Comprendre la misogynie ordinaire : un protocole expérimental

par Paul Laborde

paru dans lundimatin#214, le 1er novembre 2019

Si la misogynie a la peau dure, c’est peut-être aussi le fait d’une limite cognitive. Des hommes que l’on penserait aptes à comprendre l’ampleur du problème passent pourtant complètement à côté. L’expression de leur étonnement est même parfois confondante de bêtise. Comment l’expliquer ? Sans doute se contentent-ils d’une représentation abstraite de la situation : incapables d’éprouver ce que ce que c’est qu’être une femme, ils ne peuvent qu’imaginer le problème – ce qui ne permet pas de le connaître dans sa pleine réalité. Ce n’est pas toujours – ou seulement – par mauvaise volonté : tout le monde n’a pas la capacité requise pour concevoir des existences différentes de la sienne. Une simple expérience permet pourtant d’éclairer un tout petit peu cet écart de perspective. D’aucune manière prétend-on ici saisir l’essentiel de la condition féminine mais si cette expérimentation peut aider quelques hommes à percevoir leur ignorance, il est pertinent de la partager.
Voilà : j’ai créé un profil féminin sur un site de rencontre.

Voilà : j’ai créé un profil féminin sur un site de rencontre. Cette expérience ne requiert que cinq minutes pour porter ses premiers fruits. Alors même que « mon profil » ne comportait ni photo ni description, il recevait pourtant nombre de visites, messages, « coups de cœur » et était élu parmi les « favoris » de dix membres. A l’un des émetteurs, de vingt-trois ans « mon ainé », j’ai demandé si ce n’était pas un peu suspect, compte tenu du manque flagrant d’information disponible. Réponse : « non, rien de louche, je t’ai bipé (sic) car je recherche une jeune femme… ». Visiblement : n’importe quelle jeune femme. David [1], 41 ans, me propose dès le premier message un plan à trois avec son meilleur ami. Je lui annonce être « très moche ». Après un rire de surprise, il demande « vraiment ? », comme incrédule – puis rien. On ne souhaite procéder ici à aucune condamnation morale : il n’y avait là au fond rien de particulièrement agressif ou obscène. Néanmoins, la « spontanéité » de l’intérêt que ces hommes portent à un profil vierge fait prendre un peu plus concrètement conscience de « l’attention » dont les femmes sont constamment l’objet – et ce donc, peu importe leur apparence. L’absence d’image est aussi parlante à cet égard : combien de fois a-t-on entendu dire que les agresseurs sexuels étaient surtout – sinon exclusivement – attirés par les femmes dites sexy (comme pour responsabiliser ces dernières ou, ce qui est tout aussi effrayant, déresponsabiliser les premiers) ? On ne se permettra pas d’associer, fût-ce sur le ton de l’hypothèse, ces visiteurs – dont la spontanéité certes déconcerte – à des agresseurs sexuels potentiels. Mais que tant d’hommes puissent être intéressés par un profil aussi indéfini invite à croire que la vivacité de leur machinerie fantasmagorique rend toutes les femmes, absolument toutes, susceptibles d’être l’objet d’un regard, d’un geste ou d’une parole déplacé.e.s. Le degré de gravité de tel ou tel comportement n’est pas ici à débattre. Ce qui compte, c’est de percevoir à quel point les femmes peuvent souvent se sentir perçues comme des « proies ».

