Contre l’individu

Matériaux pour des perspectives communistes de la création : les ateliers populaires

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

Il y a une perspective communiste de la création spécifique, il convient d’en travailler les fondements. L’individu est une fiction existentielle qui est apparue dans des conditions historiques données. Cette fiction, centrale dans les perspectives libérales, se construit sur une abstraction – celle d’un être qui se construit par lui-même, autonome, qui peut s’extraire du monde – abstraction qui conduit les comportements [1]}. L’un des avatars forts de cette fiction individuelle est l’artiste, le créateur, l’intellectuel ; en un mot, ceux des gens qui sont reconnus comme faisant surgir des expressions élaborées – qui seraient distinctes des expressions de tout-un-chacun – et inséparables de leur propre intériorité. L’exceptionnalité de l’œuvre serait alors la conséquence de l’exceptionnalité de l’artiste, et inversement. Ce qui nous intéresse dans les lignes qui vont suivre, c’est de contribuer, par l’étude d’expériences historiques, à la compréhension du caractère collectif de toute création, à la mise en lumière des situations et des discours qui sabrent et sapent la fiction de l’individu et à la possibilité de pratiques prenant appui sur une perspective communiste pleine, qui comprend à la fois le versant producteur et le versant existentiel.

Cet excellent article nous a été confié par l’excellente revue Parades dont le troisième numéro intitulé Battre le fer vient de paraître [2].

Le printemps 1968 a une singularité historique : ce qui s’est opéré sur les barricades et dans les lieux occupés a bouleversé un nombre particulièrement impressionnant de vies. Il a aussi vu naître une vivacité singulière dans les prises de positions sur un certain nombre des questions qui nous intéressent. La révolution semblant imminente à certains, il s’agissait de discuter de la vie nouvelle qui ne tarderait pas à s’ouvrir et de ce qu’il conviendrait d’abandonner dans un état socialiste, ou dans le Socialisme tout court. Bien sûr, la perspective révolutionnaire n’était pas la plus répandue, même si beaucoup y ont cru, et le réformisme, à travers ses organisations et son imaginaire moteur, a joué son rôle dans le déploiement de l’événement. D’aucuns ont oublié la plus grande grève de l’histoire de l’Hexagone pour réduire l’insurrection à un conflit générationnel ; d’autres ont fait le récit des radicalités ; d’autres encore celui des institutions et de la résilience de l’État, etc. La multiplicité des lectures ainsi que la nécessité de saisir les motifs sous-jacent de Mai-Juin 68, nous pouvons les synthétiser avec Michel de Certeau et sa contribution à l’analyse de l’insurrection soixante-huitarde. Celui-ci, dans divers articles parus dans les instants qui ont suivi le soulèvement et rassemblés dans La Prise de parole, relate l’étrangeté du retour à l’ordre et en déduit la nécessité de « revenir à cette “chose” qui est survenue et [de] comprendre ce que l’imprévisible nous a appris de nous-mêmes, c’est-à-dire ce que, depuis, nous sommes devenus » [3]. Le retour à l’ordre qui s’opère à la fin du printemps 1968 n’est rien d’autre que le retour des anciennes conditions d’existence. Lesquelles tâchent de s’imposer de nouveau en organisant l’oubli de celles qui ont surgi. De Certeau fait ainsi une lecture de l’événement à partir de l’idée d’« action symbolique » [4], c’est-à-dire que l’effet principal de cette insurrection aura été de « créer un réseau de symboles en prenant les signes d’une société pour en inverser le sens ». « Ce schéma d’un vocabulaire », poursuit-il, « n’effectuait pas mais représentait un changement “qualitatif” » [5]. Ainsi, « l’action exemplaire “ouvre une brèche” non point à cause de son efficacité propre, mais parce qu’elle déplace une loi d’autant plus puissante qu’elle était impensée ; elle dévoile ce qui était latent et le rend contestable ». Pour autant, « elle n’en reste pas moins, […] “un lieu symbolique” ; elle ne change rien ; elle crée des possibilités relatives aux impossibilités admises jusque-là et non élucidées » [6].

Il s’agit donc de partir de ces possibilités, en s’attardant sur la dimension collective de l’événement, et en particulier sur celle de l’organisation des ateliers populaires, action exemplaire ayant ouvert un certain nombre de brèches dans les logiques de créations de l’époque. Il s’agit aussi de s’appuyer sur l’hypothèse d’une intrication forte entre aspects pratiques et dimension existentielle dans les démarches collectives. Hypothèse qui sera mise à l’épreuve grâce à plusieurs auteurs contemporains de Mai-Juin 68, engagés eux aussi dans le mouvement en cours, et aux notions nées de cette période. Parmi ces auteurs, ceux du Comité d’action étudiants-écrivains, qui, œuvrant de mai 1968 au printemps 1969, ont laissé une riche littérature sur la question de l’anonymat et sur les tentatives faites en direction d’un « communisme d’écriture » [7]. Parce que les ateliers populaires ont été peu loquaces sur leurs modes d’organisation, passer par le Comité d’action étudiant-écrivain permet de cerner leurs partis pris communs : abolition de la séparation entre auteur et spectateur, anonymat, organisation collective. On fera également quelques détours par les propos tenus par certains membres de l’atelier populaire des ex-Beaux-Arts de Paris – avant et après l’occupation – pour saisir, au-delà de la comparaison avec le Comité d’action étudiants-écrivains, la manière dont certains ont pensé la pratique des ateliers populaires et leurs conséquences. En somme on tâchera, sur le mode des généalogies et des prolongements, de trouver matière à dégager un « bloc de sens » [8] pour des perspectives communistes à propos de la création.

