Clichés du virus, soustraction des images

« Comment nous différencier des zombies au dehors, si nous sommes entrés dans un devenir-zombie au dedans ? »

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

« Le langage est un virus venu de l’espace. »
William Burroughs, Nova Express

De quoi nous souviendrons-nous de cette période de pandémie et de confinement mondial ? Quelles images s’emmagasineront dans notre mémoire, en marge des discours, des informations et des journaux de bord qui tiennent le registre d’un quotidien que nous oublierons bientôt ?

Nous disposons bien de l’une des toutes premières photographies du virus actuel. Mais que voit-on dans cette image ? Quelques petites tâches rouges orangées accrochées à des « cils de cellules » bleu fluo sur un fond gris [1]. Plutôt qu’à une réalité en laquelle nous pourrions croire, la netteté luminescente de ce cliché saisi au microscope électronique, nous renvoie à un imaginaire plastique de peinture abstraite ou d’effets spéciaux de science-fiction.

Il pourrait s’agir d’une image subliminale qu’on aurait extraite du final halluciné de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968) ou bien de la plongée psychédélique dans l’explosion atomique de Twin Peaks : the Return de David Lynch (2017). À moins que ce contraste chromatique (orange, bleu) ne nous renvoie à un dispositif militaire d’imagerie thermique et au film Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore (2015), où disparaissent la guerre, les militaires et la foi dans les images ?

De fait, les virus se soustraient au visible. Leur système de reproduction parasitaire fait qu’ils ne figurent en biologie sur aucun arbre de classification. On débat même de leur appartenance au monde vivant. Ils opèrent donc sous l’image, de manière rhizomatique, par détournement des informations génétiques des cellules qui les accueillent, de manière à leur commander de nouveaux exemplaires, invisiblement altérés. D’où l’inquiétante étrangeté dont ils sont porteurs et notre oscillation entre incrédulité et paranoïa, rire idiot et rire mauvais. Gilles Deleuze et Félix Guattari concluaient : « Nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes  [2]. »

Qu’est-ce alors qu’un cliché ? Deleuze, seul, en proposait une description virale : « Ce sont ces images flottantes, ces clichés anonymes, qui circulent dans le monde extérieur, mais aussi qui pénètrent chacun et constituent son monde intérieur, si bien que chacun ne possède en soi que des clichés psychiques par lesquels il pense et il sent, se pense et se sent, étant lui-même un cliché parmi les autres dans le monde qui l’entoure. Clichés physiques, optiques et sonores, et clichés psychiques se nourrissent mutuellement  [3]. »

Taxinomie des images virales

Une fois rappelée cette furtivité, constitutive des virus, on nous rétorquera que nous ne manquons pas d’images d’actualité. Nous sommes après tout à l’âge de l’information mass-médiatique, des réseaux sociaux et d’une surproduction des images. Mais quelles sont ces images ? Nous comptons d’abord les gros plans sur des visages : des visages anonymes de gens qui se filment ou se selfisent chez eux, des visages de stars et de journalistes confinés, sans maquillage et sans éclairage pour les embellir. S’il est des images ordinaires dont nous comblons aujourd’hui le manque, des marchandises dont nous craignons plus que tout la pénurie en les surproduisant, ce sont celles du visage de nos semblables.

Parmi ces gros plans, quelques visages plus singularisés semblent incarner le moment : celui de Li Wenliang, ce médecin lanceur d’alerte de Wuhan, avant et après son infection ; le visage au look de gourou du Dr. Didier Raoult ; celui fatigué du premier ministre anglais Boris Johnson à l’hôpital. Avec de tels personnages types : du martyr, de l’outsider et du gros-jean comme devant, on hésite entre la fable de La Fontaine et la comédie de caractères à la Molière. Ironie du sort ou Raison de l’Histoire, Li Wenliang n’était pas virologue mais ophtalmologue, chargé de traiter les maladies de l’œil.

Viennent ensuite les images formulaires, médiatiques et officielles, les plans moyens et les plans rapprochés : des gens sans ou avec masques dans la rue, des représentants anonymes de l’État qui symbolisent leur fonction (soignants, policiers, pompiers, militaires, etc.), le cortège des officiels négligents et des officiels diligents, discourant sur des estrades, devant les baches vert kaki de l’hôpital militaire de Mulhouse ou, plus classique, les grands dirigeants à leur bureau : Macron à l’Élysée, Merkel avec une fenêtre donnant sur le Bundestag, Trump dans le bureau ovale, la reine d’Angletterre à Buckingham Palace.