Quiconque voudrait pousser l’expérience plus loin peut demander à une amie de lui « prêter » une ou deux photos pour compléter le profil. Si elle accepte, la démonstration, cette fois encore, ne se fera pas attendre. J’ai choisi deux clichés : un de dos, laissant apercevoir les épaules et la chevelure ; un de face révélant un décolleté relativement chaste mais ne laissant presque rien apparaître du visage sinon la bouche et le menton. Suivant cette logique, j’ai détaillé sommairement le profil : 31 ans, « type ethnique » européen, silhouette mince, cheveux bruns, recherche « sans attente particulière ». Aucune phrase de présentation, aucune déclaration d’intention. Que les contours du profils soient aussi indéterminés importe peu : en deux heures, plus de cinq cent visites, 74 fois « favorites », 90 « coups de cœur » et une cinquantaine de messages plus ou moins crus. La plupart d’entre eux se contentent d’exprimer le goût qu’ont leur auteur pour ce qu’ils ont vu. On est envisagé sous l’unique prisme de la valeur corporelle. David a immédiatement envoyé « oulah, pas moche du tout » sans pour autant que sa connaissance de « mon visage » ait franchement évolué. On imagine donc acceptable – et que cela ne forme en rien un obstacle à l’objectif de conquête – de s’adresser à une femme en la réduisant explicitement à sa dimension physique. J’écris « physique » et immédiatement prends conscience du problème de l’expression : ce n’est même pas une réduction corporelle puisque le visage – dont on pourrait attendre qu’il joue un rôle central dans le rapport de séduction – est absent. Ni les jeux de regards, ni les expressions ne participent ici à l’excitation de ce fantasme. Est-ce être vieux jeu que de trouver plus joli quand le désir naît aussi par le frottement de deux caractères et non seulement par celui de l’œil sur la peau ? Comment fonctionne cette libido qui semble n’avoir besoin, pour être alimentée, que de quelques formes ? Comment expliquer une telle « brutalité » du désir tandis que manquent les informations que nous aurions pourtant envie de juger essentielles : yeux, odeur, attitude, timbre de voix, gestuelle… ? Comment comprendre la pauvreté avec laquelle ce désir s’exprime ? Pascal, 55 ans, m’a demandé dès le premier message si j’avais envie qu’il me donne la fessée pour me prendre « sauvagement et bien profond par derrière ». Au-delà de la question des mœurs elles-mêmes, il s’agit d’expérimenter l’oppression générée par cet amas de messages frontaux et, partant, d’interroger la forme de désir libidinal que les structures sociales produisent aujourd’hui.

Alain, soixante ans, a profité du premier envoi pour exprimer sa recherche (« des jeunes femmes pour des relations éphémères »). Quarante minutes sans réponse et il envoyait « salope ». Je lui ai alors demandé, le plus calmement possible, pourquoi il s’autorisait à m’envoyer cette insulte. Silence radio. Enzo, quarante ans, déclare, moins d’une heure après un premier message et visiblement frustré de mon silence : « encore une qui ne sert à rien ». Le plus fou peut-être, c’est qu’aucun de ces hommes ne s’autorise sans doute tant d’impatience ailleurs. Auraient-ils vécu comme un manque de respect qu’un autre homme prenne plus d’un quart d’heure pour leur répondre ? D’où vient cette idée qu’ils auraient le « droit d’exiger » quoi que ce soit ? Comment ne pas penser que leur esprit légitime cette exigence parce qu’ils s’adressent à une femme ? On pourrait être tentés de répondre que le jeu de séduction, supposant de se mettre à nu, exacerbe les mécanismes de défense et les susceptibilités. Mais une autre tentative indique que de tels comportements ne sont pas aussi fréquents sur les sites de rencontre homosexuels [2].

Alors que je savais parfaitement ne pas être celle à qui s’adressent ces missives, un malaise s’est progressivement emparé de moi. Sans doute y avait-il une réelle enquête journalistique à mener, exploitant autant que possible les discussions pour produire des profils psychologiques plus fins… Mais le but de ce papier n’est pas de permettre aux hommes de vivre cela par procuration. Bien plutôt, il s’agir de les inviter à l’éprouver eux-mêmes. C’est ce mal être qu’il faut vivre, cette sensation qui naît des vagues de messages, de sollicitations, de commentaires plus ou moins respectueux. On peut alors presque entr’apercevoir l’oppression qu’il y a à être aussi lourdement et maladroitement sollicitée.