Le communisme d’écriture

C’est donc le 18 mai 1968 que se lance le Comité d’action étudiants-écrivains. À ce moment-là, la grève s’est déjà très largement étendue. Deux jours plus tard, une première réunion du comité voit une soixantaine de personnes se rassembler à l’annexe Censier de la Sorbonne. Le travail de ce comité pendant le printemps 1968 sera essentiellement de l’ordre de l’écriture de communiqués et de tracts qui soutiennent les grèves des travailleurs ou la lutte des étudiants et qui interviennent théoriquement dans la rue et dans la presse pour accompagner le mouvement insurrectionnel. Ces textes, contrairement aux usages habituels des intellectuels dans leurs prises de positions politiques à cette période – et sans doute aujourd’hui encore – sont alors sans signature, ou, tout au plus, signés du nom du comité. Mais, on l’a dit, le travail du comité se poursuit jusqu’en 1969, et divers textes réalisés dans cet intervalle par le comité ou par certains de ses membres permettent d’en comprendre les orientations pratiques principales s’agissant du rapport à l’écriture et du statut des textes.

refus de la séparation auteur/lecteur-spectateur
Ainsi, l’une des principales caractéristiques des productions du comité c’est qu’elles se placent toujours au niveau du mouvement, c’est-à-dire qu’elles ne prennent jamais une position de surplomb ou de regard extérieur. Il s’agit pour ses membres d’abolir une distinction : celle de l’écrivain et du peuple. De permettre en cela la déconstruction d’une posture sociale et la capture de la parole qui lui est liée. C’est ce que Jean-François Hamel explique dans Nous sommes tous la pègre [9] – ouvrage sur le travail de Maurice Blanchot, membre du comité, dans les années 68 – lorsqu’il énonce la crise de légitimité des intellectuels à l’époque ; lesquels sont, selon ses termes, « accusés par le mouvement de mai de s’arroger le monopole du discours légitime dans l’espace public et, même lorsqu’ils adhèrent à la cause des opprimés, de renforcer à leur avantage l’inégale distribution sociale du droit à la parole » [10]. Pour le comité, cela se traduit par une prise de position quasiment physique : lorsqu’il parle, il parle depuis la rue et en refusant d’endosser l’habit de l’intellectuel.

anonymat
Pour cela, le Comité d’action étudiant-écrivain va avoir recours à l’anonymat, donnant, d’une part, la possibilité à ses membres de se dépouiller de leur renommée, et d’autre part, de dissoudre leur subjectivité dans la « prise de la parole  » collective propre au printemps 1968. C’est ce que suggère Dyonis Mascolo, l’un des membres du comité, dans un article paru en 1969 : « S’associant au travail du Comité, ceux à qui il avait été fait un nom désirèrent le perdre, ceux qui avaient fait acte de parole singulière désirèrent retrouver la parole anonyme (parole de foule, de manifestation, de nouveau) » [11]. Mais, comme le complète un texte interne probablement réalisé pendant l’été 1968 :

L’anonymat n’est pas seulement destiné à lever le droit de possession de l’auteur sur ce qu’il écrit, ni même à l’impersonnaliser en le libérant de lui-même (son histoire, sa personne, le soupçon qui s’attache à sa particularité), mais à constituer une parole collective ou plurielle  : un communisme d’écriture. [12]

communisme d’écriture
Le comité va donc travailler en ce sens, notamment dans son bulletin, en y associant des textes fragmentaires – « précisément pour rendre possible la pluralité » – où le « langage n’est pas donné par le contenu des textes ni par leur forme, mais par leur rapports, l’ensemble du reste nécessairement désaccordé qu’ils peuvent constituer ». Ce qui est donc recherché par les membres du comité c’est une écriture commune qui prend forme à partir des croisements entre textes singuliers et certaines exigences : ne pas être uniformes – « toujours déjà rompus et comme destinés à la rupture, afin de trouver leur sens non en eux-mêmes, mais dans leur conjonction-disjonction, leur mise en commun, leurs apports de différence » [13] –, mais aussi se fondre dans l’impersonnel. C’est-à-dire qu’à travers le comité ce ne sont pas les individualités qui le composent qui s’expriment mais bien le peuple, ou à tout le moins « le peuple absent » [14]. Cette exigence impose donc qu’il y ait un refus de la position d’autorité conférée à l’écrivain autant que du pouvoir qui lui est associé. « Nous sommes le peuple, c’est en quoi aucune ombre de pouvoir ne peut s’élever de nous  » [15], affirme un texte sur le travail du comité paru en septembre 1968. À cette date le groupe est en train de rassembler les textes qui constitueront le premier numéro du Bulletin publié par le Comité d’action étudiants-écrivains au service du Mouvement. Quelques mois plus tard, après un désaccord interne fort sur l’analyse de l’action du comité, plusieurs de ses membres initiaux (Antelme, Blanchot, Duras, Mascolo) le quittent. Un second et dernier numéro du bulletin, à la diffusion confidentielle, paraîtra malgré tout au printemps 1969.

Si la durée de vie du Comité d’action étudiants-écrivains est brève, l’expérience de ses membres et les propositions théoriques qui en découlent sont d’une aide précieuse pour comprendre l’importance de l’anonymat dans certains groupes de création les plus actifs au printemps 1968. En effet, l’anonymat du comité est également pratiqué par différents cinéastes [16] dont nous ne parlerons pas ici, et par les ateliers populaires.

Communisme de création ?

Sans doute faut-il rappeler brièvement que les ateliers populaires sont des ateliers d’impression d’affiches, utilisant principalement la sérigraphie. Ils se constituent à partir de mai 1968 et partagent un certain nombre de caractéristiques en commun, parmi lesquelles l’organisation collective et l’anonymat des productions, une pratique non-professionnelle d’appui aux mouvements sociaux et organisations révolutionnaires. Ici nous nous intéresserons surtout à ceux du printemps 1968, pour lesquels il a été possible de retrouver des témoignages sur leurs modes d’organisation. Mais il faut savoir qu’on compte plus d’une centaine d’ateliers plus ou moins proches de ce modèle jusqu’à la fin des années 1970.

refus de la séparation auteur/spectateur
En mars 1968, un peintre membre du Groupe de recherche en arts visuels, écrit dans Guérilla culturelle  :

Ainsi [l’artiste] collabore à toute une mythologie sociale qui conditionne le comportement des gens. On retrouve le mythe de la chose unique, qui va à l’encontre de la chose commune, le mythe de celui qui fait les choses spéciales, qui va à l’encontre de celui qui fait des choses communes, le mythe de la réussite ou pire encore : le mythe de la possibilité de la réussite.
Tout ce qui justifie une situation de privilège, une exception, porte en lui-même la justification des situations non privilégiées du grand nombre. [17]

Les propos de l’artiste fondent partiellement le point de vue du premier atelier populaire, celui de l’ex-École des beaux-arts de Paris, auquel l’auteur participe. On retrouve en effet dans un texte validé par l’assemblée générale et daté du 21 mai 1968 plusieurs de ses idées. C’est donc contre l’idée de la séparation entre les artistes et les autres travailleurs – contre l’idée de l’invention « de toute pièce  » d’une œuvre unique par un être unique –, que se définit la pratique de l’atelier populaire. Ses membres appelleront dès lors les travailleurs en grève à venir les rejoindre, pour exposer les motifs de leurs luttes aux membres de l’atelier et éventuellement pour réaliser une affiche. Mais on enverra aussi plusieurs membres de l’atelier des Beaux-Arts de Paris dans des usines ou des comités d’action pour enseigner les rudiments de la sérigraphie ou pour discuter des tirages préparés et s’assurer que les maquettes qu’on s’apprête à imprimer conviennent aux grévistes qu’on veut appuyer.

