Contre l’art politique

Pour une autre politisation de l’art
Pierre-Aurélien Delabre

paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

« Cette forme, nous la nommons communisme. D’autres préfèrent la nommer poésie. Pour nous, c’est la même chose. »

Thématiser la politique c’est, de fait, la concevoir moins comme un rapport spécifique que comme un contenu (théorico-inerte), avec quelques dommages pour sa dynamique et sa capacité à bousculer les délimitations.
— Olivier Neveux, Contre le théâtre politique

JLG/PPP : QUELQUE CHOSE D’ÉCRIT ?

Godard ne cesse de renvoyer le cinéma de Pasolini à « quelque chose d’écrit », allant même jusqu’à condamner sa linguistique : « une table de montage réactionnaire » ; Pasolini, quant à lui, ne cesse de placer Godard dans le rang des poètes-cinéastes, contribuant à l’édition de ses textes sur le cinéma, dans un ensemble qu’il a lui-même choisi d’intituler « Il cinema è il cinema » — attestant ainsi de sa compréhension de l’aspect tautologique d’une oeuvre qui n’a d’autre horizon que le cinéma lui-même.

Ce n’est donc pas la défense obstinée de l’autonomie de son champ — dont il comprend aisément l’enjeu et la radicalité, en tant que poète précisément — ni même la sophistique godardienne qui agacent Pasolini, mais le caractère « vulgaire » et « étroitement parisien » d’une langue séparée de la réalité prolétarienne et sous-prolétarienne.

Pour mieux comprendre cet agacement de Pasolini (qui n’empêchera pas l’amitié), intéressons-nous à deux figures antagonistes de leur oeuvre cinématographique des années 60 : Accattone & Pierrot le fou.

Accattone est un sous-prolétaire romain n’ayant d’autre horizon social que la périphérie romaine et ses petits trafics ; Pierrot le fou, quant à lui, est un bourgeois qui rompt avec sa classe en s’embarquant dans une fuite kamikaze et féerique, renouvelant ainsi son horizon existentiel en des espaces jusqu’alors ignorés.

En somme, dans l’un et l’autre film, il est avant tout question d’espace et de clôture, de leur rapport, de la possibilité ou de la non possibilité d’une brèche — et cela sous des modalités radicalement différentes, c’est à dire : ancrées sur des terrains sociaux antagonistes (la bourgeoisie parisienne & le sous-prolétariat romain).

L’errance ou la fuite. Deux dynamiques dotées de leur poétique propre : la première, soustraite à la société bourgeoise, se déploie en ses marges ; la seconde, qui se fait acte de rupture volontaire, depuis la bourgeoisie elle-même, vers ses confins (mais en sort-elle vraiment ?).

Le langage de l’image, chez Godard, s’affranchit immédiatement de la matérialité des rapports de classe, vise déjà un au-delà du monde bourgeois (sa représentation), un monde que la bourgeoisie, encore et toujours, ne cesse de façonner à son image [1] ; tandis que chez Pasolini, c’est précisément dans la mobilisation de « pures formes de vie » prolétariennes et sous-prolétariennes que ce langage se manifeste, en partant de l’existant et en demeurant à la surface du monde.

Ainsi, le « premier Pasolini » (et ce bien que nous honnissions les ruptures épistémologiques : il faut se méfier, écrit Ralph Dutli, des « tyrannies chronologiques [2] ») s’intéresse au langage de la réalité à travers la langue particulière des borgate, et avant cela, au frioulan, la langue des « jours de la résistance » ; alors que Godard fabrique ses films à Paris, s’abandonnant obsessionnellement au travail de l’image, de l’image seule, qui lui inspire cet art de la découpe, du contrepoint, de la brèche, qui caractérise déjà ses premières productions.

Ceci dit, ce n’est pas le Godard du Mépris ou de Pierrot le fou qui nous intéresse ici, non plus le Godard des « films politiques », mais bien celui de Histoire(s) du cinéma ou du Livre d’image, un Godard qui va encore plus loin, qui se fait archiviste et monteur, qui a aboli la belle figure de l’acteur, éclaté tous les cadres de la représentation, ainsi que la structure narrative traditionnelle (héritée du champ littéraire). Désormais, c’est un Godard qui pratique une écologie de l’image, qui fait de l’image avec de l’image, un Godard qui est peut-être le plus intéressant et le plus radical de tous, un Godard irrémédiablement poète et irrémédiablement révolutionnaire.