Devant la quantité de « contacts » reçus par les femmes il apparaît naturel qu’elles se sentent comme « attaquées » par une meute – certes inconsciente et désorganisée, mais une meute tout de même. On peut d’ailleurs, par « souci d’équité épistémique », encourager les femmes à créer un profil masculin pour percevoir, elles aussi, l’envers du décor. Elles peuvent également demander à un joli ami de leur prêter quelques photos. Voilà ce qu’elles découvriront probablement après un mois : deux ou trois visites maximum, aucun coup de cœur, aucun message, aucun favori. Les deux dimensions prises ensemble révèlent peut-être l’impasse dans laquelle se trouvent les sites de rencontres. Les hommes se neutralisent mutuellement en se jetant comme des morts de faims sur le moindre profil. Mais les hommes sont pathologiquement pro-actifs aussi parce qu’ils ne sont jamais courtisés. Les femmes croulent sous les messages et se contentent donc de faire un laborieux tri. Comment pourraient-elles, dans ces conditions, faire autrement ? Une (très) vieille tradition confère aux hommes la responsabilité du « premier pas ». Ces habitudes génèrent inévitablement des postures sexistes : celle qui osera générer le premier contact sera immédiatement perçue comme une fille « légère », puisque toutes les autres « attendent sagement » qu’on les aborde. C’est là un cercle vicieux doublé d’un effet boule de neige : parce que l’homme empêche – consciemment ou non – l’émancipation de la femme, celle qui osera affirmer son désir sera donc « une salope » ou, quand cette expression est vécue comme une menace, « castratrice ». Ces deux images de la femme génèrent à leur tour des réactions misogynes étouffant d’autant plus les mouvements d’émancipation. Et plus l’on condamne les femmes à la discrétion, plus les hommes pensent devoir tout faire. Ils se sentent alors tout permis et deviennent encore plus entreprenants, voire agressifs, suscitant naturellement chez les femmes une vigilance accrue qui les rend encore davantage « discrètes » – une discrétion qui, croient-ils, légitime en retour l’agressivité avec laquelle ils expriment leur désir. On n’en sort pas.

S’il est impossible pour un homme de comprendre pleinement ce que vit une femme quand elle marche dans la rue, on peut en revanche savoir ce que suscite un profil féminin sur un site de rencontre. Et si l’on a un tant soit peu d’imagination, on parvient alors à pressentir, découvrant l’intensité, non, la violence de l’intérêt que la perspective de coucher avec une femme suscite à tant d’hommes si différents, sans même qu’une image nourrisse plus concrètement le fantasme, on parvient à pressentir, donc, à quoi peut ressembler le poids des regards d’inconnus quand, enfin, ils peuvent les voir déambuler en chair et en os dans le monde [3]. La diversité des profils qui composent la « meute » pourrait d’ailleurs être une autre cause probable de méfiance chez les femmes : peu importe l’extraction sociale, peu importe l’âge ou l’allure, tous sont susceptibles – sans pourtant y avoir été invité – d’exprimer brutalement leurs pulsions. Tous les jours, les femmes doivent affronter cette réalité, ce désir si manifeste pour leur corps, cette envie primaire de réduire leur existence à un objet libidinal – beaucoup ont même été contraintes d’apprendre à l’intérioriser. Les hommes, eux, n’auront sans doute jamais assez conscience de cette violence silencieuse.

Il faut alors souligner la dimension structurelle de cette lacune : elle concerne tous les groupes sociaux dominants. L’incrédulité dont témoignent certains hommes quand on leur révèle le caractère sexiste de leur comportement trahit la profondeur de l’ancrage inconscient de ces inégalités. Il est tellement plus facile de détourner le regard ou de faire comme si c’était normal, voire, c’est un argument que l’on entend parfois, « naturel ». On retrouvait d’ailleurs cette absurde idée dans la tribune des cent femmes – comme si nous avions construit nos sociétés pour aller dans le sens de la nature et non pour s’en protéger. C’est l’argument de ceux qui cherchent à défendre un statu quo. Le mythe de la méritocratie – auquel la classe bourgeoise s’accroche comme au radeau de sa légitimité – exprime d’ailleurs la même posture politique. Ceux qui profitent – consciemment ou non, directement ou non – des injustices et des inégalités sociales préfèrent trouver des justifications plus ou moins bancales sans visiblement s’inquiéter qu’elles ne soient soutenues par aucun argument rationnel. Il s’agit pour eux d’affirmer que « c’est ainsi que les choses ont toujours été et c’est donc ainsi qu’elles doivent être ». Il y a donc là une incompréhension majeure autour de la fonction de la politique puisque celle-ci consiste, précisément, à transformer les conditions de vie.