N’importe qui, pour peu qu’il parvienne à passer les nombreux barrages tenus par le service d’ordre, peut proposer des maquettes. Ainsi on raconte quelques anecdotes :

Il n’est pas nécessaire non plus de savoir dessiner. La sincérité, la percussion de l’affiche et du slogan priment. Des gens qui ne savaient pas du tout dessiner, se mettent à produire : leurs affiches, bien souvent, sont les meilleures, car leur inspiration n’est brisée par aucun critère précis de la beauté. Je me souviens d’une d’entre elles, parmi les plus belles qui soient sorties mais n’a pas été tirée hélas (nous avions des slogans plus urgents à faire passer), une camarade l’avait réalisée sur un moment de colère.
Je la revois, allant de l’un à l’autre, enflammée, suppliant qu’on lui dessine un homme très musclé et une femme, prosternée à ses pieds.
Personne ne voulait la faire.
« Débrouille-toi ! Essaie, n’aie pas peur… » — « Mais je ne sais rien faire ! » — « Tant pis pour toi ! »
Alors, résolue, elle prit un crayon, du papier, et créait le plus beau projet que nous ayons pu voir, fort dans sa naïveté et sa simplicité sincère.
L’affiche en question : « La femme n’est pas un objet de consommation ».
À l’AG du soir sa maquette, vivement appréciée par tous les camarades, n’a pu passer au vote. Mais elle s’est inclinée gentiment. Elle avait compris nos raisons : urgence d’autres mots d’ordre. [18]

Ou encore :

Un exemplaire de chaque affiche est accroché au mur : ceci afin d’indiquer notre façon de travailler aux nouveaux arrivants. En effet nombreux sont ceux qui, frais débarqués à l’Atelier, n’ont pas tout a fait compris nos buts. J’ai vu ainsi un camarade d’une quarantaine d’années travailler toute une journée sur l’affiche suivante : honneur ! patrie ! liberté ! bonté !

Il venait avec sa « fraîcheur », ses illusions, et nous proposait un texte bon à passer dans le journal La Croix. Nous lui avons expliqué qu’il s’agissait de déterminer politiquement ce qu’on avait à dire, et il a compris. [19]

Il n’en reste pas moins, comme le montre ces deux exemples, que les refus sont aussi significatifs de l’imperfection du partage des gestes de création. En l’absence d’autres éléments de contexte, on se gardera de sur-interpréter la première anecdote, mais le refus de passer au vote (donc d’imprimer) un modèle féministe qui plaît par ailleurs, en raison de « l’urgence d’autres mots d’ordre », est sans doute significatif des critères de priorisation des causes à soutenir dans l’atelier. L’accès de tous, et en l’occurrence de toutes, à la possibilité de créer est, dans la pratique, en prise avec la prédominance des schémas patriarcaux et des préférences politiques.

Bon nombre d’artistes professionnels participent d’une manière ou d’une autre au fonctionnement de l’atelier ; et ils sont nombreux à se refuser à dessiner des affiches. Ceux qui hier peignaient sont ceux qui aujourd’hui coupent le papier, impriment, collent, nettoient l’atelier, discutent des propositions, font le lien avec les autres composantes du mouvement, bavassent dans le canapé, rédigent tracts et motions, participent au service d’ordre du lieu, accueillent les arrivants, transmettent la technique, etc. Bien sûr, certains peintres et graphistes présents dans les ateliers s’attellent au dessin des maquettes, mais on s’intéresse moins à leur statut qu’à leur réalisation. « Nous avons parfois des visiteurs illustres, artistes, médecins connus, etc. mais leur “auréole” n’éveille ici qu’un intérêt médiocre. Seuls leurs propos, leur action, nous intéressent. » [20] Et puis : « Ainsi, chacun fait passer l’intérêt du travail, l’efficacité de la lutte avant tout. Nous verrons des camarades voter, dans cet esprit, d’autres affiches que les leurs, défendre violemment celles qu’ils n’ont pas réalisés, reconnaissant, en toute humilité, le pouvoir de percussion des autres » [21].

Au sein des ateliers principaux, les présents « se donnent mutuellement des conseils, se critiquent, s’aident. Ici pas de vedettariat. Les affiches ne sont pas signées. Il arrive fréquemment qu’un camarade prenne une affiche et qu’un autre la termine » [22].

anonymat
Certains anciens membres se souviennent ainsi de vifs débats autour de la question, que ce soit aux ex-Beaux-arts de Paris ou à l’atelier populaire de l’École des arts décoratifs de Paris [23]. « Mais la morale de cette société voulait l’anonymat » [24] nous dit l’un d’entre eux. Si les textes expliquant cet anonymat volontaire sont quasiment inexistants, il n’empêche que la pratique est réelle et aujourd’hui encore largement revendiquée par nombre d’anciens membres des principaux ateliers. Pour certains d’entre eux, l’idée même de savoir qui étaient les autres est discutable :

On s’appelait par les prénoms, c’était une ruche, on faisait pas du tout attention à l’histoire des personnes. Je crois qu’on savait pas du tout que j’étais architecte, je sais qu’il y avait très peu d’étudiants en architecture. […] Il y avait beaucoup de jeunes [25].

On ne se préoccupait pas du tout de qui faisait les affiches, on ne cherchait pas des idoles [26].