Concluons cette taxinomie par les plans d’ensemble sur les foules et les décors : il y eut d’abord les gens insouciants dans les parcs puis les gens soucieux qui se ruent au supermarché, les rayons pleins et vides, les champs plein de légumes mais vides de saisonniers pour les récolter, des gens ou des banderoles à la fenêtre ou au balcon de leurs immeubles, des rues de quartiers populaires encore trop remplies et des rues vides de Paris, où circulent ces drones policiers qui ordonnent de rentrer chez soi.

Une dernière image marquante, qui fut parmi les premières, elle aussi filmée par un drone, semblait répondre par anticipation à tous ces décors vides. C’était celle des pelleteuses de Wuhan qui ont, littéralement et picturalement, fait sortir de terre un hôpital en dix jours à peine. François Cheng, auteur d’un ouvrage sur la peinture chinoise [4], ne renierait peut-être pas cette mise en scène du pouvoir, ce paysage pittoresque du vide et du plein, de ces petites tâches bariolées, orange, jaune, cyan, qui s’agitent sur un fond de terre ocre marron. Quoi de mieux pour répondre à l’image microscopique du virus, sinon l’image macroscopique d’un drone [5], planant sur une fourmilière de machines ?

Territoire, sécurité, population, titrait l’un des cours de Michel Foucault, les trois enfin contrôlés par le dispositif technique et optique de la chasse à l’homme qui entend faire le vide : le drone comme complément du microscope [6]. Tandis que disparaissent et s’anonymisent les visages derrière les masques, se développent les systèmes de « reconnaissance faciale », notamment en Chine [7] mais également en France. Sous prétexte de répondre à l’attentat du 14 juillet 2016, un dispositif a été expérimenté à Nice pour le carnaval de février 2019. La technologie était proposée par la société israélienne, AnyVision, accusée de participer à la surveillance des territoires palestiniens [8].

Capsules de sucre

Sur Instagram, un hashtag (#covidartmuseum) regroupe des images à prétention artistique. Elles ont toutes pour thème ou motif le virus et le confinement. Nous pouvons les classer de la manière suivante. Premièrement, nous comptons un majorité d’images relevant d’un néo-pop art. Presque toutes représentent, soit la symbolisation traditionnelle des virus : sphère et petites ventouses ; soit les trois objets symboliques de la pandémie : le gant en latex, transparent ou opaque, le rouleau de papier toilette et, enfin, le masque, parfois remplacé par la combinaison intégrale. L’imagerie aseptisée d’un pseudo art contemporain entre ici en adéquation avec l’imaginaire clinique du moment.

Deuxièmement, cet attribut iconographique dominant qu’est le masque sert à détourner des peintures emblématiques de l’histoire de l’art, principalement des portraits : Mona Lisa avec masque, Jeune fille à la perle avec masque, Bachus du Caravage avec masque [9]. On attend encore le détournement, plus politique, du tableau Le Balcon de Manet. Viennent pour finir des images qui confondent l’art conceptuel et la publicité en proposant mille variantes du mot d’ordre « Stay Home ». Nous reviennent alors ces mots de Baudelaire  : toutes ces images cherchent à se déguiser, à s’envelopper « comme une médecine désagréable dans des capsules de sucre  [10] ».

L’ennui avec la plupart de ces images, c’est qu’elles sont comme ces tableaux qui nous laissent indifférents dans les musées. Nous regardons le cartel avant de regarder la toile pour vérifier que ce qui est montré là, correspond bien à ce qui est écrit ici. C’est dire que toutes ces images, médiatiques comme prétendument artistiques, ne sont guère que des illustrations. Ce qui importe, c’est de reconnaître la légende et la petite morale – des images périphériques, sous régime langagier, qui nous tiennent lieu de réalité dans une croissance de l’irréel. Nous baignons depuis longtemps dans l’ère des memes, des images sous-titrées qui privilégient le message au travail du médium.

Ce ne sont donc pas des images, tout juste des métaphores, de la rhétorique et des informations, un trop-plein viral d’informations, car il est bien connu que « les gens manquent (toujours et seulement) d’information ». Dans la mode actuelle de désintox des fake-news, où les grands journaux s’inventent ministère de la vérité [11], le gouvernement a, lui aussi, proposé un espace dédié agrégeant les rubriques journalistiques de fact-checking, avant de le retirer sous la pression de Syndicat national des journalistes (SNJ) [12].

