« Commémoration du 17 octobre 1961 »

Rectification du discours présidentiel, par Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#310, le 29 octobre 2021

Dans cet article, Jérémy Rubenstein décortique et corrige le discours prononcé par le président Macron lors de la cérémonie de commémoration du 17 octobre 1961 : ce jour là, contrairement à ce que dit le président, nulle « manifestation » n’était organisée ; il n’y a pas eu non plus de « décret » le 5 octobre interdisant aux Algériens de sortir de chez eux (seulement un communiqué de la préfecture de Police et il ne pouvait y être question des Algériens puisque ceux-ci étaient encore...des Français). Ces détails peuvent sembler minimes et sont d’ailleurs passés inaperçus ; ils sont pourtant plus signifiants qu’il n’y paraît, et révèlent l’incompétence du service communication de l’Élysée.

Il y aurait tellement à dire sur le très court texte, publié sur le site de l’Élysée durant la visite du président de la République au pont de Bezons le 16 octobre, que je me contenterais des deux seules premières phrases, que je peux donc copier-coller in extenso :

« Le 17 octobre 1961, une manifestation était organisée à Paris par la Fédération de France du FLN pour protester contre le décret du 5 octobre, interdisant aux seuls Algériens de sortir de chez eux après 20h30. Dans la soirée, malgré l’interdiction de la manifestation, plus de 25.000 hommes, femmes et enfants, se dirigèrent vers différents points de regroupement. » [1]

Remarquons d’abord que le, la ou les auteurs de ce texte travaillent au service de communication de l’Élysée, palais que l’on imagine peuplé d’énarques dont la langue maternelle est administrative. Mais, en fait, pas exactement : nous avons deux normaliens (Sophie Walon et Jonathan Guemas, ce dernier titulaire d’un master en histoire contemporaine) et divers titulaires de master d’IEP (Science Po). Enfin, au vu du thème abordé, on peut penser que Bruno Roger-Petit, le « Conseiller mémoire » (c’est ainsi qu’est nommé le poste) est intervenu. De celui-ci Wikipédia nous apprend qu’il a fait une longue carrière de journaliste. Voici les auteurs présumés du texte que, afin de ne pas insulter leurs formations professionnelles, on va imaginer férus de langue administrative. Or, dans les deux seules phrases citées, nous comptons trois erreurs qui relèvent du champ lexical administratif (à la réputation d’être précis à défaut de la moindre élégance). Voyons dans le détail chacune de ces erreurs, nous tâcherons ensuite de comprendre le sens d’un tel festival de bévues langagières.

Une phrase, trois erreurs

« Manifestation », le texte dit « « une manifestation était organisée ». Dans l’administration, une manifestation est un droit dont on punit pénalement l’entrave. Pour l’exercer, dit un décret loi de 1935, il faut néanmoins faire une déclaration préalable auprès de la préfecture de police. Une manifestation suppose un parcours qui a été négocié par les organisateurs et la préfecture. Il n’y a, bien sûr, rien de tel pour la mobilisation du 17 octobre 1961. L’historienne Sylvie Thénault insiste pour que nous abandonnions cette expression de « manifestation du 17 octobre » et propose le terme plus approprié de « boycott » (pour notre part, nous pourrions dire « manifestation sauvage » afin de faire plaisir aux autorités actuelles et les chaine-info-continue qui semblent apprécier cette expression). Il ne s’agit pas du tout d’une manifestation, dans le sens d’un parcours préétabli –soit le sens administratif-, mais d’une protestation ouverte –un « boycott »- contre le couvre-feu imposé le 5 octobre. Et nous en arrivons à la seconde erreur de l’Élysée.

Ce 5 octobre 1961, dit l’Élysée, un « décret » aurait été promulgué. Là, on est dans la pure invention. Il n’y a pas de décret du 5 octobre (sauf pour un accord commercial avec je ne sais plus quel pays, ce qui n’a strictement rien à voir). Il y a, oui, un communiqué de la préfecture de police. Celui-ci ferait suite, selon Jean-Luc Einaudi, à une réunion interministérielle en présence du premier ministre Michel Debré et du ministre de l’Intérieur Roger Frey et, bien entendu, du préfet Maurice Papon. Le communiqué de la préfecture dit « il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit », ainsi que « il est très vivement recommandé aux Français musulmans de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et patrouilles de police ».