Ces deux anciens participants précisent par ailleurs ne pas savoir que certains de leurs camarades étaient des peintres de renom. Peut-on voir ici les traits de l’impersonnalité énoncée dans certains des textes de membres du comité d’action étudiants-écrivains ? D’autres occupants, plutôt peintres professionnels, disent, eux, que c’est un noyau d’une vingtaine d’artistes peintres qui sont moteurs de l’atelier. Eux se connaissent, ou à tout le moins se reconnaissent. Ce sont d’ailleurs leurs récits qui constituent la base de l’historiographie actuelle. L’écriture a posteriori de l’histoire de l’atelier populaire de l’ex-École des beaux-arts de Paris est donc une histoire centrée sur quelques « noms ». Mais elle porte une sorte de contradiction : il y a d’une part les témoignages évoquant un noyau d’une vingtaine de personnes qui se connaissent, et ceux – les mêmes, parfois – qui se rappellent plusieurs milliers de personnes de tous horizons passant dans l’atelier. Si, en définitive, ces deux récits peuvent être factuellement complémentaires, on voit aussi comment ils portent des lectures différentes de la situation. C’est d’ailleurs cela que l’historien du graphisme Michel Wlassikoff met malgré lui en lumière dans son livre Mai 68, l’affiche en héritage :

Au demeurant l’anonymat s’est construit avant tout pour des motifs idéologiques : le rejet de la notion d’auteur, la matérialisation du “pouvoir éducateur du peuple”, les affiches en tant qu’exemple concret de l’art au service des masses. De sorte qu’il a contribué à véhiculer le mythe des “affiches des étudiants des Beaux-Arts” largement entretenu dès les débuts. Les affiches de Mai 68 sont ainsi devenues l’émanation d’un seul et même corps collectif, les-étudiants-des-Beaux-Arts, quintessence du mouvement. Alors que ce sont essentiellement des plasticiens professionnels, pour beaucoup déjà engagés politiquement, qui ont lancé la dynamique et assuré la majeure part de la production. [27]

On voit ici qu’il y a plusieurs lectures possibles du travail de l’atelier populaire. L’une qui reconnaît la présence et le travail d’un certain nombre de personnalités du monde de l’art de gauche et centre son regard sur ceux-là, et l’autre qui focalise sur ce qui s’est passé dans l’atelier plus que sur les origines des membres et leur statut préalable. Les premiers capitalisant (volontairement ou non) sur cette expérience dans la médiatisation de leur parcours ou bien étant constamment ramenés à la figure individuelle, leur participation à un atelier populaire devient un marqueur de l’exceptionnalité de leur parcours individuel.

La pratique de l’anonymat n’est pourtant pas tout à fait nouvelle en mai-juin 1968. Certains peintres, futurs membres de l’atelier populaire des ex-Beaux-Arts, s’étaient déjà illustrés par leur absence de signature dès le mitan des années 1960. Ainsi, Une passion dans le désert et, de manière plus remarquée Vivre et laisser mourir, ou la fin tragique de Marcel Duchamp, deux séries de tableaux réalisées par plusieurs peintres du Salon de la Jeune Peinture, inaugurent, au sein dudit Salon, le travail de groupe, l’absence de signature et le refus du style personnel. La seconde série, assassinat symbolique de l’inventeur du ready-made, déclencha, par son sujet, un scandale dans le milieu de la peinture [28]. Ce qui aura pour conséquence de passer à l’arrière plan les conditions dans lesquelles ledit tableau fut fait :

En effet, l’atelier où s’est fomenté ce crime symbolique, c’est celui d’Arroyo et Recalcati, place Péreire, devenu un des hauts lieux de convergence de cette nouvelle vague picturale. Et c’est dans l’ambiance de fronde extrêmement joyeuse qui y régnait, qu’un certain nombre d’amis peintres participeront peu ou prou, avec le pinceau ou avec la parole, à l’élaboration de cette œuvre vraiment collective ; qui, comme Biras ou Riéti, prenant un soin malicieux à recopier les œuvres de Duchamp, ou d’autres, comme Fromanger, à rajouter quelques touches par-ci par-là, tous en tout cas critiquant tout le monde, et riant beaucoup de ce bon tour joué au formalisme dominant. [29]

À travers cet assassinat symbolique de Marcel Duchamp, ces joyeux drilles s’attaquent avec enthousiasme à certaines conceptions de la pratique de l’art mais aussi à l’idée de figure tutélaire. Quand on les accusera de vouloir tuer le père, l’un d’entre-eux répondra :

Parler de l’assassinat du Père est absurde. C’est un concept vulgaire que de faire sa place au soleil. Nous cherchons à trahir notre classe, dans la mesure où Duchamp la représente de manière masquée. Ce n’est pas le père que nous voulons tuer, mais l’ordre que représente le père et par rapport auquel nous cherchons à nous démarquer. [30]

Plus tôt, alors que cette série de tableau était exposée, on diffusait modestement un texte d’explicitation du geste, dans lequel on pouvait lire :

Si l’on veut que l’art cesse d’être individuel, mieux vaut travailler sans signer que signer sans travailler. Comment peut-on n’avoir pas compris que « la personnalité du choix préféré à la personnalité du métier » n’est, au contraire, qu’un pas de plus dans l’exaltation de la toute-puissance et de l’idéalité de l’acte créateur ? [31]

L’anonymat au sein des ateliers populaires s’inscrit donc dans le prolongement du travail de certains de ses membres. Pour ceux-ci, l’absence de signature se veut une réponse à la centralité de la figure individuelle dans la pratique de l’art. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que l’anonymat des affiches s’est imposé directement en relation avec cette expérience. Le refus de la figure individuelle est un motif qui semble partagé au-delà de ces quelques peintres puisque les premières affiches de l’atelier populaire de l’ex-École des beaux-arts de Paris, anonymes déjà, ne sont pas de leur fait. S’il est probable que les travaux collectifs au sein du Salon de la jeune peinture aient contribué à produire un contexte favorable à cette généralisation de l’anonymat, d’autres intuitions y participent : dans le cadre de la lutte on n’est pas là pour se faire un nom [32].

