D’abord la reprise d’un entretien dense et éclairant qu’Annie Le Brun avait accordé à la revue Brasero en 2021. Toute l’attention de ses interlocuteurs, Rémy Ricordeau et Sylvain Tanquerel, lui donne l’occasion de se confier sur son enfance, sa maturation intellectuelle et son parcours. Elle dit ce qu’elle doit à une institutrice se réclamant de « l’école émancipée » de Célestin Freinet, ensuite les années ennuyeuses du lycée de filles (« fabrique des rôles féminins ») et enfin la découverte de la philosophie ; qui dès lors lui paraît « l’arme la plus fiable pour échapper à la banalité du monde ». La période est sombre, sur fond de guerre d’Algérie et de violence policière.
Enfin la littérature, une certaine littérature, prend le pas sur la philosophie qui va s’avérer décevante pour elle, trop abstraite, trop peu imagée sans doute. Les engouements de l’époque, le Nouveau Roman, la Nouvelle Vague, ne trouvent chez elle un écho. Son frère lui offre Nadja d’André Breton, enfin une découverte ! Elle s’en va bientôt recopier en bibliothèque L’Anthologie de l’humour noir et L’Amour fou. C’est de ce côté qu’elle va pencher, car le surréalisme lui semble poser la bonne question : comment vivre ?
C’est à Rennes, sa ville natale, où elle a grandi, qu’elle rencontre un jeune homme tout comme elle passionné par le surréalisme, Hervé Delabarre, jeune poète avec qui elle se lie d’amitié. Ils vont ensemble rencontrer André Breton à Saint-Cirq-Lapopie, où il séjournait en été (nous sommes en 1963). Or, « Avec Breton, c’est toujours le dernier arrivé qui a raison. [1] », il n’a eu de cesse de miser sur ce qui commence. Aussi lui donnera-t-il bientôt une place. Quelque temps après, elle quitte la province et s’inscrit à l’école du Louvre, à Paris, où elle est invitée à rejoindre le groupe. Mais, à part Jean Benoit, Radovan Ivšić et Toyen, elle y trouve des gens plutôt prisonniers d’un rôle qu’ils pensent devoir jouer. Cependant, durant l’été 1966, Breton la choisit pour parler de l’humour noir au colloque de Cerisy-la-Salle consacré cette année-là au surréalisme. Il lui demande de parler en son nom, de le représenter, en quelque sorte. Elle, âgée de seulement 24 ans, et qui n’a encore rien écrit, rédige cependant une communication qu’elle demande à Breton d’approuver, ce qu’il fera lors d’une conversation téléphonique qui sera la dernière. Il mourra quelques semaines plus tard, le 28 septembre.
Quand mai 1968 survient, les surréalistes ne sont pas au mieux de leur forme, ils adoptent un ton quelque peu paternaliste qui sera raillé, « à juste titre », précise Annie Le Brun, par les situationnistes. Elle circule dans le quartier latin, assiste aux réunions, assemblées, vote un jour la proposition de repeindre la Sorbonne en rouge. Un n° de l’Archibras, revue des surréalistes de l’époque, est publié en juin de cette même année, sans noms d’auteurs. Annie Le Brun a rédigé l’éditorial titré : « Vivent les aventurisques ! » La publication est attaquée pour incitation au meurtre, démoralisation de l’armée et injure au chef de l’État.
Par la suite, sur décision de Jean Schuster, le groupe se défait ; avec Radovan Ivšić, Toyen, et quelques autres, dont de nouveaux arrivants tels que Jean-Christophe Bailly et Pierre Peuchmaurd, Annie Le Brun tente de conserver un espace collectif de liberté créative. C’est dans cette période que, par l’intermédiaire du poète Georges Goldfayn, elle découvre la vague féministe en provenance des États-Unis, qui se prolonge en France à travers des publications à forte teneur idéologique : « l’homme remplaçait ‘‘l’ennemi de classe’’ et l’écriture féminine, en prise directe sur le vagin, était glorifiée comme l’avait été ‘‘l’art prolétarien’’. Je n’y ai pas tenu. » En réaction à ce courant en plein essor, elle écrit Lâchez tout [2]. Loin d’y combattre le droit à la contraception et à l’avortement, qu’elle soutenait évidemment, elle souligne et critique une recodification des rapports sexuels, un moralisme de retour. Se réclamant de Flora Tristan ou de Louise Michel, elle incarne la seule critique libertaire de ce néoféminisme désormais parisien.