Il s’agit d’un communiqué qui « conseille » et « recommande » et non d’un décret qui relèverait du législatif (et donc, probablement, « interdirait »). Ce couvre-feu, à l’instar de la presque totalité de la répression menée par le préfet depuis sa nomination en mars 1958, est appliqué hors du cadre légal. Et pour cause, cette mesure est raciste ou, comme le disait Papon au syndicat de police de l’époque à propos d’un couvre-feu précédent, « revêt un caractère délicat qui ne vous échappera pas en raison de son aspect discriminatoire qui laisserait supposer qu’il y a deux catégories de Français » [2]. Il ne peut y avoir de couvre-feu par décret parce qu’il serait dirigé contre une partie de la population française, et non l’intégralité. Ce qui nous mène à la troisième erreur de l’Élysée.

L’Élysée affirme que le décret inexistant a interdit « aux seuls Algériens » de sortir. La majuscule suppose que l’Élysée se réfère à une nationalité administrativement reconnue alors que l’Algérie n’est indépendante que dix mois plus tard (5 juillet 1962). En langage administratif, il n’y a pas d’Algériens en 1961. C’est contre des Français qu’a été « conseillé » un couvre-feu le 5 octobre et ce sont des Français que des policiers ont massacré ce 17 octobre.

L’hypothèse de la justification du massacre

Bien. Maintenant essayons de comprendre ce florilège d’erreurs dans une seule phrase du palais présidentiel. Remarquons d’abord que, pour un esprit légaliste, au moins deux erreurs découlent l’une de l’autre, elles font système ensemble. Il ne peut y avoir de décret discriminatoire entre Français, si bien que s’il y a décret discriminatoire c’est forcément envers des étrangers. Car, et c’est un point essentiel, un État peut parfaitement prendre des mesures légales et discriminatoires envers des étrangers (c’est évidemment le cas aujourd’hui envers les immigrés et, en temps de guerre interétatique, il y presque systématiquement des mesures de rétorsion prises à l’encontre des ressortissants du pays ennemi présents sur le territoire). Donc, l’Élysée construit des « Algériens » contre lesquels un « décret » peut s’appliquer. Et, inversement, dans l’invention de son décret, il y a déjà l’étranger contre lequel il s’applique. Le palais présidentiel a ainsi inventé un cadre légal, et législativement cohérent à l’intérieur de cette invention, à la répression du 17 octobre 1961.

Or qui dit légal, dit un certain degré de légitimité (que nous lui reconnaissions ou non cette légitimité, le cadre légal est reconnu par une partie assez conséquente de la population). Et c’est là qu’intervient la plus parfaite ignominie du message présidentiel : « malgré l’interdiction de la manifestation », dit le palais, des dizaines de milliers de personnes se sont mobilisées. Contre le cadre légal, et donc légitime –surtout du point de vue du palais présidentiel-, les personnes se sont rassemblées. Or, c’est précisément parce que le couvre-feu était non seulement illégitime mais aussi illégal que, très probablement, autant de gens sont sortis en famille et endimanchés.

L’hypothèse de la connerie

Les personnes de profession historienne que j’ai consulté sur ce document tendent toutes à croire qu’il n’y a pas d’intention malveillante –de justification du massacre- de la part de l’Élysée. Elles penchent pour une simple erreur (qui sont trois) due à une méconnaissance. Entendu que, sauf exceptions, pour les scienceposards et les énarques, l’histoire est un grand récit jalonné de petites phrases, citations qui viennent égailler la vacuité de leurs rapports et mémorandums, on peut en effet concevoir que l’Élysée n’ait qu’une idée très vague des faits un peu anciens. À ma connaissance, il n’y a pas un bon mot de De Gaulle qui enterre dans une plaisanterie le massacre du 17 octobre, si bien que les scienceposards ne doivent pas trop s’y retrouver. (néanmoins, comme nous le disions précédemment, s’ils sont ignares de l’histoire du pays, ils sont en revanche supposés être de fins connaisseurs de la langue administrative)

Surtout, la presque totalité des commentaires médiatiques se sont concentrés sur une seule phrase :« Il [le président] a reconnu les faits : les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République. » Donc, mon commentaire des deux premières phrases du texte paraît trop contradictoire avec cette reconnaissance. D’ailleurs, les critiques se sont surtout focalisées sur la manière de défausser la responsabilité de l’État sur le seul Papon, dont le communiqué va jusqu’à « oublier » le titre. C’est la non-reconnaissance du crime d’État qui a concentré les critiques.