Il serait également impropre de déduire que l’impersonnalité est une caractéristique systématique et qu’elle se développe à tous les niveaux de l’atelier. Mais on peut néanmoins supposer sans prendre trop de risque qu’en dehors d’un noyau composé de quelques peintres et d’une petite part de leur entourage – qui, pour certains, ont une place centrale dans l’organisation de l’atelier –, la qualité sociale des auteurs est plutôt inconnue. Si la figure artiste n’est pas totalement abandonnée, plusieurs éléments nous amènent à remarquer de réels décloisonnements et une ouverture à l’autre qui sont peu habituels.

♣ organisation collective
Untel, ancien membre de l’atelier des ex-Beaux-Arts de Paris, déclare :

Je pense que je n’ai rien inventé en Mai 68, j’ai passé mon temps à adapter des images qui avaient déjà été faites. On ne connaît pas le nom des créateurs de ces affiches. C’était tout à fait anonyme. Peut-être pas d’ailleurs. Peut-être qu’il y a eu des archétypes qui ont été faits par des graphistes comme Siné ou certains caricaturistes de gauche bien connus dont on trouvait les noms dans Pilote mais, selon moi, il n’y avait aucune propriété sur le dessin ou le texte. On faisait ce qu’on voulait à partir de ce qui avait déjà été fait, voire en renforçant ou peut-être même en affaiblissant les graphismes. [33]

S’il faut sans doute nuancer l’importance de ce témoignage sur une création qui aurait été sans inventivité particulière et basée sur des archétypes, on pourra néanmoins convenir que l’organisation collective de l’atelier des ex-Beaux-Arts de Paris impliquait un réel partage de la paternité de l’œuvre. Chaque maquette dessinée individuellement est soumise anonymement à l’assemblée générale qui sélectionnait celles considérées comme les meilleures [34]. Il y a donc une discussion collective sur chacune des images, laquelle remodèle parfois les maquettes : tel lettrage est confié à untel, tel mot d’ordre est modifié, etc. Enfin, une fois la maquette fixée, elle est imprimée dans une quantité plus ou moins importante, en fonction de son succès. Dans certains cas elle est même envoyée chez des imprimeurs sympathisants pour être reproduite en offset. Certains modèles ont donc été tirés à plusieurs milliers d’exemplaires, parfois en différents formats et avec différentes techniques d’impression. Sans parler de l’éventuelle réimpression dans d’autres ateliers.

Étant donné le rythme de la production, la logistique ne peut être assumée que par une organisation collective  : il faut trouver de l’encre et du papier en grande quantité, dessiner, imprimer, couper, distribuer, coller, organiser des quêtes, préparer à manger, protéger le lieu, tenir les relations avec les autres composantes du mouvement, etc. Au sein de l’atelier populaire des ex-Beaux-Arts de Paris la division du travail existait donc peu et chacun participait à différents postes. Si, dans les faits, il est difficile de savoir comment était véritablement réparti l’acte de dessin entre confirmés et néophytes, toutes les autres tâches nécessaires au fonctionnement de l’atelier, à la création et à la diffusion des images, étaient, elles, largement partagées. « Toute responsabilité est provisoire et tournante suivant les nécessités et les enthousiasmes » [35], comme le précise le petit livre édité en 1968 par certains anciens membres de l’atelier populaires des ex-Beaux-Arts de Paris. Ainsi l’organisation collective laissait la possibilité à chacun de pouvoir intervenir d’une manière ou d’une autre pour réunir les conditions qui permettaient l’élaboration des affiches. Et ce, même s’il apparaît que dans de nombreuses situations les tâches aient majoritairement été liées à des profils spécifiques. On pense au rôle des femmes dans la tenue des cantines, crèches ou infirmeries dans les écoles d’art occupées. On pense aux travailleurs grévistes apportant leur mot d’ordre mais qui seront peu nombreux à dessiner, ou qui verront majoritairement leurs dessins refusés. On pense à la distinction, assez importante aux Arts décoratifs ou aux ex-Beaux-Arts de Lyon, entre ceux qui décident des mots d’ordre, ceux qui dessinent les modèles et ceux qui impriment, etc.

Ici on peut revenir à la perspective de Michel de Certeau : Mai-Juin 68 n’aura pas été une révolution en tant que telle mais elle aura favorisé, symboliquement et en acte, une certaine recomposition des gestes et des relations, de sorte que bon nombre de déplacements ont pu être constatés au sein des ateliers populaires. Et s’ils ne peuvent être vus comme la dynamique principale, ils doivent être lus au moins comme une des tendances de fond de l’événement. En quoi consistent ces déplacements ? En des changements de pratique, en des interdictions ou des autorisations nouvelles que se donnent les participants. « Par exemple, un artiste célèbre dont je ne veux pas me permettre de dire le nom, ne pouvait pas faire d’affiches, il ne voulait pas dessiner d’affiches, il s’en sentait incapable. Il disait lui-même : “Je ne peux pas... mais je veux être là  !” Alors, pendant quelques jours, il a balayé, il a nettoyé, il préparait les rames de papiers, il coupait le papier, mais il ne dessinait pas ! » [36] Ce sera encore le cas d’un autre artiste de la Jeune Peinture prenant davantage le rôle de commissaire politique et abandonnant alors la peinture pendant plusieurs années. On verra un troisième, peintre abstrait, devenir référent technique sur l’impression des affiches. Ou encore, des travailleuses apporter leurs propres modèles pour accompagner la grève des grands magasins où elles travaillent – modèle qui, il faut le dire, sera refusé par les membres de l’atelier populaire des ex-Beaux-Arts de Paris qui préféreront en dessiner un nouveau. On verra également un étudiant rester plus de deux semaines durant à l’atelier, ne s’en retournant pas voir sa femme et ses enfants. Il y aura aussi, « un professeur de “Déco intérieure” […] des plus contestés dans son enseignement académique (mais qui ne l’était pas  ?) aid[er] au démarrage de l’atelier » [37]. On verra enfin, pour ne pas trop allonger cette liste, un cartographe, abandonnant son emploi du jour au lendemain et devenir référent de l’atelier informel de l’École des beaux-arts occupée de Rennes, dont il avait été quelques temps l’un des étudiants. En bref, il est possible de voir combien l’expérience des ateliers populaires peut-être comprise comme une entreprise de désassignation sociale et de redéfinition, même partielle, de ce que Jacques Rancière nomme le « partage du sensible », c’est-à-dire la capacité de dire et de faire de chacun délimitée par les usages sociaux et les rapports de forces. Des commentateurs de l’époque ont également été dans ce sens dans une discussion parue dans le journal Combat, s’intéressant en particulier à une autre manière de lire la désassignation de soi en cours au sein de l’atelier populaire des ex-Beaux-Arts de Paris :

C.D. : […] La troisième responsabilité était individuelle pour quiconque pense à l’avenir et ne sait pas trop bien comment intégrer sa propre individualité dans une société nouvelle, par exemple, de type socialiste. Ce qu’il y a eu d’intéressant, c’est que, dans les premiers jours, les artistes sont venus travailler à l’atelier populaire d’affiches avec leur propre individualité, puis, petit à petit, des équipes se sont constituées et les artistes ont un peu oublié leur individualité pour atteindre à plus d’efficience et coller davantage à la réalité politique quotidienne. Les langages collectifs ont peu à peu remplacé les langages individuels.

