Comment Macron est devenu marxiste

« Il est à présent le mieux placé pour l’être... »

paru dans lundimatin#229, le 10 février 2020

Emmanuel Macron devient progressivement marxiste. Dans sa chambre, en ce moment, ça phosphore. Le type est paraît-il brillant, et tout à fait en âge de recevoir une pensée qui le transforme. C’est certain : Macron comprend peu à peu le piège où l’existence l’a mis.

Depuis longtemps il s’arrangeait, sans trop y penser, d’une fatalité, une loi naturelle où la responsabilité des individus prévalait. En se rasant, il contemplait son image en songeant : « regardez-moi donc comme moi je me regarde, c’est pas plus compliqué que ça ; un type brillant doté d’un appétit joyeux », puis il envoyait valser la mousse, viril, exaspéré par la morosité de ses semblables et de son siècle. Lui n’était que poudre, tonnerre, pur-sang.

Maintenant c’est incontestable : il change son LBD d’épaule. Tant de gens bien informés lui ont parlé de lui-même. Tant de têtes pleines ont pensé, dé-pensé, repensé ce qu’il pensait : on a beau s’imaginer une surpuissance conceptuelle, malgré soi on se rencontre parfois dans le blanc des yeux : on est quand même moins sûr de son empire moral, on admet qu’existent des vivacités parallèles, des angles inconnus, des volontés, des synthèses surprenantes, lumineuses. Puis tant de portraits, d’esquisses, de romans, d’essais éclairant ses recoins, modulant son parcours, ses conditions, l’environnement, le charroi historique qui l’a roulé jusqu’ici….Bien sûr, des tas de salades ont été débité à l’avenant, mais il lui fallait bien reconnaître qu’une vérité se dégageait sur lui, qu’il n’aurait jamais pu entrevoir seul. Il était le produit, l’aboutissement de mécanismes qu’il ne contrôlait pas.

Alors un jour Macron se retrouve avec cette certitude d’une vérité marxiste : ça crève les yeux (pouf pouf), ça pique (ah ah), on joue d’abord avec, et puis on tremble : on est joué. Ce fut peut-être au cours d’un de ces bains de foule, lorsqu’une voix maladroite, bizarre dans sa colère, a éclaté contre la carapace de satin rhétorique. En se brisant, la voix n’eut pas le bruit prévu, le simple écho d’une défaite « naturelle », le morne éjaculat du sophisme aisé à tourner contre lui-même et qui vous rehausse sans effort devant les caméras. Non : le type avait des yeux fous, semblait perdu dans la demi-conscience typique du populo fébrile face à la Majesté. Il répétait un slogan usé jusqu’à l’os. Pourtant Macron, en triomphant sans péril, a malgré lui perçu l’insidieuse voix marxiste : pas de nature qui explique notre face-à-face aujourd’hui, monsieur, un simple rapport de forces. Ce slogan, ce populo hagard : comment on les brise, comment on les presse, comment on les dérobe. Macron s’est dédoublé une milliseconde : il a vu sa propre technique en face : une virtuosité dépourvue d’ivresse, seulement héritée, et mécanique. Dangereux comme profession, virtuose. Et l’idée s’est joué de lui, doucement.