De ce Godard-là, nous n’entendrons jamais Pasolini dire quoi que ce soit : il ne l’a pas connu. C’est pourtant ce Godard-là que nous rapprochons de Pasolini. Et il y a fort à parier également que Godard, s’il a ouvert les derniers ouvrages poétiques de Pasolini, a pu y trouver une conception du langage qui s’affranchit quelque peu de ce « quelque chose d’écrit », tant reproché au poète italien, de feint ou vrai amour.

De ce « quelque chose d’écrit », Pasolini s’en affranchit quelque peu, oui, mais jamais complètement : d’une part, parce que nous faisons surtout référence à des ouvrages littéraires, ici, et non seulement à des films, que leur matériau demeure donc la langue, même travaillée, même subvertie par un langage ; d’autre part, parce qu’il demeure résolument attaché à ce dont Godard semble vouloir s’affranchir :

Je ne nie pas que certainement la chose la meilleure aurait été d’inventer un alphabet, si possible de caractère idéogrammatique ou hiéroglyphique, et d’imprimer le livre en entier comme ça. (…) Mais ma formation culturelle et mon caractère m’ont empêché de construire ma « forme » à travers de semblables méthodes, extrêmes, oui, mais aussi extrêmement ennuyeuses. Voilà pourquoi j’ai choisi d’adopter, pour ma construction autosuffisante et inutile, des matériaux apparemment significatifs. [3]

Malgré cet attachement au matériau-écrit, Pasolini a toujours mis à mal la structure narrative traditionnelle ainsi que la représentation réifiante de la réalité sociale (« loi des grands nombres », disait Gramsci), pour faire droit à une poétique de l’image en tant que manifestation d’une grâce (comme sursaut) révélant le caractère merveilleux du déjà-existant — c’est-à-dire : de la joie d’être au monde et de faire commun.

Ainsi, sa « conversion » au marxisme s’est opérée durant son adolescence frioulane, auprès de journaliers en lutte contre un gros propriétaire terrien, et ce n’est pas tant leur lutte en soi qui l’intéressa, qu’une certaine vitalité prolétarienne se manifestant à travers elle, une langue et une culture particulières, autonomes, une joie d’être ensemble et de faire monde.

...je suis habitué depuis ma plus tendre enfance à déceler le bonheur par le sourire, par les yeux, par la manière dont on sourit, par le regard [4].

Contre le discours social et le pragmatisme politique sur lequel il fonde son autorité, c’est donc un sourire qui défie l’Histoire. Et cette vitalité, cette joie, il les rencontre de nouveau au début des années 50, auprès de sous-prolétaires romains, de Pigneto ou de Rebbibia :

...quand je faisais un tour à pied dans Rome, tous les livreurs des épiceries, des boucheries, des boulangeries, sur leurs vélos, avec leurs pantalons rapiécés au derrière, sillonnaient la ville et chantaient. Il n’y avait personne qui ne chantait pas, il n’y avait personne qui, quand on lui adressait un regard, ne rendait pas un regard accompagné d’un sourire. Cela, c’est une forme de bonheur [5].

Mais ce sourire a disparu. Pour ce « poète des minorités », le miracle économique fut un désastre, tant anthropologique qu’écologique : une éradication systématique des cultures périphériques, leur colonisation par la nouvelle centralité du néocapitalisme latin ; l’avènement d’une ère sans étoiles.

Désormais, on les voit au contraire pâles, névrosés, sérieux, introvertis. S’ils sont plus sérieux, c’est peut-être parce qu’ils se posent des problèmes, mais je ne le crois pas parce qu’ensuite, en approfondissant un peu, en parlant avec eux, j’ai bien vu qu’ils ne se posent pas de problèmes ; ils vivent une forme d’infortune, une forme d’impuissance, justement parce que leur condition économique ne leur permet pas pour l’instant de réaliser le modèle petit-bourgeois qui leur est offert en échange du modèle sous-prolétaire qui a été détruit [6].