Rhétorique du fait divers

Interviewé durant le confinement, Jean-Luc Godard rappelait que le « virus est une communication, il a besoin d’aller chez un autre, comme certains oiseaux, pour y rentrer. Et donc, quand on envoie un message sur un réseau, on a besoin de l’autre pour entrer chez lui  [13] . » Peut-être était-il difficile d’entendre quelqu’un d’aussi rétif à la communication. L’idée et l’image étaient pourtant simples : le virus actuel est aussi celui de l’information et de la « langue », que Godard distingue du « langage », ce « mélange d’images et de paroles » dont le cinéma se montre parfois capable grâce à sa technique.

L’actuelle pandémie opère comme un gigantesque fait divers sur lequel toutes et tous nous pouvons communiquer. Pierre Bourdieu avait cette formule : les faits divers font diversion. Ils ne présentent jamais que des faits « omnibus », de nature à intéresser tout le monde, sans choquer finalement personne, car ils sont, au fond, sans enjeu, même s’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Le fait divers ne véhicule que des idées reçues, c’est-à-dire « des idées reçues par tout le monde, banales, convenues, communes » mais aussi, ajoutait Bourdieu, « des idées qui, quand vous les recevez, sont déjà reçues, en sorte que le problème de la réception ne se pose pas  [14] . »

Les images majoritaires dont nous disposons ne sont que des clichés, recouverts par des légendes qui prescrivent ce qu’il y a à voir, en montrant, écrivait Pierre Bourdieu, « ce qu’il faut montrer, mais de telle manière qu’on ne le montre pas ou qu’on le rend insignifiant ». En régime médiatique, concluait-il, « paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots  [15] ». Si cette langue audiovisuelle empêche de voir, c’est d’abord parce qu’elle contraint à la reconnaissance d’étiquettes, posées sur les images, quand ces images ne sont pas déjà des étiquettes insignifiantes, et quand ce ne sont pas les mots qui dominent, ce seront les scénarios et leur texte préfabriqué.

Dans une récente interview vidéo, Edwy Plenel évoquait le travail de documentation journalistique comme recomposition d’un « puzzle » d’informations, parfois déjà disponibles mais fragmentaires, pour « former une image » qui fasse sens – ce que ne produit évidemment pas le journalisme présentiste [16]. Qu’advient-il d’un monde saturé d’informations, langagières ou iconographiques, mais en manque d’images et de sens ? L’âge des mass-medias et des réseaux sociaux nous a fait confondre images et informations : images dont on se souvient parce qu’elles impressionnent notre mémoire ; informations partielles que l’on enregistre et que l’on diffuse pour mieux les oublier.

Comme la météo, notre bulletin journalier du virus est le fait omnibus par excellence. Il fabrique un « problème de société » de telle manière qu’il reste sans conséquence politique [17], sinon la solution univoque et opportune que le pouvoir en place entend lui apporter. Il est donc tout aussi logique que nous applaudissions toutes et tous, tous les soirs à vingt heures, heure de cérémonial médiatique s’il en est. Mais tout comme il était souhaitable de questionner Qui est Charlie ? [18] après le 11 janvier 2015, il sera utile de s’interroger plus tard : qu’applaudissions-nous ? Pourquoi battions-nous des mains comme si, coûte que coûte, il fallait continuer d’émettre un communiqué auquel tout le monde participe et que tout le monde peut comprendre ?

La guerre comme seul imaginaire

À la place de véritables images, nous assistons donc à une inflation de la langue, au déploiement d’un « arsenal » d’« éléments de langage » qui sont autant de « gestes barrières » pour éviter de voir. Aux noms presque littéraires des maladies infectieuses (peste, choléra, syphilis, jusqu’au cancer et Ebola) a été préféré un nom de code : « SARS-CoV-2 », simplifié en « Covid-19 » ou « coronavirus ». Rien n’entre dans ce libellé, pas de rêverie onomastique, pas d’anthropomorphisme, impossible de le psychologiser. En lui, la langue clinique se confond avec la langue informatique et la langue administrative.

On comprend alors qu’à cet intitulé de formulaire bureaucratique, la réponse de l’État soit, elle aussi, de produire des artefacts dignes d’un roman de Kafka : l’« attestation de déplacement dérogatoire » et la « distanciation sociale » qui renverse, au profit du pouvoir, le principe brechtien de prise de distance avec la réalité, pour la rendre insolite, étrange, et susciter la prise de conscience politique du spectateur [19].

