Contre la Justice infinie - Serge Quadruppani

A propos des arrestations d’Assange et Battisti

paru dans lundimatin#187, le 16 avril 2019

Tout le monde sait que la Justice et la justice, ce n’est pas la même chose. La Justice est une institution sociale qui applique le droit d’un espace et d’un temps donnés, comme cristallisation provisoire de rapports de force. La justice est une exigence qui finit toujours par remettre en cause cette cristallisation et ces rapports. Justice Infinie (Infinite Justice) est le premier nom de code des opérations militaires étatsunienne entamées en 2001 avec l’invasion militaire de l’Afghanistan puis étendues, sous un autre nom mais dans une même continuité conceptuelle aux Philippines, dans la Corne de l’Afrique, le Sahara, les Caraïbes, l’Amérique latine et le Kirghizistan. Si les actions de guerre dans ces différentes zones n’ont plus porté le nom d’Infinite Justice, elles en ont gardé l’esprit. Enduring Freedom, Liberté Immuable : suivant un procédé d’inversion de la réalité propre aux propagandes, l’invocation de la liberté a couvert des entreprises guerrières où l’on a emprisonné sans jugement ni limite de durée. Si l’appellation faisant référence à la justice a été vite abandonnée parce qu’elle évoquait trop, aux yeux du monde musulman, des idées de revanche et de punition, ces idées-là continuent d’imprégner les guerres antiterroristes de l’Amérique et de ses satellites.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

Pascal, Pensées

Après le 11 septembre 2001, au nom de la lutte contre ce qui est présenté et vécu comme le Mal Infini – le terrorisme, nous sommes entrés dans l’ère de la Justice Infinie. A partir du moment où elles invoquent l’urgence antiterroriste, les institutions étatiques de l’Occident ne se reconnaissent plus aucune limite, ni dans l’espace, ni dans le temps, pour se saisir de ceux qui désormais, ressortent à leurs yeux d’un droit spécial qui est en réalité la dissolution du droit comme garantie universelle : le « droit de l’ennemi » [1]. L’apparition de ce concept, peu revendiqué explicitement mais très généralement mis en oeuvre, signale ce point de bascule où l’Occident qui se targuait d’avoir inventé les droits humains remet au cœur des pratiques de ses institutions, policières et judiciaires, la passion de la vengeance et celle de la punition.

Avec son noyau passionnel et son cortège de justifications rationnelles, l’idéologie de la Justice Infinie a largement débordé les institutions pour se répandre dans toute la société. Elle imprègne désormais les mentalités, elle domine dans l’éditocratie, elle va de soi dans une bonne partie des échanges des réseaux sociaux. Elle a aussi largement débordé du cadre strict de l’antiterrorisme pour s’appliquer à tout ce qu’on considère comme incarnant l’ennemi du genre humain. A côté du terroriste, figurent désormais en bonne place le pédophile, le violeur, l’antisémite, etc. Et à qui viendrait l’idée de défendre le terroriste, le pédophile, le violeur, l’antisémite, etc. ? De fait, la Justice Infinie commence toujours par s’attaquer à des gens indéfendables. Les premiers fichiers ADN ont été créés en France dans un quasi-consensus pour lutter contre les criminels sexuels. Sauf que, par cette brèche de l’indéfendable, toutes les autres catégories d’infractions réelles ou supposées sont ensuite passées et les motifs de prélèvement d’ADN se sont multipliés au point qu’à présent, pour avoir été embarqué dans une manifestation, on risque de se voir intimer l’ordre d’ouvrir la bouche pour qu’on y fourre un bâtonnet.

Avec la prescription et l’amnistie, la Justice comme institution se posait des limites, et laissait l’infini à la divinité. Ces pratiques séculaires par lesquelles elle reconnaissait implicitement son caractère humain et donc faillible sont maintenant abandonnées au profit d’un idéal absolu de la vengeance et de la punition.

En Italie, depuis un quart de siècle, la monstrification de Cesare Battisti a été relancée par les médias dominants à chaque rebondissement de sa traque judiciaire. Traque et monstrification se nourrissant mutuellement, l’une et l’autre répondaient à la nécessité de maintenir l’hégémonie médiatique de la vision des classes dominantes sur les années 70. Ces dernières sont sempiternellement représentées, contre l’évidence historique, non pas comme une période de remise en cause du capitalisme par une partie de la population, non pas comme une époque de violences touchant toute la société italienne, mais comme un moment de folie de quelques monstres assoiffés de sang et désireux d’abattre la démocratie incarnée par l’Etat, sa police et sa Justice. La monstrification n’aurait pas été aussi vivace et massivement présente dans toute la population, y compris celle qui se dit de gauche, si elle n’avait pas été aussi largement entretenue sur le net, où tweets et posts émanant de gens qui n’avaient manifestement aucune connaissance du dossier n’ont cessé de s’acharner sur « l’assassin ».

On l’a vu aussi à l’œuvre dans le cas de tel artiste qui avait pourtant « payé sa dette à la justice » et qu’on a empêché d’exercer son métier, ou dans le cas de tel cinéaste poursuivi voilà quarante ans pour un viol dont la victime demande aujourd’hui qu’on le laisse tranquille, et néanmoins pourchassé par des gens de bien réclamant encore une punition : le présentisme du net fait disparaître cette idée toute simple qui est au principe de la prescription et de l’amnistie, que le recul du temps interdit d’interpréter et de traiter les faits dans les termes et selon la sensibilité d’aujourd’hui. Les justiciers qui pullulent sur le net font partie intégrante de cette Justice Infinie qui menace de recouvrir le monde.