Si Pasolini ne peut plus fonder sa nécessité du communisme sur un sourire, sur quoi la fonder ? Sur le terrain poétique, il va armer son désespoir d’une « nouvelle jeunesse » :

Donquichottesques et durs, nous agressons la nouvelle langue

que nous ne connaissons pas encore, que nous devons tenter [7].

Si Pasolini demeure bien attaché à ce « quelque chose d’écrit », cela ne l’empêchera pas de produire une critique immanente du discours en soi, du discours en tant que structuration autoritaire du symbolique. La forme-même de son oeuvre la plus tardive, en raison précisément de cette critique, se verra donc renouvelée : Pétrole n’est déjà plus un roman, c’est un ensemble fragmentaire mêlant les registres, une profusion de paroles et de genres.

En évitant « les mensonges de la question du sens [8] », en éparpillant la morale, en se logeant dans l’écart qui lie sans les confondre le signe et sa signification, en devenant monteur et archéologue, tout en demeurant poète, Pasolini attaquera la grammaire du pouvoir en son cœur : la belle langue académique, la structure narrative traditionnelle, la hiérarchie des genres, etc — bref : tous ces éléments structurants d’une certaine représentation bourgeoise du monde.

CONTRE L’ART POLITIQUE : FAIRE POLITIQUEMENT DE L’ART

Sa poétique est donc éthique par essence et se fait indissociablement l’expression d’une politique de l’art — et non d’un art politique, et non d’un art moral.

Cela implique une autre politisation de l’art que celle entrevue par Walter Benjamin dans son essai célèbre [9] : une réintégration de l’aura dissipée au coeur de la production sérielle. Cela implique également un communisme qui renoue avec le langage, et s’émancipe enfin, radicalement, du discours.

Contre l’image sérielle, donc, chargée d’un contenu, c’est-à-dire d’un discours (moral ou politique), sans susciter l’expérience (aura), une autre conception de l’image est donc possible : en tant qu’effraction du sensible.

JLG/PPP : c’est ici que la jonction se fait, dans l’image délivrée de sa fonction illustrative, délivrée ainsi d’un contenu qui la pille de son autonomie et la constitue comme instrument communicationnel, véhicule d’une « vision du monde » et ferment de l’idéologie bourgeoise.

Dans le champ littéraire, également, au sein duquel l’image se fait parole, entendons ce que peut avoir de bouleversant une mise en rapport accidentelle de mots, de phrases ou de phonèmes : de l’expérience quasi inaugurale des surréalistes au symbolisme accidentel d’un T.S. Eliot.

Autrement dit : Si nous voulons de nouveau rencontrer la nuit, il nous faudra devancer l’ordre des significations.

Afin de rencontrer l’image ou la parole, sur le terrain du champ cinématographique ou sur celui des littératures, que celles-ci nous éclairent sur les chemins de la posthistoire, nous devons donc tenter un arrachement au déjà-écrit du discours (contenu théorico-inerte) et de la représentation (négation de la vitalité des forces sociales). Moins un arrachement systématique à l’ordre des significations, peut-être, qu’un maintien de cette « obscurité native », condition du poème selon Paul Celan.

La clarté aveuglante de la Raison, non seulement triche, mais nous ennuie.

Ce qui ne veut pas dire que la vie sera privée de significations, seulement qu’elle sera enfin en mesure de produire les siennes propres, en dehors de la clôture néolibérale qu’induisent le régime de la représentation et l’ordre du discours.

Ce qui implique d’abord de faire un pas de retrait vis à vis de la traditionnelle mise en récit du monde.

Quelle fonction le récit peut-il encore avoir quand le cours de l’expérience s’est effondré ? Quand le récit contribue à creuser cette distance qui nous sépare du monde plutôt que de fonder ce qui nous y inscrit en tant que communauté réelle ? Quand les nouvelles normes de la narration commerciale substituent à l’expérience concrète de la réalité une représentation d’un monde-déjà-mort, dépouillée de son aura et arrachée à sa forme vivante ?

