Conseil central des Fossoyeurs de l’Economie. Réunion des 26-27-28 mai.

Extraits du compte-rendu. Par Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Le dernier week-end de mai, j’étais à Naples, où j’ai participé à la réunion du Conseil central des Fossoyeurs de l’Economie, qui avait été plusieurs fois repoussée en raison de situations d’urgence dans certaines régions du monde.

Outre le soussigné, le tirage au sort avait désigné cette fois Piotr, du Parti imaginaire letton, Alexandra, pour la section pétersbourgeoise de l’Internationale Scum, le Colonel Durutti pour la fraction antinationaliste kurde du Rojava, Helyette, du Miri (Mouvement Interluttes Rom indépendant), Miguel, du comité ouvrier zapotèque, Kata, d’un groupe anarchiste new-yorkais et Dehra, du Cultural Forum of Antifascism du Kerala. Rappelons, pour ceux qui l’ignorreraient encore, que le Conseil n’a évidemment aucune fonction de direction, qu’il est seulement le lieu de coagulation des débats au sein des Fossoyeurs, alliance de tous ceux qui, à travers la planète, mènent des combats contre et hors des lois de l’Economie.

Je dois dire que j’ai passé un bien mauvais moment quand Piotr, prenant le premier la parole, m’a demandé sans ambages d’expliquer comment il était possible que tous les espoirs qui avaient été placés sur les événements français durant le printemps 2016 aient été si cruellement déçus. Extrait de son intervention :

— (…) A partir du mois de mars 2016, nous avons été très nombreux, à travers la planète, à nous enthousiasmer pour ce qui se passait dans les rues et sur les places de votre pays. Beaucoup d’entre nous ont même fait le voyage pour s’y mêler comme l’attestent, par exemple, des slogans écrits en allemand sur des murs parisiens et d’autres criés en français à Turin. L’esprit du cortège de tête a commencé à hanter l’Europe. Nous avons été des centaines, des milliers peut-être à nous retrouver dans ce tract du comité d’action qui disait notamment.…

(Cliquant sur l’ordinateur devant lui, Piotr isole un document et commence à lire d’une voix qui prend des échos augustes dans la salle antique où nous sommes) :

« Il n’y a pas une loi qui pose problème, mais toute une société qui est au bout du rouleau. Nous sommes la jeunesse. Mais la jeunesse n’est pas la jeunesse, elle est plus qu’elle-même. Dans toute société, la jeunesse est l’image de l’élément disponible.(…) Le mensonge social, la farce politique ne prennent plus. C’est cela, le gros problème qu’a ce gouvernement. Et pas juste lui : qui peut bien être assez con pour encore vouloir voter à gauche, à gauche de la gauche, à gauche de la gauche de la gauche, quand on voit ce que cela a donné en Grèce l’été dernier ? Un gouvernement de gauche radical surtout dans l’austérité.(…)Eh, les vieux ! Eh, nos vieux. Vous dites que vous vous sentez trahis. (…)Mais où étiez vous en 1983 ? Les années 80, les années fric, Tapie au gouvernement, Libé qui titre « Vive la crise ! », ça ne vous dit rien ? Nous, on n’était pas là, mais entre-temps, vos défaites sont devenues nos cours d’histoire. Et quand on les écoute, ces cours, on se dit que Macron ne fait que terminer le boulot commencé en 1983… »

(Piotr lève les yeux de son ordinateur et appuie son propos d’un effet oratoire consistant à parler plus bas, plus lentement)

— …Macron ! Oui Macron ! On ne peut pas dire que vos amis du Comité d’action aient manqué de préscience, qu’ils n’aient pas identifié le visage de l’ennemi… Alors, maintenant, comment expliquer cette situation ? « En Marche ! » se substituant à « Le Monde ou Rien » ? Le mot d’ordre creux d’un startuper promu par les milliardaires des médias remplaçant dans l’espace public les aspirations au bouleversement absolu de « l’ensemble de ceux qui n’en peuvent plus de la vie qu’on leur fait vivre » ? Les réflexions, debout la nuit, sur le sens du travail et de l’existence abandonnées au profit de la fascination assise pour des bavardages débiles sur la portée historique d’une virile poignée de main ? Les sinistres ruses d’un communiquant dominant désormais tant d’esprits ?