Or, sur ce point, il faut bien dire que l’invention du « décret du 5 octobre » est profondément énigmatique. Car si un tel décret avait existé, alors la question de la responsabilité de l’ensemble du gouvernement de 1961 ne se poserait pas. Du moins sur le couvre-feu (et pas forcément le massacre), le décret engagerait l’État sans conteste possible. Donc, en inventant un décret, l’Élysée s’est engagé dans la reconnaissance du crime d’État. Du moins, le palais a fait un premier pas dans ce sens, en reconnaissant déjà que l’État français était officiellement raciste. En somme, dans le même temps que le communiqué veut concentrer toutes les responsabilités sur le seul Papon pour disculper le gouvernement, il engage l’État dans son ensemble. De ce point de vue, ce communiqué est, effectivement, un fatras sans queue ni tête.

Le contexte

Mais un commentaire de document ne peut pas ne pas se référer au contexte de l’émission dudit document. Ici aussi, plusieurs possibilités : celui d’une campagne électorale très décentrée à l’extrême-droite, ce que les Harkis ont pu percevoir par l’instrumentalisation dont ils ont été l’objet quelques semaines plus tôt (on peut considérer que Macron a commencé sa campagne par son discours –et pardon, cette fois- aux Harkis le 20 septembre 2021). Contexte d’un mandat présidentiel qui détient sans doute le record d’interdictions de manifestation et, sans conteste, le plus haut degré de répression depuis la guerre d’Algérie. Mandat d’un gouvernement qui a aussi décrété –cette fois par décret (15 janvier 2021)- un couvre-feu. Celui-ci n’a bien sûr rien à voir avec les différentes mesures discriminatoires de 1958 à 1962, notons néanmoins ce recours au terme « couvre-feu » (par exemple, l’Argentine a pris des mesures similaires en évitant soigneusement ce terme militaire ; la France en revanche tient à son « Conseil de défense », c’est-à-dire qu’elle militarise à outrance son approche de la pandémie). Sans même parler des camps d’internement et des bidonvilles de migrants qui font tous deux échos à la période de la guerre d’Algérie. Bref, le contexte de cette présidence peut grandement expliquer que l’Élysée ait, sciemment ou à son insu, falsifié l’histoire dans le sens d’une légitimation –et légalisation en l’occurrence- de la répression d’État.

Le lapsus de Wojtyla

En 1986, Carlo Ginzburg provoquait une polémique en commentant une rencontre sans précédent entre le Pape et le Grand Rabbin de Rome. Jean Paul II avait désigné les Juifs comme les « frères aînés » des Chrétiens. Anodine ou élogieuse pour le profane, la désignation révélait un tout autre sens dans les Écritures (Épître aux Romains) : c’est ainsi que sont désignés les Juifs par Saint Paul pour les placer dans un état de subordination aux Chrétiens, voire d’esclavage. Pour Ginzburg, il ne s’agissait nullement de dénoncer un antisémitisme supposé de Karol Wojtyla mais de montrer que les bonnes intentions de celui-ci étaient dépassées par des facteurs qui déterminaient sa conduite au-delà de sa propre volonté : « Dans le moment même où il tente de tourner la page, les vieux textes le rattrapent » écrivait l’historien.

Quel qu’ait été l’intention (ou les intentions) de Macron vis-à-vis du 17 octobre 1961, les différents lapsus de son communiqué le rattrapent. Ne pas reconnaître que ce furent des Français (et non des Algériens) qui ont été massacrés par la police, c’est ne pas accepter que leurs familles soient pleinement françaises –dans l’élan d’une rhétorique ambiante qui aime à classifier à partir d’une essence française hallucinatoire. Rappeler un interdit de manifester, c’est proclamer son droit à réprimer, et c’est dire que les personnes qui ont bravé le couvre-feu ont manqué « d’une certaine forme de sagesse ».

Jérémy Rubenstein

À chaud, j’avais réagi à la séquence commémorative de manière un peu plus énervée sur Hiya !  : https://hiya.fr/2021/10/19/crachats-officiels-sur-le-17-octobre-1961-la-memoire-des-assassins-au-pinacle-de-republique/

[2Lettre du 29 août 1958, cité par Sylvie Thénault, « Des couvre-feux à Paris en 1958 et 1961 : Une mesure importée d’Algérie pour mieux lutter contre le FLN ? », Politix, n°84, 2008, https://www.cairn.info/revue-politix-2008-4-page-167.htm#re23no23

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