Tout cela n’a rien changé au monde, bien entendu. Sur le fil du rasoir le matin son image restait d’airain. Mais un autre jour, puis cinq, puis cent jours en conversant avec ses chers amis, il a senti contre sa peau d’enfant les mailles du filet. Tous le regardaient comme celui qu’il n’était pas, comme celui qui intercéderait, comme un bouton, une pelle, un outil. Alors il s’est demandé ce qu’il pouvait faire par lui-même. Ses amis ne toléraient aucune marge sérieuse. Bien sûr il pouvait jouer d’untel pour obtenir telle chose d’un autre, mais ce n’était alors qu’une partie modeste, où toutes les cartes étaient connues, l’enjeu médiocre. Une gentille tricherie. Il retournait des questions étranges maintenant, et beaucoup plus sérieuses, et qu’il aurait voulu adresser à l’un deux hors champ, dans un répit, d’homme à homme. Il dut admettre qu’il ne pouvait pas les voir ainsi, ni poser ces questions. Il n’existe pas de hors champ. Il ne pouvait rien dire. Et surtout rien faire. Il était Président.
Mais il dispose aujourd’hui de tout le temps pour ramasser ces pierres au hasard des rues : slogans, sophismes, raisonnements, plaintes, plaidoyers. Son puissant cerveau brillant les analyse les trie, les synthétise sans même qu’il le veuille. Pire encore : son puissant cerveau en déduit des lignes convergentes, des axes, bref : il fait système de ce qui passe. Or son puissant cerveau a jadis entraperçu, au temps héroïque des amphithéâtres, des conclusions similaires, des théories proliférantes, sophistiquées, qui revenaient grosso modo au même : toutes les sciences humaines lui tendaient un miroir et dressaient le portrait lamentable de son rôle, son maigre rôle ancillaire. Son cerveau sans le vouloir à saisi ce que, pour simplifier, nous appellerons Marx et Macron est devenu l’homme le plus marxiste de France. Il est à présent le mieux placé pour l’être : dominant un vaste paysage où tout se tient, tout s’affronte, tout se maintient dans un équilibre jamais définitif, chacun des mécanismes lui saute aux yeux. Chaque levier dont il a joué, chaque poste supprimé, chaque budget construit, il devine maintenant son poids exact dans l’ordre actuel. Voir devient douloureux : son propre langage lui inspire de la répulsion. Tournures complaisantes, jargons d’école, argumentaires à trous : cela lui est entièrement soustrait, on parle à travers lui. Pour un peu, il relirait Rimbaud, ou Bourdieu. Il a été envahi et Marx lui désigne à chaque seconde l’envahisseur.
Il se sent malin, encore, génialement retors, et ce génie le tartine de honte. Son pas de course, ses costumes serrés, sourires, sa séduction remontent des profondeurs de la glèbe stratifiée du monde social, pour en circonscrire les possibles, en punir les déviances, en obérer la violence.

Après quelques verres, certaines nuits il se console en imaginant son populo suivre une pente inverse : s’en aller, tête basse, sous la loi naturelle. Combien de combats a-t-il perdus depuis trente ans, le type aux yeux fous ? Tant d’humiliations : il devait se vautrer dans la loi naturelle, non ? Sa dignité devait trouver des raisons antédiluviennes au déshonneur, et la fatalité comme un vieux ressort pouvait l’aider à rebondir. Encore une fois 1968, 1995, 2010...moins fort, moins haut, moins loin, avant de se rouiller complètement. Le populo abandonne son marxisme et se laisse couler, tandis que lui sombre dans Marx. En se croisant dans ces courbes de l’esprit, Macron adresse à l’autre un salut improbable, que l’autre ne lui rend pas.

Macron est las. Plus que jamais convaincu d’être comme emporté vers le passé, lui et son utopie de l’ancien temps, la belle époque des technologies, du dépassement démocratique, de l’excitation morose à la prospérité. Dans l’absolu il s’orienterait vers la Révolution bien sûr. Mais on ne fait plus la Révolution contre soi-même : maintenant qu’il est là-haut les découvertes arrivent sous forme de gifles. Il fatigue. Il pourrait se calmer, peut-être. Emprunter la social-démocratie à la papa, embaucher des hommes courageux et charismatiques : risquer de s’effacer, tenter l’apaisement. Apaiser Donald Trump ? Il n’a plus vraiment beaucoup d’envie. Marxiste, il suivra Donald Trump, ou l’Union Européenne, ou n’importe quel lobbyiste séduisant. Il suivra encore la pente, la vieille pente de son ascendance, de son héritage et de la pauvre liberté narcissique où il s’est enclos. Il regarde revenir ses amis vers lui avec horreur. Rien n’est possible, depuis le passé où il évolue. Macron s’efface, se fond dans sa caricature. Alors tout est possible.

Jean-Baptiste Happe (poète)

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