Walter Benjamin :

Il semble que nous ayons perdu une faculté que nous pouvions croire inaliénable, que nous considérions comme la moins menacée : celle d’échanger des expériences [10].

Il faut trouver un moyen nouveau de faire commun à partir de la mutualisation de nos expériences. Et cela implique sans doute de repenser radicalement la fonction et la structure du récit. De repenser sa fonction en tant que fondement d’une communauté réelle et non plus fictive. D’adapter sa structure, c’est-à-dire aussi sa forme, au réel de nos expériences, ou de ce qu’il en reste (ce qui fit notamment Kafka).

L’idée n’étant pas d’affiner notre représentation des êtres et des choses, ce que firent tous les réalismes, critiques ou acritiques, mais de renoncer à représenter le monde, et notamment ce monde dont nous n’avons qu’une (mé)connaissance souvent odieuse au regard de ceux que nous enroulons dans cette représentation.

Cela implique ensuite de se soustraire au caractère instrumental de la langue : une forme soutenant un contenu qui en use comme pré-texte.

Dialectique de l’oubli et de la mémoire, donc, de l’effacement et de l’écriture.

Si on conçoit aisément que le strict travail de l’image puisse s’affranchir d’une structure narrative (après tout : demande-t-on nécessairement aux peintres de raconter une histoire ?) et d’un contenu (quelle morale doit-on découvrir sous un chef-d’oeuvre de Caravage ?), le travail littéraire se trouve lié plus viscéralement au récit. Ainsi, le geste pasolinien revêt ici un caractère extrémiste :

Eh bien, ces pages imprimées mais illisibles veulent proclamer d’une façon extrême — mais qui se pose comme symbolique, également pour tout le reste du livre — ma décision : qui n’est pas d’écrire une histoire, mais de construire une forme (…) : forme consistant simplement en « quelque chose d’écrit [11] ».

Et rejoint donc celui de Godard : non seulement sur le terrain cinématographique, mais également sur le terrain littéraire (Pétrole, Transhumaniser et organiser, etc), en fabriquant du langage à partir d’une action sur la langue elle-même, en sortant de la langue par la langue.

L’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un contre l’autre ont guetté quelque chose de neuf sur le plan formel. Ce qui a leur a valu tant d’incompréhensions et d’injures. La société néolibérale se caractérisant par une mise au pilori de tout ce qui échappe à sa capacité formidable d’absorption et de neutralisation : il faut maintenir à tout prix cet état de douce sidération et d’impuissante compassion qui caractérise les gentils électeurs de gauche.

« CONSTRUIRE UNE FORME »

L’enjeu de trouver une forme réellement radicale, c’est-à-dire qui puisse échapper à cette absorption et à cette neutralisation, se pose nécessairement à l’artiste soucieux de produire du réel, et non une représentation statique de l’ordre existant.

La forme que nous devons tenter ne sera pas la géolocalisation d’une brèche, mais ce dans quoi nous nous reconnaîtrons en tant que puissance commune : c’est l’enjeu d’une révolution esthétique — inséparable d’une révolution sociale.

Un mouvement révolutionnaire qui se nierait dans une représentation homogène de lui-même, se complairait dans une vision du monde appauvrissante et se soutiendrait d’un discours séparé de sa pratique, ne pourrait être le nôtre. C’est la forme-même de ce mouvement révolutionnaire, en tant que produisant une nouvelle unité dynamique de la forme et du contenu (de l’éthique et du politique), qui déterminera l’orientation de celui-ci. Autrement dit : pour reprendre les mots de feu Lucien Sève, c’est communistement qu’il faut parvenir au communisme.

De façon analogue : sur le terrain esthétique, nous ne pouvons nous satisfaire d’un film comme le Martin Eden de Pietro Marcello. Un beau film à la morale irréprochable. Un film qui se fait, sous une forme assez classique, le véhicule de valeurs morales (antifascistes, antiracistes, etc) que nous approuvons, certes, mais qui demeurent, en tant que « valeurs », précisément, un simple contenu discursif que le régime néolibéral de la représentation peut aisément diluer dans la société du spectacle et donc désarmer.