La souveraineté de la langue et de l’écriture autorisées se déploie donc dans les consignes sanitaires, les déclarations officielles des gouvernements et le fétichisme actuel pour les courbes, les cartes de la contagion, leur code couleur d’école élémentaire, et la litanie journalière du décompte des morts. Il y a bien des tribunes, des articles qui se multiplient, çà et là. Mais, comme nous-mêmes, ils peinent à analyser quoi que ce soit, sinon du virtuel : du virtuel passé (ce qu’il aurait fallu faire), du virtuel présent (ce qu’il faudrait faire) ou du virtuel futur (ce qu’il faudra faire).

À cette rhétorique de la simulation, du falloir, du besoin, du défaut et du manque, répond celle massive de la guerre, classique dans le vocabulaire médical depuis la fin du xixe siècle. « Nous sommes en guerre » psalmodiait Macron, nous y sommes parce qu’il faut bien combler le vide et découper en « séquences » le temps de ce virus qui dure patiemment. Il faut bien produire du storytelling pour occuper le temps de cerveau disponible des citoyens, leur faire jouer un scénario préfabriqué et continuer à faire nation sous l’égide de l’État.

Celui-ci trahit au passage la pauvreté de son imaginaire : sa manière d’envisager ultimement son pouvoir comme bio-nécro-pouvoir militaire et sa relation avec les citoyens comme ennemis de l’intérieur ou bons citoyens-travailleurs. Le préfet de Paris faisait la « corrélation très simple » entre les personnes hospitalisées en réanimation et ceux qui n’avaient pas respecté le confinement [20]. Il n’y a pas de « dérapage » de la part du Préfet mais une droite ligne, rhétorique et idéologique, qui le relie à l’anaphore du Président.

Car si « nous sommes en guerre », il y a logiquement des alliés et des ennemis à qui l’on peut continuer de dire : « nous ne sommes pas dans le même camp » – propos précédant l’épidémie du même préfet à l’adresse d’une manifestante gilet jaune –, plus encore lorsqu’il s’agit des « territoires perdus de la République », une expression aux accents néo-colonialistes désignant les quartiers populaires et récemment reprise par un syndicat policier, déjà prêt au changement de régime et à la guerre de reconquête [21].

Sans surprise, la métaphore militaire, appliquée à une épidémie, a vocation à justifier le pouvoir autoritaire, sa répression, sa violence et ses dispositifs de surveillance, elle a vocation à légitimer les réformes néo-libérales qui-doivent-se-poursuivre, même si, pour cela, elles devront travestir des mesures d’inspiration socialiste pour la relance économique [22]. Susan Sontag concluait ainsi son ouvrage, La maladie comme métaphore  : « À propos de cette métaphore, la militaire, je dirais, pour paraphraser Lucrèce : Que les faiseurs de guerre la gardent  [23] . »

Spectator in fabula

Venu d’ailleurs, le virus s’est désormais intégré à la société française et à ses clichés. Il n’est plus une maladie de l’autre-que-soi, animal ou étranger, il est devenu une maladie de l’entre-soi et du chez-soi. Il passe donc sous nos images, se propage selon le principe du snatching, à travers des porteurs sains, sans symptômes apparents qui les distingueraient. Le virus est une altérité qui s’assimile au semblable et passe finalement inaperçue. En anglais, la réponse médicale à ce problème s’appelle le screening [24], synonyme de la projection d’un film. Deleuze, toujours, écrivait que ce « n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film  [25] . » Nombreux sont celles et ceux qui l’auront noté, le mauvais film actuel que nous nous projettons est un remake du très bon Dawn of the Dead (1978) de George Romero.

Notre anti-modèle du virus, rhizomatique et cinématographique, est donc celui du zombie, couplé à celui du body snatcher, ces plantes venues d’outre-espace qui prennent apparence humaine dans Invasion of the body snatchers de Don Siegel (1956). Confinés comme les personnages du film, notre seul imaginaire semble devoir être celui régressif du supermarché et de la société de consommation, médiatisés par l’économie numérique dématérialisée [26]. Comment nous différencier des zombies au dehors, si nous sommes entrés dans un devenir-zombie au dedans ? Deleuze ajoutait : « on se demande ce qui maintient un ensemble dans ce monde sans totalité ni enchaînement. La réponse est simple : ce qui fait l’ensemble, ce sont les clichés, et rien d’autre  [27]. »

Godard complétait un peu plus tard dans son interview : « Ça me dépasse… Ou quel est l’envers du mot dépasser ? Ça me soustrait. » Pas d’image juste, ni juste des images, seulement une soustraction des images qui nous soustrait à la réalité et à nous-mêmes. L’une des seules véritables images du virus, celle de sacs mortuaires noirs, entassés dans une pièce, était une fake-news  : le montage d’une séquence montrant des morts emballés à Guayaquil en Équateur, entrecoupée du décor extérieur d’un hôpital new-yorkais [28].