Comment une femme avait-elle pu écrire un tel pamphlet contre elle-même ? La question se posa aussi grossièrement dans les rédactions, mais il fallut s’y résoudre, Annie Le Brun était une femme, et elle n’avait rien d’une réactionnaire. Elle s’en prenait à Simone de Beauvoir : « [le deuxième sexe] ne représente-t-il pas la somme de tout ce qui est venu alourdir, freiner, parasiter l’élan premier de la révolte féminine » [3]. Elle relevait avec malice que la maison mère des éditions des femmes était sises rue des Saint-Pères, soit « un lapsus géographique qui ne trompe pas ». À Hélène Cixous qui écrivait dans une préface : « nous sommes toutes des hystériques. », elle rétorque : « … le monde s’enrichissait d’une solidarité révoltée quand, en 1968, quelques-uns se déclarant ‘‘tous juifs allemands’’, n’avaient à y gagner que l’anonymat du matraquage, alors que le monde s’appauvrit quand une universitaire en est réduite à s’approprier la folie des autres pour se parer d’un nouveau fard littéraire. » [4] Plutôt que de « tant de minauderies obscènes » elle réclame qu’on se souvienne d’Unica Zurn, « de sa solitude légère, ‘‘pareille à un vide blanc’’ : de s’être jetée d’une de leurs fenêtres, elle a ouvert une brèche dans le mur de la vie, laissant flotter sur un ciel plombé d’explications la dentelle transparente des questions éperdues de l’enfance. » [5] Si elle se moque de Xavière Gauthier, Benoîte Groult ou Annie Leclerc, de Julia Kristeva et son « inanité structurale », c’est d’ailleurs pour mieux célébrer Virginia Woolf, Thérèse d’Avila, les femmes de la Commune, Danièle Sarréra [6], ou le FHAR et Guy Hocquenghem.
Le Nouvel Observateur fait paraître le 28 novembre 1977 un article furibard de Mariella Righini, intitulé Madame Judas, où il est question de la brutalisation, citations à l’appui, de la cause des femmes par celle qui a commis Lâchez tout. Pas vraiment d’arguments, mais de la mauvaise humeur, certes compréhensible de la part d’une personne qui s’est sentie visée.
Quelques mois plus tard, le même hebdomadaire publiait une sorte de droit de réponse d’Annie Le Brun, une tribune ayant pour titre : Un stalinisme en jupons.
« il serait absurde, ou inconséquent, commence-t-elle, de mettre un seul instant en cause la lutte des femmes contre leur misère réelle. Et telle n’est pas, évidemment, mon intention. Mais aujourd’hui, ce qui inquiète, c’est l’exploitation spectaculaire de cette misère par une idéologie qui, pour se présenter comme progressiste, n’en condamne pas moins les femmes à vivre entre elles dans un ghetto. » [7]
Entre-temps, une émission télévisée avait allumé les ondes [8], où elle apostropha quelques représentantes de ce néoféminisme, dont Gisèle Halimi, le public ainsi averti faisait connaissance avec une intellectuelle résolue à ne pas se laisser attraper par les leurres d’une modernité desséchante, ni par les modes puritaines.

L’émission eut un certain retentissement et Jean-Jacques Pauvert fit envoyer des fleurs à celle dont il serait bientôt l’éditeur et l’ami. Une amitié nourrie et enthousiaste ; elle déclare à propos de Pauvert : « J’ai rarement rencontré une intelligence si vive, dont un des charmes était de fuir l’abstraction comme la peste. » En 1982, par son entremise, elle publiait Les châteaux de la subversion, une suite critique inscrite dans les pas d’André Breton et du surréalisme, avec regard sur le roman noir, ou « trouvaille gothique », ‒ ici le Melmoth de Maturin, le Moine de Lewis ‒, ou encore Sade, c’est-à-dire en ces endroits où la poésie de ce temps-là, le siècle xviii, semblait s’être réfugiée. Son approche de Sade, notamment, donne idée à Pauvert de la solliciter pour une étude plus approfondie de l’auteur des Cent vingt journées de Sodome. Ainsi naîtra Soudain, un bloc d’abîme, Sade, qui s’annonçait comme une introduction à l’œuvre, mais qui prit une ampleur inattendue. C’est qu’Annie Le Brun avait constaté que personne n’avait vu ou signalé l’articulation, pourtant évidente, dans un contexte historique bien précis, entre la philosophie et le corps chez Sade. Elle raconte, toujours dans l’entretien accordé à Brasero et repris dans ce volume, sa visite d’un zoo dans le quartier du Bronx, à New-York, la vision de rapaces dans une volière lui donne une clef, elle y voit les libertins décrits par Sade… « À travers cette luxueuse sauvagerie, la couleur des plumes, la forme des serres et des becs affirment quelle irréductible criminalité est à l’œuvre dans la nature. » Et pour elle, Sade a perçu ce que les encyclopédistes n’avaient pas vu, « à savoir que les idées et les principes ne suffisent pas, car il est une violence de la nature qui se retrouve aussi à l’intérieur de l’Homme. »