C’est autre chose que nous réclamons à la production cinématographique « indépendante » : inventer une forme neuve, quelque chose qui ne soit pas une morale bien ficelée, quand bien même elle le serait de façon assez virtuose.

En choisissant Naples comme « décor » de son Martin Eden, un Naples restitué, ancien et folklorique, plutôt que le Naples d’aujourd’hui, qui est à un tournant de son histoire sociale, alors que les luttes contre la gentrification, les expériences autogestionnaires et les collectifs de solidarité concrète y prolifèrent, en choisissant la fiction plutôt que la forme-documentaire par exemple, Pietro Marcello arrache l’antifascisme à sa signification historique pour en faire un enjeu purement moral et anhistorique, dépouillé des forces sociales qui en constituent la matière vivante.

Nous nous étonnons ainsi du conformisme du champ culturel et artistique à une époque qui est pourtant foisonnante de nouvelles formes politiques.

On me rétorquera qu’il s’agissait de combattre pragmatiquement la poussée du néofascisme italien, dans un contexte de forte poussée migratoire liée à différents conflits meurtriers, qu’il s’agissait donc de lutter sur le plan de la morale collective contre le racisme et pour l’accueil des réfugiés. Ce pragmatisme idéologique pose problème en soi. Les actions de solidarité concrète sont nécessaires, oui. Mais pour ce qui est de la lutte culturelle que nous devons mener : comment croire que c’est un discours moral enrobé d’une forme conventionnelle qui sera en mesure d’agir sur la conscience des masses.

« Agir sur la conscience des masses » : c’est aussi le problème. Est-ce ainsi que nous produisons du commun ? Le commun suppose un langage, c’est-à-dire : une mise en rapport de matériaux hétérogènes, et non la transmission, par tous les nouveaux moyens technologiques de la propagande, d’un socle de vérités établies sur le monde, d’une conception homogène de l’Histoire et de ses destinées possibles.

Ainsi, Pasolini nous dit que c’est la lecture de Rimbaud qui lui a fait choisir instinctivement le camp de l’antifascisme : la poésie symboliste, en tant que contestation de la fonction instrumentale de la langue, est en mesure d’invoquer une parole qui accuse la grammaire, de faire naître la disjonction en lieu et place de la coordination docile, de rejeter la mécanicité du discours, ou d’en user pour le disqualifier — de faire mûrir un cri dans un désert de significations.

Ce cri, c’est tout ce que nous avons. Personne ne nous l’enlèvera.

Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile, 

personne ne soufflera la parole sur notre poussière. 

Personne [12]

Quant à la production culturelle dominante, qui agit en tant que morale à l’intérieur du régime de la représentation et de l’ordre du discours, elle n’a jamais prêché que des convaincus. Et en effet : l’antifascisme d’aujourd’hui ne prêche que des convaincus. C’est pour cela qu’il est si faible et si bruyant. C’est un antifascisme idéologique, une « valeur » (inscrite d’ailleurs dans la constitution de la République italienne), qui n’est que trop peu questionnée par la critique.

Reprenant le fil des interrogations de Pasolini, il est temps de distinguer l’antifascisme en soi, le fait de combattre toute oppression d’État sous ses formes les plus coercitives, les plus racistes et les plus sales qui soient, et l’antifascisme idéologique, celui qui est hégémonique et sur lequel l’État a toujours la main mise, celui auquel les plus fascistes de nos gouvernants doivent également se soumettre s’ils veulent aujourd’hui conquérir le pouvoir institutionnel.

Cet antifascisme institutionnel, donc, qui revêt des réalités fascistes sous plein d’égards (Israël en tant que laboratoire de la répression ethnique et politique systématisée, la Russie de Poutine qui en use également jusqu’à l’écoeurement, etc), est une construction opportuniste qui vise à désamorcer toute critique à l’égard d’États réellement fascistes. C’est également une arme idéologique dirigée contre tout ceux qui attaqueraient la nature coloniale des États occidentaux ayant intégré l’« antifascisme » à leur constitution ou à leur socle de valeurs morales.