Comme tous les regards se tournaient vers moi, j’ai tenté quelques explications balbutiantes. La brutalité concentrée de la flicaille contre les lycéens et l’ampleur de la répression judiciaire… l’erreur que fut peut-être de se battre sur un terrain ennemi, celui de la farce électorale, même si c’était pour la dénoncer… le pilonnage jamais vu des médias en faveur de Macron… l’aveuglement d’une partie de ceux qui participèrent au printemps 2016 aux cortèges de têtes et qui acceptèrent à l’automne de débattre de la nécessité de voter Jupé aux primaires de la droite… ce premier effondrement de l’esprit critique étant bientôt suivi de son affaissement total… Hamon redécoré en porteur d’une mesure révolutionnaire, le revenu garanti… faut-il le supplier de se désister pour Mélenchon ou le contraire ? et qu’est-ce qu’il est sympa, Poutou !… tout ce clapotis anesthésiant qui nous a submergés en dépit d’un enfarinage ici, d’une claque là…

Mais plus je parlais, plus je sentais les regards incrédules de l’assemblée s’appesantir sur moi et à la fin, ma voix se réduisant à un couinement misérable, la péterbourgoise Alexandra se décida à venir à mon secours :

—  Macron, c’est la puissance du vide. Nul ne doute que chacun de ses actes ou de ses gestes ne soient insincères. Hormis quand, rarement, il laisse échapper une connerie raciste ou éclater son mépris de classe, il contrôle la totalité de son expression dans un but unique, en bon commercial qu’il est. Tout ce qu’il fait, et qu’il dit, il le fait et le dit pour servir sa start-up : le modèle de l’entreprise qui prétend s’étendre à toute vie sociale, l’individu même se transformant en entrepreneur de lui-même. On a connu ça ailleurs, par exemple en Italie avec Renzi. Et Trump n’est qu’un petit Macron dans le gros corps d’un Le Pen. Absolu opportuniste dont l’anti-écologisme est aussi sincère sur le fond que l’écologisme de son homologue français, l’un et l’autre n’ayant aucune pensée personnelle, n’ayant qu’une passion, celle de faire grossir leur petite entreprise égotiste. La question n’est pas que ces individus abjects aient conquis le pouvoir : leur être même correspond trop bien aux rapports sociaux capitalistes pour qu’ils n’y soient pas comme des poissons dans l’eau, et plutôt sous l’écaille du gros poisson qui bouffe tous les autres. La question, je me répète, n’est pas leur pouvoir. La question, c’est que nous le leur laissions.

Kata est intervenue à son tour, l’incroyable clarté de son regard se posant successivement sur chacun d’entre nous sans s’y attarder, comme si ce qu’elle voyait, tous ces manques de l’individu mutilé du capitalisme tardif, la décourageait de trouver un seul interlocuteur véritable.

— Cela a déjà été dit : les lycéens qui bloquaient leurs établissements ont sauvé l’honneur. S’ils n’avaient pas affronté les matraques et les tribunaux dans un très grand isolement et avec un très grand courage, la farce électorale serait passée sans aucune manifestation d’opposition. L’honneur… voilà bien un sentiment qu’ignore la pensée utilitariste. C’est pourtant lui qui a permis qu’existent tant de sociétés sans argent, qui se structuraient sur le potlatch, sur la dépense sans compter, cette manière de vivre si étrangère à l’économie. Contre les gens sans honneur qui gouvernent le monde, il nous appartient de prendre des initiatives qui rétablissent le nôtre. Par exemple, vous autres, Français, vous avez connu un moment très honorable, dans l’histoire de votre aristocratie, c’est celui où elle s’est suicidée, le 4 août 1789, quand a elle voté l’abolition de ses privilèges. Il me souvient qu’en 2011, eut lieu quelque part dans le centre de la France un événement intitulé « Les Nuits du 4 août », où quelques milliers de personnes débattirent des révolutions arabes et de Fukushima, du Chiapas et de Notre-Dame des Landes, où l’on banqueta, dansa, chanta, joua la comédie, tout cela en expérimentant les voies de la gratuité. Pourquoi ne pas proposer aux habitants du malheureux hexagone toujours balloté entre enragés et thermidoriens, de se reprendre de leurs hallucinations électorales en se réunissant un peu partout autour de grands feux célébrant l’abolition des privilèges de notre époque, ceux de l’économie et de ses servants ?

—  Mais, objecta Miguel de sa voix douce, il me semble que la nuit du 4 août 1789 n’a pu avoir lieu que parce qu’elle a été précédée de la Grande Peur des possédants, de l’incendie des châteaux et des archives où étaient enregistrés les droits féodaux. Des nuits du 4 août aujourd’hui, ça n’aurait de sens que si dans la pratique, par exemple, en combattant dans la rue les ordonnances macroniennes annoncées pour cet été, les Français recommençaient à flanquer la frousse à leurs représentants locaux de l’Empire.

Il y a eu un silence. Manifestement, tout le monde attendait que je dise quelque chose. Mais j’étais paralysé. Enfin, Dehra m’a demandé :

—  Qu’en penses-tu ?

Je me suis raclé la gorge, j’ai contemplé un long moment le plafond à caissons de ce palais où nous nous réunissions aujourd’hui, et qui avait abrité tant de conjurations à travers les siècles. Enfin, j’ai articulé :

—  Je ne sais pas. On va y réfléchir.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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