Aux commentateurs de Sade qui l’ont précédée, elle ne ménage pas ses critiques. Ils l’ont instrumentalisé d’après leurs intérêts théoriques, ils l’ont tiré vers le nihilisme, Foucault en particulier, alors que, pour elle, Sade s’oppose au nihilisme. Et à Jacques Henric, qui l’interviewe pour Art Press, elle explique son éblouissement d’avoir vu en la démarche de Sade un refus de l’opposition entre la tête et le corps, ou plus exactement d’avoir vu que le fondement de la pensée en tant que fonction imaginaire tient dans l’affrontement de l’une et de l’autre. Elle ajoute :
« Pour ma part, j’ai beaucoup de mal à poser d’un côté le corps, le physique, le concret, le vécu et de l’autre, une pensée, une écriture. D’autant que je ne me reconnais pas du tout dans ce que cette génération-ci s’est plu à mettre sous ces vocables, plus flous les uns que les autres. Tout ce qu’on a jusqu’à présent avancé comme ‘‘physique’’, ‘‘concret’’, ‘‘vécu’’, me paraît, au contraire, témoigner d’une vaste entreprise d’effacement du corps, du corps mortel, du corps périssable, du corps unique. » [9]
En 1988, la publication d’Appel d’air entraînera la rencontre avec Guy Debord qui souhaite la connaître, d’autant qu’il a pu constater qu’elle parlait de lui dans son livre. Il avait lu ses essais sur Sade, comme on peut le vérifier dans une lettre de février 1990 :
« Je devais depuis longtemps vous remercier pour vos livres sur Sade. J’ai lu tout de suite le plus bref, et Bloc d’abîme assez peu après. Votre Sade est le vrai, j’en suis sûr. Je dois aussi avouer que je suis un sadien peu savant. […] … je savais vaguement, par la rumeur publique, que l’on trouvait Sade trop nazi chez les staliniens, ou trop grand seigneur chez les socialistes ; mais je ne lis jamais ces gens-là. Je crois donc facilement que vous avez raison en renvoyant tant d’autres experts à la Littérature, ou même à la niche des glapisseurs de Dieu. »
D’abord à Paris, puis en Auvergne où Debord et sa compagne Alice sont installés, Annie Le Brun et Radovan Ivšić vont les visiter. Debord aimerait faire quelque chose avec Annie, de quoi déplaire aux anciens surréalistes comme aux anciens situationnistes. Mais Jean-Jacques Pauvert a découvert des inédits de Raymond Roussel et il a sollicité son amie sadienne pour une relecture de l’œuvre, de quoi la requérir pour une longue période. Aussi la collaboration Debord-Le Brun ne se fera-t-elle pas, et, comme on le sait, Debord se suicidera en novembre 1994.
Mais, c’est d’un ancien proche de Guy Debord, Jaime Semprun, animateur de L’Encyclopédie des nuisances, qu’elle se rapprochera, notamment au moment de la publication du manifeste anti-technologique de Theodore Kaszyinski, qu’elle avait préfacé [10].
Elle prend conscience d’une nouvelle forme de censure, reposant sur l’excès et non sur la privation, ce sera le point de départ de son essai : Du trop de réalité. Voyant que le sensible est mis à mal aussi à travers l’art, elle commence à s’interroger sur le devenir de la forme, en cette époque dévitalisante. La mort soudaine de celui qui avait écrit L’abîme se repeuple viendra interrompre leurs échanges sur ce sujet comme sur d’autres.
Elle suivra son compagnon Radovan Ivšić dans ses aventures artistiques, consacrera plusieurs ouvrages aux questions de l’art et du marché, de l’imagination colonisée par le capital, de la confusion galopante entre réel et fiction. La conversation avec Rémy Ricordeau et Sylvain Tanquerel se termine par l’évocation de son travail avec le graphiste Juri Armanda pour la rédaction de Ceci tuera cela et des éclats de rire qui ont accompagné ces moments de mise en commun.
Suivent quatre autres entretiens et le texte d’une conférence donnée à l’institut français de Prague en 2021, à propos de sa grande amie : l’artiste tchèque Toyen (1902-1980). Ce petit livre, L’insistant désir de voir s’élargir l’horizon, constitue autant un premier contact éclairant qu’une invitation à lire l’œuvre vivifiante d’une essayiste indépendante de toutes les modes, se défiant de toute superstition comme de toute rationalisation, et restée tout au long si volontiers impitoyable et toujours désirante.
Jean-Claude Leroy
Annie Le Brun, L’insistant désir de voir s’élargir l’horizon, éditions L’Échappée, 128 p., 2025, 13 €.