Dans le cas d’Émilie Brisavoine et de son frère, cette construction n’aura pas été facile. L’une et l’autre traverseront une vie émaillée de multiples blessures et déchirements, que la réalisatrice tisse sans complaisance dans une composition éclatée, proche du collage de matières éclectiques (archive, zoom, iphone...) qui composent son passé et son présent. Au centre de ces blessures, le film gravite autour de la figure initiale qu’est la figure maternelle : une mère punk fatiguée par un rapport continu d’une intensité extrême à la vie. Et un beau-père non moins intense, formant à deux une sorte de Janus basculant du sublime à la terreur en un fragment de seconde. Brisavoine et son frère se retrouvent séparés de leur mère et partent vers le sud avec leur père. L’une et l’autre se réfugieront dans leurs passions : la lecture et l’art pour la réalisatrice, la cuisine pour son frère.
Cette curiosité et cet appétit du savoir constituent l’une des grandes forces de Brisavoine. Sans jugement, elle nous dépeint, à partir de ses carnets intimes, une fresque tiraillée dans laquelle chacun.e peut trouver une tension forte avec ce lien insondable qui nous attache à la figure de la mère. Loin de s’attaquer à ce sujet avec surplomb, Brisavoine fixe la caméra au niveau du ventre, comme une sorte d’objet témoin, mémoire au milieu du chaos familial : fatras de langues abîmées, de dentitions cabossées, à la recherche de sens au milieu d’êtres empêtrés dans leurs problématiques internes. Le cinéma devient une sorte d’extracteur symbolique.
Émilie Brisavoine propose un cinéma de plasticienne, tissé dans l’expérience et l’intuition. Elle n’a pas peur, sans jugement, de glisser de forme thérapeutique en forme para-thérapeutique et vise-versa, non à la recherche d’une réponse, mais plutôt d’une sorte de jubilation à s’aventurer dans la richesse formelle de ces tentatives de mettre fin à nos maux. Brisavoine elle, assemble et pose des phrases, des formes, plan à plan, au milieu des petits mots de son fils. Elle tisse pour elle-même, mais aussi pour son frère, dont l’hypocondrie croissante, au fil du film, tend une étonnante tension dramatique. Ce duo frère-sœur, construit dans un anti-modèle à la mère, et dont leur réussite évidente pointe à quel point, au-delà de déchirer, il est encore plus difficile de trahir. Avancer en direction de son propre désir, c’est aussi trahir, trahir ce qui nous a déchirés, c’est aussi en creux en découdre avec ce qui nous attache.
Personnage touchant, cette maman déchirée qu’est aussi Émilie Brisavoine explose l’image, comme à chaque fois qu’elle se retrouve dans cette position d’actrice. Elle s’amuse et joue à se montrer, tisse et détisse les maillages de sa psyché avec intelligence et humour. Jamais dans l’éclat, alors qu’elle en a toutes les capacités, elle traverse toujours dans une posture de relance de la parole des autres et, quelque part, aussi celle de ses « autres » intérieurs, via des filtres de rajeunissement qui glissent de l’hilarant à une curiosité et inquiétude proches des imageries spirites du XIXᵉ siècle. Sa mère, personnage proche par moments de la comédie réaliste italienne, oscille entre armure de cuir cloutée et camouflage new-age, et n’a pas peur de s’enfoncer dans le pathétique. Ce personnage de mère terrifiante s’épuise au fil des plans, et laisse peu à peu apparaître une mère détruite, qui, par moments, manque de mots justes pour exprimer ses sentiments et les terribles douleurs de la séparation avec le père de Brisavoine et de sa non-relation avec sa propre mère. La réalisatrice lui laisse la parole et peu à peu une autre mère apparaît nourrie de liberté, de fantaisie et d’humour. Une série de photos extrêmement poignantes d’elle et sa fille montre en image, dans le silence, l’insondable du lien mère/enfant.
Ce film laisse derrière lui une grande richesse, et nous montre tout l’élan qu’apporte une pratique formelle dénuée de préjugés. Elle nous montre qu’un cinéma documentaire, qui a le courage du fragment romantique face à l’arrogance du récit, peut tout déchirer. Brisavoine construit une construction forte, structurée sur ses fragilités, qui, grâce à cette méthode, peuvent prendre place. Cette construction ouvre bien plus de portes que de multiples films héroïques et sophistiqués sûrs de leur fait et de leur « message ». La route semble bien plus riche quand on accepte les sinuosités de la vie, ses contours flous, et ses avancées fragiles.
Stephen Loye