Optimiser l’organisation des individus suppose d’étudier les différentes perspectives afin de minimiser autant que possible les « angles morts » de la compréhension sociale. En toute logique, les bourgeois peinent à comprendre à quoi ressemble une vie de non-privilégié (sans toutes les facilités qui accompagnent une vie de dominant économique et culturel) ; les garçons ont des difficultés notables pour percevoir à quoi ressemble la vie d’une femme (sans toutes les facilités qui accompagnent le statut d’homme dans la société) ; et certaines femmes elles-mêmes ne parviennent pas à comprendre comment le voile peut, en certains contextes, avoir une fonction émancipatrice plutôt qu’aliénante (quand, par exemple, l’oppression ne se limite pas à la domination masculine mais renvoie à divers strates d’une société occidentale blanche, chrétienne ou athée). Le discours dominant souhaite gommer le rôle pourtant fondamental que la situation sociale joue dans nos vies. Pour s’en convaincre, il suffirait de voir le traitement que l’on réserve à la sociologie si souvent et injustement attaquée. C’est que le produit de ses analyses révèle brillamment l’absurdité d’un système qui ne tient que sur l’affirmation mensongère d’une équité sociale en réalité fictive. Aussi, pour corriger un tant soit peu cette conception trompeuse, il nous faut tenter d’expérimenter ce que peut éprouver l’autre, tenter d’imaginer son point de vue, par la sociologie, le cinéma, les séries et la littérature ou par exemple en inventant des petites expériences comme celle-ci.

Nous avons à peine commencé à rendre visibles les manifestations du sexisme. Deux grands dangers semblent émerger à la suite de cette prise de conscience : 1) croire, le sujet étant désormais sur la table, que « le plus dur est fait ». Il n’en est rien : la majorité des inégalités et des oppressions restent inchangées ; 2) se rassurer en pensant que « le sexiste, c’est l’autre ». La leçon de cette simple expérience est qu’un comportement que l’on croyait anodin et inoffensif peut en réalité participer à une forme d’oppression psychologique que l’on ne soupçonnait même pas. De manière générale, il incombe à ceux qui occupent des situations dominantes d’interroger les conséquences discrètes de leurs actions. Nous devons tous faire attention aux autres mais peut-être faut-il être encore davantage attentif quand le contexte génère de lui-même un déséquilibre. En somme, il faut réaffirmer que l’intention ne suffit pas. Un homme qui sent, dans l’introspection la plus sincère, qu’il n’a rien d’un machiste, doit malgré tout rester aux aguets : parce que la société est profondément misogyne, c’est-à-dire jusque dans l’inconscient collectif, elle est susceptible de faire adopter des comportements sexistes sans même que l’on ne s’en rende compte. C’est un geste, une remarque, une blague lancée sans réfléchir. Certains s’insurgeront sans doute : « on ne peut rien faire, on ne peut rien dire ». Rien n’est plus faux, bien au contraire : nous avons à repenser les relations entre les hommes et les femmes, entre les cis et les trans, entre tous les groupes sociaux pour cour-circuiter les rapports de force que la société produit spontanément, pour inventer une nouvelle cohésion sociale. Y a-t-il quelque chose de plus enthousiasmant ?

Paul Laborde est écrivain, il dirige la revue Conséquence et enseigne la philosophie à Strate, école de design.

[1Les prénoms ont été changés

[2Par souci de rigueur, j’ai créé un profil sur l’application de rencontres gay Grindr. Si la déferlante de messages reçus semble bien reproduire le comportement de la première expérience, le contenu diffère : aucune insulte, aucune impatience, aucun agacement. A la place : une insistance toute neutre. J’ai par exemple reçu cinq « hello » de suite.

[3Il faudrait, à la manière de l’article écrit par Alexandre Rouxel, Romain Huët et Olivier Sarrouy sur la fonction que joue désormais le téléphone dans la relation amoureuse, étudier précisément le rôle de la technologie dans « l’expression » des désirs (pour soi-même et pour les autres). Alexandre ROUXEL, Romain HUËT et Olivier SARROUY, « Épuiser sa présence : rapports amoureux et téléphonie mobile », tic&société [En ligne], Vol. 10, N° 2-3 | 2e semestre 2016 - 1er semestre 2017, mis en ligne le 30 avril 2017, consulté le 27 octobre 2019. URL : http://journals.openedition.org/ticetsociete/2184  ; DOI : 10.4000/ticetsociete.2184

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