Le véritable antifascisme ne peut plus s’abriter sous les vieilles bannières de l’antifascisme traditionnel, il doit attaquer la nature fasciste du système en soi : perpétuation de systèmes de domination coloniale (extérieure et intérieure) et totalitarisme de la société de consommation — qui implique non seulement la prolétarisation du producteur mais également la prolétarisation du consommateur : société de travailleurs sans travail (Arendt) et société de consommateurs précarisés.

L’antifascisme de Pietro Marcello demeure enlisé dans la morale compatissante et le discours lénifiant, il n’attaque jamais le fascisme réel, celui de l’État et du Capital, en leur complémentarité organique, et se contente d’une morale dont se repaissent les braves, qui n’a donc aucune efficacité politique. Bien au contraire : elle permet au pouvoir de se justifier, en ajustant ses normes morales aux exigences de la situation (la fameuse « opinion publique »), d’alimenter ainsi l’état de sidération et d’impuissance qui caractérise notre époque.

En vérité, il s’agit beaucoup moins de transformer l’artiste d’origine bourgeoise en maître de l’ « art prolétarien » que de le faire fonctionner, fût-ce aux dépens de son efficacité artistique, en des endroits importants de cet espace. Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que l’interruption de sa « carrière artistique » représente une part essentielle de ce fonctionnement ? [13]

Il fut un temps où, avec Walter Benjamin, nous pouvions concevoir un certain positionnement stratégique au sein de l’industrie culturelle. Nous pensons que la proposition stratégique de Benjamin mérite d’être réactivée et ajustée aux exigences de l’époque. Non qu’il ne faille pas prendre l’argent où il est. Mais il faut le prendre sans rendre de comptes, ne pas s’installer au coeur de l’institution, faire un ou deux pas de côté, brouiller les pistes, changer de nom, etc.

Non pour offrir une coloration militante à son art, mais pour tenter une véritable révolution de la forme elle-même, une élaboration formelle qui échapperait de fait aux tentatives d’absorption et de neutralisation par le Spectacle de la marchandise.

Je sais que la poésie n’est pas un produit de consommation ; je vois bien ce qu’il y a de rhétorique dans le fait de dire que même les livres de poésie sont des produits de consommation, parce que la poésie au contraire échappe à cette consommation. Les sociologues se trompent sur ce point, il leur faudra le reconnaître. Ils pensent que le système avale et assimile tout. C’est faux, il y a des choses que le système ne peut ni assimiler, ni digérer. Une de ces choses, je le dis avec force, est la poésie. On peut lire des milliers de fois le même livre de poésie, on ne le consomme pas. Le livre peut devenir un produit de consommation, l’édition aussi ; la poésie, non [14].

L’enjeu étant désormais de construire les conditions de l’autonomie du champ esthétique, et de travailler conjointement, sur le terrain social et politique, à la mise en place de dispositifs permettant aux formes non assimilables de l’art d’habiter l’espace de la cité.

Socialement et culturellement, nous sommes engagés dans une guerre de position, longue et éprouvante, contre les structures du pouvoir. Nous devons accepter de renoncer à greffer un contenu politique (toujours moral, toujours discursif) à nos productions culturelles et artistiques, et faire politiquement de l’art — ce qui signifie : construire une forme vivante, une action sur le réel, un langage.

La gratuité du langage, son absence de contenu séparé, sa forme toujours neuve, cette mobilisation conjointe de l’instinct créateur et de la raison critique, en font, sur le plan esthétique, le seul enjeu de notre époque.

Au regard de notre civilisation capitaliste et coloniale, ce langage sera nécessairement désigné comme barbare. Ce pour quoi un grand poème d’amour sera toujours révolutionnaire. Dès lors qu’il invente un langage. Un langage pour ne rien dire. Pour manifester, seulement, l’être et sa puissance d’aimer.