Du virus, il n’existe donc pour le moment que des images soustraites, minoritaires et fragmentaires : celles des hospitaliers habillés de sacs poubelles, celles des cercueils de la morgue de Rungis, celles de morts couchés par terre dans les rues de Wuhan, celles des prisonniers mutins en Italie, celles des contrôles policiers « musclés » qui se poursuivent en France, des quartiers populaires, jusqu’aux manifestations éparses du 1er mai.

Peut-être les images viendront-elles plus tard ? Tandis qu’est envisagé un renforcement de notre société de contrôle par le « traçage numérique » des malades [29], il se dit actuellement que nos officiels passent beaucoup par l’oral, qu’ils restreignent les traces numériques de leur communication dans la crainte de futurs procès [30]. Ces procès feront-ils image, radicaliseront-ils le rapport de l’image à la réalité, ressusciteront-ils image et évènement, quand on sait que le procès est un haut-lieu de mise en scène de la langue et de dépolitisation des conflits ?

Be Kind Rewind

Socialement, les virus n’intègrent donc pas nos catégories ; ils se calquent sur elles et ils font apparaître ces lunettes à travers lesquelles nous voyons le monde. Si une image parvient à se dresser après coup, peut-être s’agira-t-il d’un reflet dans le miroir du virus ? Peut-être s’agira-t-il d’un flasback qui rembobine le film  ? Au début de l’actuelle épidémie, nous pouvions encore nous rattacher à un imaginaire exotique de la maladie, venue d’abord d’un étranger, animal et sauvage (chauve-souris, pangolins et autre gremlins), puis de l’étranger (chinois). Spécisme, puis xénophobie. Nous pouvions encore croire à une conception séculaire de notre civilisation européenne, censée être immunisée contre ces pandémies barbares. Nous pouvions encore croire que de telles calamités n’arrivent qu’aux autres, n’ont lieu qu’ailleurs, dans les pays d’Afrique ou d’Asie.

Spoiler alert : Quand la calamité partira ou retournera là-bas, nous lui redeviendrons probablement indifférents, car nous croirons qu’elle fut, pour nous, productrice d’Histoire (du meilleur comme du pire), tandis que là-bas elle serait censée s’intégrer à un cycle qui en fait un aspect de la nature [31]. Spécisme, xénophobie puis néo-colonialisme. Mais n’avançons pas trop vite et reprenons le fil de notre retour en arrière. Tandis que la menace ne faisait que se rapprocher, nous pouvions encore croire aux conspirations (l’accident dans le laboratoire de virologie de Wuhan et un scénario à la Resident Evil). Il était encore possible de pointer d’imaginaires agents infectieux (notre population franco-asiatique). Il était encore possible de mener l’enquête pour remonter aux origines d’un mythique « patient zéro » (militaire, agent secret, hôtesse de l’air, évangélistes ? [32]).

Depuis que le virus s’est intégré à la société française, le seul réflexe xénophobique profond qui nous reste est la basse logique du délateur, celle du nanti bon citoyen qui pointe les quartiers populaires désobéissants pour inviter la police à les discipliner ou celle du corbeau qui envoie ses lettres anonymes aux soignants pour les inviter à s’ostraciser. On pense alors au film emblématique de la France de Vichy : Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot (1943) et au rap éponyme des Svinkels. Spécisme, racisme, néo-colonialisme puis classisme et endophobie.

Le virus qui nous assaille est aussi bien le virus de l’information, de l’économie numérique néo-capitaliste, des sociétés et des technologies de contrôle, de la privatisation néo-libérale de la santé, etc. En manque d’images, nous souviendrons-nous de tout cela ? Pour l’instant, de cette période de pandémie et de confinement, restent et resteront ces images majoritaires, ces clichés dignes des manuels scolaires (du futur) : des images anonymes de visages masqués et des images omniscientes de drones qui filment les rues pour les évider et y répéter en bons policiers : « Circulez, y’a rien à voir ». Faites circuler les images majoritaires, faites circuler, avec et sur elles, l’information virale, il n’y a rien à voir, sinon les clichés d’un mauvais film de zombies et de corps snatchés, filmés par des drones. S’agira-t-il aussi des images de nos luttes futures ? Wait and see.

