survenue d’un événement historique met à l’épreuve les puissances et les valeurs dominantes parce qu’elle questionne le sens et l’ordre du monde – en ce sens une épidémie pose toujours des questions politiques. Il n’émerge spontanément rien d’un temps troublé, sinon l’approfondissement des tendances lourdes des institutions et des pouvoirs institués. Autrement dit, l’événement le plus scandaleux de l’histoire peut bien survenir, il ne porte aucunement en lui son propre verdict disqualifiant l’ordre en place. Mais l’événement offre tout de même une configuration particulière propice à l’action collective et relance les stratégies d’insubordination. Ce sont ces espaces-là qu’il s’agit désormais d’explorer pour identifier le probable et le possible – devenir conteur pour contribuer à mettre en route à notre tour des fictions agissantes désirables.
Ces jours-ci, dans l’Hexagone, la température remonte : elle annonce autant le printemps que la courbe exponentielle des contaminés et des morts. Les ordres de grandeurs évoqués et leur cortège de zéros nous étaient jusque-là familiers dans le domaine de l’économie et de l’effondrement écologique des êtres vivants : voilà qu’ils s’appliquent aux êtres humains. La perspective d’une surmortalité massive aura donc produit un arrêt de monde qu’aucune grève n’a réussi à faire. Comment hériter demain de cette épreuve collective ? Pour beaucoup d’entre nous, cette mise à l’arrêt se conjugue aujourd’hui avec une expérience sensorielle inédite : entendre les oiseaux, les cours d’eau, le vent dans les impasses, le bruit des pas sur les pavés, les applaudissements chaque soir… Mais lorsqu’il s’agira de revenir au dehors, nous devrons une promesse aux nombreux morts et aux corps éreintés : partir à la rencontre du monde, ou au fond des jardins, comme si on les avait jusqu’à présent esquivés, ignorés, fuis. Provoquer, multiplier les expériences inaugurales et suivre le regard des enfants. Explorer enfin le dedans du dehors – le fourmillement de tout ce qui va apparaître maintenant que la machine est immobilisée, tout ce qu’on ne pouvait et savait pas voir, tout ce qu’on n’osait pas imaginer pour nos existences encastrées dans la matrice économique.
On pense sans arrêt aux soignants et aux caissières qui sont nos charbonniers au fond de la mine. Aujourd’hui, pour les soutenir, il faut rester chez soi, c’est entendu. Mais demain, c’est l’inverse qui sera vrai : pour les soutenir, il faudra sortir de chez soi. En clair, à la fin de l’épidémie, seule une présence massive, déterminée, imaginative avec eux aura du sens – et dès à présent penser individuellement et collectivement à tout ce qui est à refaire. Mener un soulèvement au nom du soin et du vivant comme après la catastrophe de Courrières qui avait avalée plus de 1 000 mineurs au début du XXe siècle. On ouvrira un temps de fêtes, de Jubilé : libération générale ! Les terres aliénées ou gagées devront être rendues ! Les dettes remises ! Les métropoles dégonflées et aérées ! La nature débarrassée de son corset chimique ! La route déblayée de ses camions et les océans de ses plastiques !
Soigner, réparer, bricoler, cultiver : quatre activités vitales pour orienter le siècle et nourrir les bifurcations existentielles à venir. D’une joie grave, on ne pourra pas redémarrer comme avant, on ne remettra pas les gaz à effet de serre. Les journées ne pourront plus tenir dans le même horizon de sens et de temps. Impossible de reprendre nos existences usinées pour les besoins de la grande machine. Le coronavirus va passer sur nos corps, mais nos anticorps devront être autant biologiques que politiques. A l’arythmie globale, on aimerait que suive un temps d’ébranlement des corps et des idées dans de nouvelles directions, vers des chemins non parcourus. On regagnera les places des villes différemment, on s’y assemblera pour que l’après soit presque l’exact contraire de l’avant. On saluera les confins de chaque région terrestre et on confinera la pathologie d’accumulation du capitalisme et sa croissance mortifère. Nous voilà sur le parvis du monde. Le virus appelle la ruse.