Vous dîtes l’amour, mais
rien n’est plus contraire à l’image
de l’être aimé
que celle de l’État
dont la raison s’oppose à
la valeur souveraine
de l’amour
l’État n’a nullement, ou a perdu
le pouvoir d’embrasser
devant nous
la totalité du monde [15]

Ainsi la forme, c’est tout ce qui doit nous intéresser. Le contenu seul n’existe pas. Le contenu, c’est ce que nous prenons pour la réalité, et dont nous sommes exclus. L’Histoire de l’écriture — qui est aussi l’Histoire du pouvoir — se fonde sur cette illusion, ne concédant qu’une fonction instrumentale à la forme, celle de se faire le véhicule d’un contenu qui se dérobe toujours. Le contenu n’existe pas. Ni le contenu ni la profondeur. La profondeur n’est qu’un pli de surface [16]. La profondeur, c’est la crispation de l’être privé de formes. La profondeur n’est rien d’autre que l’illusion d’un mystère qui se soustrait à notre regard. Une illusion que le pouvoir entretient. Une illusion que le Savoir entretient. Une illusion que la grammaire entretient. Une illusion qui fonde l’illusion de la puissance des rois. Une illusion qui fonde l’illusion de la séduction marchande. Une illusion qui a rendu possible le fascisme : l’idée qu’une vérité se dissimule sous l’être, une vérité-déjà-écrite, une vérité qui justifierait la classe, la race et le genre. Une vérité qui tue. Une vérité dont a besoin le Capital pour se maintenir en tant que structure sociale naturelle. Une vérité qui perpétue la destruction du monde au nom de l’idée de Progrès. Quand nous l’aurons compris, si nous le comprenons un jour, la face du monde changera. Quand nous le comprendrons, il n’y aura plus de roi, il n’y aura plus de forme-marchande, il n’y aura plus de fascisme. La forme aura été libérée. Et tout se jouera ici-bas. Avec nos morts. Nous ne sommes pas encore capables de le comprendre. Certains l’ont pressenti. Et nous mettrons longtemps encore à comprendre ce qu’ils ont cherché à nous dire. D’autres, dès aujourd’hui, en devinent l’importance. Nous formulons, modestement, l’hypothèse que cela touche à notre condition humaine ou posthumaine qui est encore à découvrir. Cette découverte dépend d’une écologie à naître. D’une écologie du sens. D’une écologie de l’image. D’une écologie matérielle. Cette découverte aura une forme purement négative. Elle sera donc une forme pure : sans contenu sous-jacent, sans arrière-fond de signification. Une forme cosmique et donc posthumaine — c’est-à-dire : une forme enfin humaine, affranchie de l’humanité bourgeoise, de ses abstractions, de ses frontières, épistémologiques ou nationales, de sa fureur prométhéenne et de sa morale d’esclave. Cette forme, nous la nommons communisme. D’autres préfèrent la nommer poésie. Pour nous, c’est la même chose. C’est l’unité de l’être et du langage. Une langue que nous devons tenter. La possibilité d’être réellement avec l’autre. De faire commun. Une possibilité déjà existante. Une possibilité sur laquelle nous fondons notre utopie.

Pierre-Aurélien Delabre

[ce texte s’inscrit dans un ensemble intitulé Era pura luce ]

[1« En un mot, [la bourgeoisie] façonne un monde à son image. » (Marx & Engels, Le manifeste du parti communiste.)

[2Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve, traduction de Marion Graf revue par l’auteur, Le Bruit du temps/La Dogana, 2012.

[3Pier Paolo Pasolini, Pétrole, traduction de René de Ceccatty, Gallimard, 1995.

[4Pier Paolo Pasolini, La langue vulgaire, traduction de Felecetti Ricci, Éditions de la lenteur, 2021 (nouvelle édition).

[5Ibid.

[6Ibid.

[7Pier Paolo Pasolini, La religion de notre temps (1961), traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.

[8Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, traduction de Christophe David, Éditions NOUS, 2008.

[9« Voici l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme, le communisme y répond par la politisation de l’art » (Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique, nous citons de mémoire).

[10Walter Benjamin, « Le narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », dans Rastelli raconte... et autres récits, traduction de Maurice de Gandillac, Seuil, 1987.

[11Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit.

[12Paul Celan, choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, 1998.

[13Walter Benjamin, « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », traduction de Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch dans Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000.

[14Pier Paolo Pasolini, L’inédit de New-York, traduction de Anne Bourguignon, Arléa, 2015.

[15Jean-Luc Godard, Eloge de l’amour, phrases (sorties d’un film), P.O.L., 2001.

[16Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx » (disponible ici).

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