A.B. : […] Lorsqu’une œuvre est authentiquement révolutionnaire, elle est basée sur le fait que l’artiste essaie de remettre en cause les bases mêmes de son métier. […] Certains artistes ont alors pensé qu’ils étaient plus utiles en abdiquant leur personnalité pour faire un travail effectif au profit de la communauté, par exemple dans le cadre de l’atelier d’affiches. [38]

Là encore, apparaît la préfiguration d’une nouvelle existence, inachevée, faisant écho à l’idée de lieu symbolique énoncée par Michel de Certeau. L’impersonnalité, pourtant, ne garantit en rien le caractère commun de la pratique. La dilution de l’individualité dans une démarche collective implique à l’inverse une confiance et des objectifs communs qui se construisent par la pratique, et qui, parfois, se défont aussi par la pratique. On verra donc à travers quelques histoires de ruptures et de conflits internes, que l’on peut déceler, en creux, les traces d’une positivité commune.

Voir les conflits et les affects, penser au-delà de la question de la création

Et puis, pour l’anecdote, il y avait ceux qui passaient des disques des Rolling-Stones et qui se les faisaient enlever par un politique qui préférait des chants vietnamiens… Alors, c’étaient des hurlements. [39]

En effet, suite à ce qui ressemble à une reprise en main politique de l’atelier populaire de l’ex-École des beaux-arts de Paris par des membres de l’UJC-ml [40], quelques-uns des membres de l’atelier le quittent. Est-ce réellement à cause de la main mise sur les disques en écoute dans l’atelier ? Ou l’obligation d’écoute de chants révolutionnaires vietnamiens est une métonymie ? Qu’importe à vrai dire. Ce qui est signifiant ici c’est de voir que la part minimale du commun nécessaire au travail collectif n’est à ce moment-là plus suffisante. Ce qui permet la création de l’objet collectif, dans notre cas les affiches, ne peut donc se résumer à une stricte collaboration. On voit avec cette anecdote que la création collective implique une communauté d’affects et de pensées suffisamment dense pour garantir la stabilité du commun.

Il faut alors noter que ceux qui sont partis de l’atelier des ex-Beaux-Arts ont rejoint dans la foulée l’atelier populaire des Arts décoratifs. On peut ainsi supposer que ce n’est pas en soi la pratique de l’affiche ni l’organisation générale qui cause le désaccord, puisque l’atelier des Arts décoratifs a un fonctionnement proche de celui des ex-Beaux-Arts. On pourrait dire ici, pour garder la métaphore musicale, que ce n’est pas la partition qui pose problème mais les modes sur lesquels elle est jouée. Peut-être aussi est-ce là la marque de l’absence d’une pluralité nécessaire, énoncée plus haut par l’un des membres du comité d’action étudiants-écrivains. Quoique plusieurs témoignages fassent état d’une diversité de points de vues et de positionnements politiques au sein des l’atelier des ex-Beaux-arts, on ne peut exclure que cette pluralité corresponde en fait à une période spécifique de la courte vie de l’atelier.

Mais une autre rupture peut ici nous éclairer. En effet, lors de l’hiver 1969, un texte critique [41] circule au sein du comité d’action étudiants-écrivains et soulève l’indignation de certains de ces membres. L’un deux, explique en ces termes le choix de sa démission :

Je juge désormais impossible de participer à un Comité où un pareil texte a pu être conçu, rédigé et proposé. Je veux dire que je ne saurais me contenter d’en rendre responsable l’inconscience de celui qui l’a écrit. Que l’auteur soit un tel ou un tel est de peu d’importance, et je ne peux pas non plus y voir un accident. Pour moi (c’est en cela que consiste la responsabilité de l’anonymat), c’est comme s’il avait été sécrété par le Comité lui-même, écrit par nous tous et par chacun de nous : par moi aussi. Cela m’est insupportable, et je l’entends de la manière forte : je ne puis le supporter ni politiquement, ni affectivement. Je cesse donc d’exister pour le Comité, comme le Comité cesse d’exister pour moi. [42]

On y lit ici combien la confiance mutuelle est fondée sur l’intrication des relations : on se dépose soi-même dans les autres, par conséquent la déception ne peut qu’être insupportable parce qu’elle est un arrachement. C’est, d’après d’autres mots du même auteur, l’amitié qui fonde la capacité à se projeter dans le communisme d’écriture. Mais c’est une amitié renouvelée, « (une camaraderie sans préalable) que véhicul[e] l’exigence d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et impersonnel » [43]. L’amitié, c’est cette même idée qui ferme le premier numéro du Bulletin du comité à travers une citation tirée d’un texte d’Hölderlin : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole et par écrit et de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela, nous sommes pour nous-mêmes sans pensée. Penser appartient à la figure sacrée qu’ensemble nous figurons » [44]. Là se déploie une lecture singulière de la perspective communiste, une lecture qui s’attache moins à l’abolition de la propriété privée et à l’appropriation collective des moyens de production qu’à une ontologie basée sur ce qui relie les singularités entre elles :

[…] l’être isolé, c’est l’individu, et l’individu n’est qu’une abstraction, l’existence telle que se la représente la conception débile du libéralisme ordinaire. [45]

nous, c’est-à-dire non pas nous, mais en tant que reliés aux autres. [46]

Mais tout nous appartient, c’est à dire que nous appartenons à tout, à rien. [47]