Il n’est plus temps de rêver, il n’y a qu’à observer l’inédit mouvement de mise en commun des savoirs et de la culture actuellement à l’œuvre. Pour trouver un vaccin le plus tôt possible, les chercheurs mondiaux ont cessé partiellement la compétition guerrière de la course au brevet et développé une coopération scientifique internationale inédite ; les musées du monde entier rendent leurs collections accessibles à des visites virtuelles ; les plus grands théâtres leurs spectacles ; certains journaux et éditeurs leurs articles et leurs livres. Cette tendance ambivalente accentue évidemment la dynamique délétère de virtualisation de la vie sociale. Mais le reflux de la logique marchande qu’elle provoque porte des potentialités politiques : la mise en commun ouvre une autre façon de concevoir l’échange et certains rapports sociaux fondamentaux. Depuis près de deux décennies, ne consultons-nous pas gratuitement et parfois quotidiennement l’encyclopédie Wikipédia avec un sentiment d’évidence ? La richesse qui s’y trouve relève du patrimoine commun de l’humanité et la rendre payante serait un fléau culturel. Après l’épidémie, on pourrait s’être habitué à des rapports non-marchands et une mise en commun sans précèdent des créations culturelles. Le mouvement de gratuité inauguré dans le monde numérique pourrait s’étendre et se pérenniser sous d’autres formes.
…ou un hiver glacial pour les peuples dans un monde qui se réchauffe ?
Manifestement, des sociétés entières accomplissent sans préparation un saut de l’ange politique vertigineux. Sur un plan général, le fonctionnement de l’économie marchande est largement suspendu [29], l’arrêt de la machine rend potentiellement insolvable une grande partie des acteurs économiques et les dettes des États s’annoncent pharaoniques. Le néolibéralisme, schématiquement défini comme maximisation des intérêts du Capital par la mise à son service de la puissance publique, pourrait alors bien en profiter pour accentuer ses contraintes austéritaires. Le créneau historique qui s’est ouvert est propice à une monumentale stratégie du choc, où le paradigme chinois d’un (néo)libéralisme autoritaire pourrait connaître une avancée considérable [30]. À l’évidence, l’approfondissement des pires tendances de pouvoirs biopolitiques (croissance phénoménale du contrôle social et de l’État d’exception [31] reconfiguré pour la guerre économique, engloutissement du monde vécu dans les écrans) commande pour l’instant la séquence politique.
La feuille de route des gouvernants, des institutions et des pouvoirs économiques, politiques et militaires paraît assez claire. La mise entre parenthèses d’un nouveau pan de l’État de droit ainsi que l’effritement continu du code du travail constituent une aubaine historique. En quinze jours, ne s’est-il pas accompli sous nos yeux une forme de coup d’État sanitaire, qui prépare demain le coup d’État climatique ? Il faudra alors respecter son quota carbone comme aujourd’hui la promenade dans un rayon d’un kilomètre. Chaque choc est l’occasion d’un resserrement de la matrice étatique autour de son cœur de métier : le contrôle, la surveillance, l’envahissant technologique. Jamais dans la période contemporaine l’État n’avait introduit aussi loin et aussi vite son œil-cathéter. Suivi des déplacements de populations en temps quasi-réel par la mutualisation des données entre les opérateurs mobiles, les institutions de santé, et le pouvoir politique [32] ; développement d’une application pour smartphone qui géolocalise en permanence son propriétaire et l’avertit en cas de contact avec un porteur du virus [33] ; survol de drones avec diffusion de messages préenregistrés ; loi sur l’état d’urgence sanitaire prises en quelques heures dans un parlement désert au mépris de la Constitution [34]. Le vide de nos rues ne signifie-t-il pas ultimement le triomphe des flics et des caméras de surveillance ? Pour les gouvernants, le big data arrive comme le deus ex machina dans la pièce de théâtre : le Dieu sorti de la machine qui in extremis tirerait d’affaire les acteurs d’un drame.