Léo Pinguet

[1Image diffusée sur le compte Twitter de l’Inserm, 24 mars 2020.

[2Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 17-18.

[3Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p. 281-282.

[4François Cheng, Vide et plein : le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991.

[5Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.

[6Michel Foucault, Territoire, sécurité, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil, 2004.

[7Yann Moulier-Boutang & Monique Selim, « Leçons virales de Chine », Multitudes, n° 78, 2020/1, p. 9-19.

[8LDH Nice, « La reconnaissance faciale, ce sont les hommes du xixe siècle qui en parlent le mieux », Technopolice, 15 novembre 2019.

[9Le Getty Museum, situé à Los Angeles, a proposé dernièrement un exercice similaire (#GettyMuseumChallenge) : recréer chez soi une œuvre d’art célèbre avec des objets du quotidien.

[10Charles Baudelaire, Salon de 1859 in Critique d’art, Paris, Gallimard, 1976, p. 274.

[11Frédéric Lordon, « Macron décodeur-en-chef », La pompe à phynance, 8 janvier 2018 ; « Charlot ministre de la vérité », La pompe à phynance, 22 février 2017.

[12« Le gouvernement supprime sa page controversée « désinfox coronavirus », Le Monde, 5 mai 2020.

[13Jacques Morice, « Jean-Luc Godard, superstar des réseaux sociaux le temps d’un live sur Instagram », Télérama, 8 avril 2020.

[14Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir, 1996, p. 30 (nous soulignons).

[15Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir, 1996, p. 18-19.

[16Edwy Plenel, « Masques, le fiasco d’État ? », Brut, 14 avril 2020.

[17Eric Hazan, LQR La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’Agir, 2006, p. 14 : « Auparavant [avant les années 1960], on parlait plutôt de « question » (la question d’Orient, la question sociale…). La substitution n’était évidemment pas neutre. À une question, les réponses possibles sont souvent multiples et contradictoires alors qu’un problème, surtout posé en termes chiffrés, n’admet en général qu’une solution et une seule. »

[18Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015.

[19Giorgio Agamben, « Distanciation sociale », Lundi matin, 13 avril 2020.

[20Nicolas Chapuis, « Le préfet de police Didier Lallement contraint de s’excuser après un dérapage sur les malades du Covid-19 », Le Monde, 3 avril 2020.

[21Anaïs Condomines, « Non, cette vidéo partagée par un syndicat de policiers n’a pas été tournée pendant le confinement », Libération, 26 mars 2020 ; Emmnuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République, Paris, Mille et une nuits, 2002.

[22David Harvey, « Covid-19 : où va le capitalisme ? Une analyse marxiste », Contretemps, 7 avril 2020.

[23Susan Sontag, La Maladie comme métaphore. Le sida et ses métaphores [1977-1988], trad. Marie-France de Paloméa & Brice Matthieussent, Paris, Christian Bourgois, 1989-2009, p. 232.

[24La traduction française de ce terme est « dépistage ».

[25Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 223.

[26Razming Keucheyan, Les Besoins artificiels : comment sortir du consumérisme, Paris, La Découverte, 2019.

[27Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 281.

[28Fabien Leboucq, « Cette vidéo d’un homme marchant sur des sacs mortuaires a-t-elle été filmée dans un hôpital new-yorkais ? », Libération, 4 avril 2020.

[29
Félix Tréguer, « Le solutionnisme technologique restreint complètement nos imaginaires politiques », Lundi matin, 20 avril 2020.

[30Nous n’avons pas pu retracer la source exacte de cette rumeur sinon qu’il s’agit des propos d’un intervenant sur LCI dans une émission présentée par Olivier Galzi autour du 11 avril 2020.

[31Nous paraphrasons Susan Sontag, La maladie comme métaphore, op. cit., p. 176.

[32Raphaëlle Bacqué & Ariane Chemin, « Coronavirus : militaire, agent secret ou hôtesse de l’air ? La France sur la piste de son « patient zéro », Le Monde, 10 avril 2020 (les auteures sont spécialistes du genre).

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