Voilà quelques unes des sanctions d’un Maurice Blanchot, ancien membre du Comité d’action étudiants-écrivains, nées de l’expérience de Mai, qui dessinent la spécificité d’un communisme existentiel, condition du communisme d’écriture qu’il tente de développer avec le comité : là où l’Autre est nécessaire à la création.

individu et fortune de mai
Suite aux ateliers populaires, d’aucuns s’interrogent aussi sur ce qu’ils viennent de vivre et tâchent d’élucider la longue liste de questions qui s’est ouverte avec le printemps 1968. Ainsi, dans le second Bulletin du Salon de la Jeune peinture, on lisait :

Nous ne cherchons ni à « dépasser » ni à « détruire » l’individu mais à le libérer. L’anonymat n’est pas en soi un acquis. Le travail collectif n’est pas non plus en soi un acquis. Cette expérience n’aura été positive que dans la mesure où elle permet de faire comprendre à chacun qu’il ne s’agit pas dans un tableau de « projeter son individualité », comme le ressasse à longueur d’année la critique bourgeoise, mais que pour chacun sa propre individualité est le seul mode d’accès à la réalité objective du monde extérieur qui est le même pour tous, et dont nous avons à débattre en commun. Loin de brimer en soi l’individu, il s’agit donc pour chacun, afin de mieux parler des affaires communes à tous, de développer au contraire sa propre individualité en comprenant que c’est la meilleure façon de sortir de soi. [48]

Et on ne pourra s’empêcher de penser qu’entre cet extrait et les sentences de Maurice Blanchot, il existe une proximité de pensée que l’usage contradictoire du mot « individu » ne saurait défaire. En effet, de là où on le lit, dans la prose de l’auteur (anonyme) du Salon de la Jeune Peinture l’usage de la notion d’individualité paraît malpropre : il s’agît ici moins d’individualité, c’est-à-dire d’un endossement volontaire et sans distance des assignations et des attendus sociaux, que de singularité, c’est-à-dire le parcours spécifique d’un être dans le(s) monde(s), avec une distance éthique vis-à-vis des assignations et des attendus et en relation perpétuelle avec ce/ceux/celles qui l’entourent. Pour reformuler le propos du Bulletin, il s’agirait, afin de mieux parler des affaires communes, de développer sa propre singularité pour sortir de son individualité. Là où le déploiement de soi dépend à la fois du déploiement de l’Autre et de la mise en commun de ces déploiements.

Plus précisément, nous avons et nous aurons encore longtemps du mal à mettre en pratique ce que nous pensons, c’est-à-dire à changer réellement d’attitude, car tout dans l’éducation bourgeoise que nous avons reçue nous a formés à cultiver notre propre individualité comme une fin en soi. C’est n’est évidemment pas par hasard qu’il en est ainsi : rester enfermé en soi-même est la plus sûre manière d’être inoffensif. [49]

C’est pourtant ce que l’érosion des intensités révolutionnaires a finalement fait revenir : d’abord la fin progressive des entreprises collectives et en particulier des ateliers de sérigraphie militants, puis par la suite, la fin de l’exigence commune de l’anonymat et le début des revendications de paternité individuelles. Il faut bien sûr remarquer que le dépeçage progressif de la collectivité en une somme d’individualités ne se fait pas sans résistance et que certains anciens membres, particulièrement quand ils n’ont pas d’enjeu de représentation d’eux-mêmes, se font farouches opposants aux revendications individualistes. Cette fidélité à l’anonymat de rigueur peut se comprendre à la lumière de ce que nous avons évoqué plus haut. Car la revendication de paternité d’une œuvre collective transforme l’énoncé j’ai participé à cette œuvre en je revendique le mérite de la qualité de cette œuvre. Et l’effet d’une telle revendication est de pousser les autres coopérants soit à se déclarer comme co-créateurs (donc à fragmenter le nous en une addition de je), soit à se taire (donc à laisser opérer la conversion nous je). Par conséquent, il suffit qu’une seule personne revendique la paternité pour que réapparaisse l’opposition fictive collectif / individu (nous distinct de je), alors que la création collective peut être comprise comme le fruit d’une dialectique, voire d’une intrication collectif-singularité (circulation permanente de nous à je et inversement). D’autre part, cette revendication étant une appropriation par un seul d’un ouvrage collectif, elle est donc également une exclusion. Car ceci est absolument de mon fait exclu toute possibilité pour un autre de dire j’ai participé à la réalisation de ceci. En définitive, la seule option qui reste à ceux qui sont expropriés, s’ils ne veulent pas participer au morcellement de l‘œuvre collective, consiste à nier l’énoncé de revendication de paternité (ou à le regretter par résignation). D’une certaine manière, l’appropriation qui se fait jour avec une telle revendication n’est rien d’autre qu’une démarche d’enclosure et d’instauration d’une propriété restrictive à ce qui était commun. C’est aussi en cela que l’on décèle combien les ateliers populaires, comme le comité d’action étudiants-écrivains, ont travaillé dans une perspective communiste : non seulement elles rompaient avec l’idée d’une hiérarchie de valeur dans les gestes qui entourent la création, mais elles refusaient en plus l’appropriation par certains du droit d’usage tout en partageant la paternité avec qui voulait bien l’endosser.

La possibilité ouverte par les ateliers populaires c’est un paradigme où celui ou celle qui le souhaite peut concourir, ou ne pas concourir, à l’élaboration des créations et s’y rapporter à sa façon propre. Il n’y a pas d’individualité séparée, pas de collectif gommant les singularités, seulement des relations et des circulations entre des parcours singuliers et plus ou moins entremêlés.

Un comité d’action est l’instrument d’une disparition des individualités ; il se compose de tous ceux qui entreprennent ensemble de devenir n’importe qui et de s’effacer dans une multitude que le pouvoir aura tôt fait de désigner comme la « pègre » [50].

[1Voir notamment Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée ; Maurice Blanchot, La Communauté inavouable ; Édouard Thoumire, Le Boisseau de sel.