A peine Assange était-il traîné hors de l’ambassade d’Equateur dans des conditions ignominieuses, que les justiciers du net se précipitaient pour nous dire que c’était un violeur, un complotiste, un antisémite, un poutinien. Comme je disais dans les années 70 à des amis maoïstes (on a toutes sortes d’amis dans la vie), tant qu’à être jugé je préfèrerais être jugé par un tribunal bourgeois que par un tribunal populaire : la justice bourgeoise au moins, de temps en temps, acquitte. Qu’il s’agisse de la promptitude à juger à la place des juges dans l’affaire du viol, ou de l’incapacité à saisir dans quelle logique de choix de son camp le fondateur de Wikileaks s’est retrouvé, la promptitude des antifascistes du clavier aura été époustouflante, en vif contraste avec leur inintérêt durable pour la situation inhumaine où Assange était enfermé depuis sept ans. Oui, Assange n’est sûrement pas un ange, non Assange n’est pas un camarade, mais où a-t-on vu que seuls les anges et les camarades méritent qu’on s’intéresse à leur sort ? En réalité, son affaire dépasse très largement sa personne comme l’a expliqué fort bien Slavoj Zizek [2], dont les positions baroques laissent parfois place à quelques réflexions d’une grande rigueur. Si on laisse Assange se faire extrader aux Etats Unis, ce n’est pas seulement la Justice Infinie et la passion de la vengeance qui auront triomphé, mais avec elle, comme l’explique très bien le philosophe slovène, cette tendance à la surveillance planétaire généralisée à laquelle travaillent main dans la main les Etats et les Gafam.

Après avoir déchaîné contre lui pendant des décennies les tenants de la vérité officielle sur les années 70, Cesare Battisti semble maintenant passer, au moins en partie, de leur côté dans ses déclarations au procureur enregistrées sur procès-verbal les 23 et 24 mars. Ce faisant, il risque de perdre toute sympathie d’une partie de ceux qui lui avaient manifesté leur solidarité. Il est étonnant, par exemple, qu’il déclare aujourd’hui que s’il ne s’est pas dissocié explicitement de la lutte armée quand il se trouvait en France c’est parce qu’il craignait que les réactions de ses camarades d’exil mettent sa vie en danger. Qui a un peu connu le milieu des exilés italiens en France sait qu’il était, comme tous les milieux d’exilés politiques, de celui décrit par Marx en Angleterre à celui des réfugiés chiliens ou algériens en France, travaillé autant par les haines personnelles et les oppositions politiques aigries que par les solidarités. Mais en faire une espèce de mafia capable de tuer ceux qui ne respectent pas sa loi serait comique si cela ne contribuait pas à criminaliser un groupe de gens menacés par la vengeance d’Etat. Il aurait aussi pu se dispenser d’adopter le point de vue des plus à gauche de ses contempteurs en soutenant que ce serait la lutte armée qui aurait empêché le mouvement de 68 de faire évoluer la société italienne. C’est faire bon marché de la violence de la répression qui, depuis l’après-guerre, s’abattait sur les mouvements sociaux, depuis les fusillades de manifestations paysannes et ouvrières dans les années 60 jusqu’aux assassinats par les forces de l’ordre dans les rues et les prisons durant les années 70-80. C’est aussi oublier un peu vite le caractère avilissant et démoralisant de la promotion par l’Etat et les médias de la figure du repenti. C’est surtout ne pas reconnaître que l’écrasement des rêves soixante-huitards est le fruit de la restructuration des moyens de production, avec sa violence intrinsèque et les innombrables actes de violence qui l’ont accompagnée, et de la mutation anthropologique qu’a signifié le triomphe d’un consumérisme berlusconien porté aussi bien par la post-gauche. D’autres déclarations du Cesare Battisti qui a signé ces procès-verbaux sont également plus que contestables. Mais on notera tout de même que, contrairement à ce qui a été prétendu, il ne fait courir aucun risque judiciaire à personne. Les individus dont il cite les noms ont reconnu les faits, on été jugés et ont purgé leur peine. Il faut surtout garder à l’esprit que Cesare, quand il a signé ce procès-verbal, avait sur la tempe le pistolet de la menace d’une perpétuité réelle à l’isolement. Et qu’il l’a toujours.

Ce n’est pas parce que Cesare Battisti est sympathique ou parce qu’il serait le Dreyfus de notre temps qu’il faut le défendre. Mais parce que, dans son cas comme dans celui d’Assange et de tous ceux qui vont immanquablement surgir, il faut s’opposer au triomphe sans partage de la Justice Infinie.

[1Théorisé par Günther Jakobs, cette conception, distingue deux droits distincts : celui réservé au citoyen respectueux de l’Etat de droit et lui garantissant le respect des droits de l’Homme et celui de ’ l’ennemi ’, relativisant ou supprimant les garanties juridiques courantes et les libertés fondamentales, autorisant par exemple sa détention sans jugement : « la dangerosité de l’individu détenu prime sur tout, il est l’ennemi de la société, il n’est plus un citoyen libre, il n’est plus un citoyen qui a la pleine jouissance de ses droits ».

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