Mais l’ambivalence de la situation est extrême. Parallèlement, la crise offre une clarification historique sur la nature morbide de cette organisation du monde : quarante ans de néolibéralisme auront conduit à détruire les conditions ordinaires de la vie sociale (santé, éducation, infrastructures, etc.) ; le virus offre une nouvelle illustration des liens entre expansion du capitalisme, destruction écologique et mise en circulation de pathogènes [35] ; la cécité et la dangerosité des gouvernants a pris un tour qui sera peut-être jugé criminel après la vague de l’épidémie [36]. Nul ne sait où seront les désirs politiques et les balances passionnelles au sortir du confinement : orgie de consommation façon Black Friday durable ? Désir de se retrouver loin des métropoles et de reprendre collectivement sa vie en main ? Soumission anxieuse aux dispositifs techno-scientifiques de surveillance ? On aurait tort de vouloir trop vite pronostiquer le réenchâssement de nos quotidiens dans l’actuel paradigme de gouvernement autoritaire : l’avenir reste indéterminé. L’hypothèse d’un temps de Jubilé, qui ne sera pas l’effet de la Providence mais d’une vigoureuse mise en mouvement collective, n’est pas moins possible qu’une autre.
L’événement nous a presque tous pris au dépourvu. Mais cet arrêt forcé aura brisé chez les gouvernants les deux nœuds vitaux qui leur permettaient jusqu’alors de conserver leur rente : le rapport entre le possible et l’impossible ; une configuration nouvelles d’affects de sympathie entre les peuples [37]. Ce dernier point est essentiel. Il est urgent d’affirmer un internationalisme du soin. Les mesures mises en place en Europe depuis quinze jours sont un terrible avertissement dans le siècle : le confinement, comme mesure visant à se rendre imperméable aux humains arrivant de l’extérieur et comme parabole de la fermeture, est le rêve exaucé des mouvements identitaires et xénophobes. La peur sanitaire pourrait ouvrir le champ à des conceptions biologisantes du politique : le migrant incarnerait alors le miasme nomade introduisant la menace d’un affaiblissement organique de la nation. Seul un puissant mouvement de solidarités matérielles avec les Suds pourra s’opposer efficacement à cette vision d’horreur. Pour celles et ceux qui auraient un doute sur la suite du monde et ce qui pourrait advenir, écoutons ce qu’en dit un de ses représentants du pouvoir : « Beaucoup de certitudes, de convictions seront balayées, seront remises en cause. Beaucoup de choses que nous pensions impossibles adviennent [38]. »
En face, un plan pourrait commencer à se dessiner. En France, depuis quelques années, chaque ébranlement social est l’occasion pour les refusants de se trouver des alliés inédits : écologistes découvrant l’implacable État d’exception après les attentats de 2015 ; Gilets Jaunes plongés dans l’expérience de la répression réservée jusque-là aux banlieues ; des dizaines de métiers (avocats, enseignants, soignants, etc.) qui se sont rappelés l’importance de la lutte collective lors des grèves pour les retraites ; renouveau puissant d’un féminisme politique ; lutte souterraine des paysans ; écologie et collapsologie qui bouleversent les plans de vie d’un nombre croissant de classe moyenne ; et désormais les collectifs de soignants qui affrontent avec un courage inouï la même situation sous un autre angle. Chacune de ces rencontres a été l’occasion de mesurer notre force : nous sommes bien plus nombreux que nous le pensons à tourner autour des mêmes refus, à entrevoir les mêmes chemins alternatifs. L’ensemble des échelles institutionnelles fragilisées par ce choc monumental ouvre la possibilité d’actions nouvelles avec des effets de levier inattendus [39]. Plus que jamais, le monde tremble sur ses vases. Relance de l’Économie ou multiplication des expérimentations politiques ? A ce stade, on peut déjà se promettre de se retrouver avec des corps vibrants du désir de vivre.
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Merci aux nombreuses personnes ayant relu des versions préliminaires de ce texte, leurs remarques ont permis de le bonifier.