[2Présentation de ce troisième numéro :

De Kerlédé à Calais ; des Beaux-Arts de Paris occupés en 68 à l’occupation de l’Irlande du Nord par l’économie ; des luttes anti-asilaires italiennes des années 70 au Réseau-Alternative à la psychiatrie ; des jardins d’Aubervilliers à l’assemblée nantaise pour la liberté d’avorter ; des entrailles de l’intuition à celles de Kafka ; « de Cap à Alger »... dire l’expérience, c’est faire des ponts entre des lieux, des temps et des tons a priori hermétiques. Fabriqué sur deux années entières, nous avons imaginé ce livre comme une possibilité, pour qui le lira, d’enfin rater mieux.

Pour vous la procurer, il suffit de vous rendre sur leur site

[3Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Le Seuil, « Points », 1994, p. 30.

[4Ibid, p. 33.

[5Ibid, p. 35

[6Ibid, p. 36-37

[7Jean-François Hamel & Éric Hoppenot (dir.), « Les caractères possibles de la publication », Maurice Blanchot, Mai 68, révolution par l’idée, Gallimard, « Folio Forum », 2018, p. 38

[8Jacques Rancière, « “Révoltes logiques” : La Contre-histoire », L’Âne n°1, 1981 [en ligne].

[9Jean-François Hamel, Nous sommes tous la pègre, Éditions de minuit, 2018.

[10Ibid, p. 104.

[11Dyonis Mascolo, « Le comité d’action, exigence révolutionnaire illimitée », Les Lettres nouvelles, juin-juillet 1969, p.160. Repris dans À la Recherche d’un communisme de pensée. Entêtements, Fourbis, 1993, p. 339.

[12Jean-François Hamel & Éric Hoppenot (dir.), « Les caractères possibles de la publication », Maurice Blanchot, Mai 68, révolution par l’idée, op. cit, p. 38

[13Ibid.

[14Dyonis Mascolo, art. cit. p. 161 ; repris dans À la Recherche d’un communisme de pensée. op. cit. p. 341.

[15Ibid, c’est l’auteur qui souligne.

[16Voir les groupes Medvedkine et Dziga Vertov par exemple.

[17Julio Le Parc, Guerilla culturelle, 1968, en ligne.

[18Fanny Vallon, « À l’atelier populaire », Partisan n°43, juillet-août 1968, p. 170.

[19Ibid, p. 171.

[20Ibid, p. 174.

[21Ibid, p. 171.

[22Ibid, p. 170.

[23Laurent Gervereau, Gérard Paris-Clavel, François Miehe, « L’atelier des Arts-décoratifs. Entretien avec François Miehe et Gérard Paris-Clavel  », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°11-13, 1988, in Mai-68 : Les mouvements étudiants en France et dans le monde, p. 197.

[24Laurent Gervereau, Gérard Fromanger, « L’atelier populaire de l’ex-Ecole des Beaux-Arts. Entretien avec Gérard Fromanger  », op. cit., p. 188.

[25Entretien personnel avec Olivier Tric, printemps 2016.

[26Entretien personnel avec Monique Dhuin, printemps 2019.

[27Michel Wlassikoff, Mai 68 l’affiche en héritage, Éditions Alternatives, 2008, p. 20-21.

[28Marcel Duchamp, est à ce moment-là une figure tutélaire pour le monde de l’art en France. Cet assassinat symbolique est alors perçu par des tendances très diverses de l’art plastique de l’époque comme une attaque ad hominem violente et injuste.

[29Francis Parent, Raymond Perrot, Le Salon de la Jeune peinture, une histoire 1950-1983, Éditions Patou, 1983 (2016), p. 35.

[30Gérard Galassiot-Talbot, « Persistent et signent », cité dans Francis Parent et Raymond Perrot, Le Salon de la Jeune peinture, une histoire 1950-1983.

[31Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo, Antonio Recalcati, Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp, Galerie Creuze, Paris, 1965.

[32Entretien avec Jean Hillaireau, printemps 2021.

[33Frédéric Lambert, « Paris  : Mai 68, au petit jour, l’affiche… Entretien avec Dominique Aliadière  » MédiaMorphoses Hors-série n°4, 2007, INA, p. 38, en ligne.

[34On n’oubliera pas que cette définition des « meilleures » n’est pas dénuée des rapports de forces entre les différentes tendances politiques en présence. Mais l’enjeu n’est pas ici de discuter des conflits et enjeux de compositions internes.

[35L’atelier populaire présenté par lui-même, U.U.U., 1968. p. 13

[36Laurent Gervereau, Gérard Fromanger, « L’atelier populaire de l’ex-École des Beaux-Arts. Entretien avec Gérard Fromanger  », art. cit. p. 187.

[37Philippe Bissières, « L’atelier de sérigraphie des arts déco en 1968  », article non-publié, donné par l’auteur en 2017.

[38François Pluchart, Pierre Restany et anonymes, « L’artiste, un marginal ?  », Combat, 2 août 1968.

[39Laurent Gervereau, Guy de Rougemont, « La sérigraphie à l’École des Beaux-Arts. Entretien avec Guy de Rougemont », op. cit., p. 183.

[40Union des jeunesses communistes – marxistes-léninistes : organisation maoïste issues des scissions des organisations de jeunesses du Parti communiste français du mitan des années 1960. Elle est à mi-chemin entre les orientations du Parti communiste chinois et la relecture de Marx par Louis Althusser et ses élèves, dont un certain nombre seront militants de l’UJC-ml.

[42Jean-François Hamel, Éric Hoppenot (dir.), « Lettre à Jacques Bellefroid, 4 février 1969 », Maurice Blanchot, Mai 68, révolution par l’idée, op. cit., p. 112.

[43 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Les Éditions de Minuit, 1983 [2015], p. 55.

[44Jean-François Hamel, Éric Hoppenot (dir.), « Un communisme d’écriture », Maurice Blanchot, Mai68, révolution par l’idée, op. cit. p. 14.

[45Maurice Blanchot, La communauté inavouable, op.cit. p. 36.

[46Jean-François Hamel, Éric Hoppenot (dir.), « Lettre à Marguerite Duras, 13 octobre 1968 », Maurice Blanchot, Mai68, révolution par l’idée, op.cit., p. 36.

[47 Ibid, p. 40

[48Le Bulletin du Salon de la Jeune Peinture, n°2, décembre 1968, p. 4.

[49Le Bulletin du Salon de la Jeune Peinture, n°3, mars 1969, p. 3

[50Jean Louis Hamel, Nous sommes tous la pègre, op. cit, p. 115.

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