Cléone, seconde lettre

« Partager ses larmes, son kebab, son pavé, son saké, partager sa bouteille, son cocktail, sa sueur, son arc, son masque, son pisco, ses espoirs... »

paru dans lundimatin#219, le 4 décembre 2019

Je suis Cléone, originaire du Congo, maronne à l’âge de 35 ans. J’ai fui le maître et ses chaînes, M. Galibert, le 30 avril 1766.

Saint-Domingue, Affiches américaines - 1766-04-30
Une Négresse nommée Cléone, baptisée sous le nom de Marie-Jeanne, nation Congo, âgée de 35 ans, petite taille, ayant une cicatrice à une main entre le pouce & le doigt index, étampée AYMERY S. MARC, est maronne depuis trois semaines. Ceux qui la reconnoîtront, sont priés de la faire arrêter & d’en donner avis à M. Galibert, Négociant au Cap, ou à M. Dulary à S. Marc.

Je suis Cléone, on ne me retrouva jamais. Sans fin j’ai cavalé, à force de cavales, de cavales et de révolutions, je suis allée si loin que c’est depuis le turfu que je vous parle — Lettre après lettre, je vous raconte comment nous avons gagné.

C’est dans un essaim de lépidoptères que ce matin je me réveille à Cherán dans la région du Michoacán — Mexique. Le papillon Monarque est revenu. Depuis le Nord jusqu’à nous, il vient de parcourir 4 000 kilomètres pour retrouver ses forêts de sapin sacrées. Il faut cinq mues à sa chenille pour que le Monarque parvienne au stade de la chrysalide puis devienne ce migrant vitrail. Veinées de noir, ses ailes de feu préviennent les prédateurs qu’il se nourrit de plantes sauvages et toxiques. Tu le croques, tu crèves.

Il fallut de nombreuses révoltes avant que Cherán ne soit un territoire libéré. En 1913 avec Casimiro Leco Lopez nous avions déjà bien secoué le maître pour arrêter le massacre de nos forêts. En plus d’avoir déporté des millions d’esclaves, ces charognes colons, transformant la forêt en marchandise ont saccagé la faune et la flore. Les forêts qui nous entourent sont sacrées. La nuit, l’écorce de l’Oyamel, dont les branches sont utilisées dans certains rituels de pénitence, régule la température de leurs hôtes les Monarques.

Un siècle plus tard, le 15 avril 2011, dans la nuit qui s’achève un groupe de femmes et d’enfants se rend au Templo del Calvario où les camions mafieux chargés du bois de nos forêts vont repasser tout pétaradant de mort, forçant lapins à détaler, crotales et lynxs à déguerpir, iguanes et moqueurs à se carapater...

C’est sans compter, qu’immobiles au Templo del Calvario, immobiles et moirés des premières lueurs, leurs cheveux frémissants dans l’aurore les femmes bloquent les camions remplis d’arbres volés... Derechef tintinnabulent les cloches !... et moins temps qu’il n’en faut pour le dire, rapplique la communauté.

En ce jour d’insurrection à Cherán, nous confisquons les armes de la police municipale corrompue qui se carapate, nous expulsons les bûcherons les forçant avec les politiques à déguerpir... et c’est le maire maintenant qui détale. Aux portes du village nous érigeons des barricades et nous occupons les rues de chaque quartier en y allumant des fogatas — feux de camps. D’une fogatas l’autre, les enfants se font les messagers. Autour de ces fogatas s’organise la vie de chaque quartier ; les décisions qui y sont prises remontent vers les conseils de village.

Nous avions parachevé la mue de Cherán. Devenus plus grands, les enfants ont fabriqué une radio, Radio Fogatas. Aujourd’hui encore, nous forgeons notre politique autour des fogatas. C’est depuis mon essaim papillon que me remonte cette histoire et que j’aime à vous écrire.

De conserve me revient cette nuit du 2 décembre 2019. Fond d’un squat à Bagnolet. Fighters de Honk-Kong, activistes chiliens, autonomes Marseillais, féministes d’Ivry, étudiants de Tolbiac, camarades Equatoriennes... nous préparons la grande grève du 5 décembre, nous ourdissons la manif du même jour et des actions.

Sous le tendre regard de Houda — daronne adorée d’un des collectif — accoudée au cubi s’échauffe une grappe.

– Havrin, c’est tellement pas Gilet Jaune ce que tu dis !
– C’est vrai t’es relou...
– T’as déjà oublié quand on allait soutenir la grève des femmes de ménage du Park Hyatt place Vendôme ? Elles ont gagné, elles.
– Comme celles contre ONET !
– Gagné le droit de continuer à crever en taffant pour des salauds !
– Oh le relou...
– Putain mais quand un corps se lève, ne serait-ce qu’un poing, tu peux pas dire que c’est une défaite !
– À Quito quand on nasse des flics, on fait une cérémonie pour les désensorceler. Ensuite on les échange contre des camarades.

Deux amies mettent la dernière main à une banderole renforcées sur laquelle, toute fraîche scintille :

Partir du muscle plutôt que de la loi, cela déplacerait sans doute la façon dont la violence a été problématisée dans la pensée politique.
Elsa Dorlin

– Chaque occupation même démantelée dans la demie-heure, chaque rond-point même évacué, un rassemblement devant les tribunaux c’est une victoire.
– Partout les peuples se soulèvent, ça te met pas du cœur au ventre ?
– Partout les États répriment au gaz, au LBD, à balles réelles, ils enferment, torturent et violent...
– Oh, le relouuuu...
– On n’est pas assez, on se fait massacrer.
– Mais il est bourré relou ce relou !
– Les corps ne cèdent pas. Regarde les Gilets Jaunes qui se relayaient d’intelligence pour tenir un rond-point... Et Hiu-Wing qui nous raconte comment ils tiennent la rue à Hong-Kong... Au Liban, en Papouasie, en Algérie... les gens sortent, ils se rencontrent...
– Je ressens donc je suis.
– La politique se fait organique, exactement ce que craignent les pouvoirs.

Partager ses larmes, son kebab, son pavé, son saké, partager sa bouteille, son cocktail, sa sueur, son arc, son masque, son pisco, ses espoirs... quatre coins du monde s’allumaient des révoltes populaires, les corps exultaient de n’être plus tenus par l’angoisse, les pilules, la solitude ; les corps se débordaient, s’allumaient.

D’un soulèvement l’autre, les émeutiers ramenaient à la vie ce qui avait été abandonné aux puissances de mort. On pensait à l’air libre. Sur nos barricades, dans les lieux que nous avions libéré nous étions entrain d’établir une carte de nos désirs, une correspondance insurrectionnelle. Bientôt quand ils cogneraient à Alger nous répliquerions à Santiago.

Nous renversions les perspectives. Nous cessions de voir avec les yeux du maître. Oui nous étions radicaux : comme on va au plus proche de soi, à la racine de l’être. Ne pas être radical c’est la norme, l’impuissance, la mort. Commençait aussi et enfin à germer dans des fronces de résistance, à germer que le patriarcat devait impérativement tomber en même temps que le capitalisme.

Hiu-Wing a fini de raconter la terrible journée où un popo avait tiré une balle dans le foi d’un étudiant à Hong-Kong.

– À propos de Hong Kong et de Taïwan, la Chine dit « Keep the island, not the people ».
– C’était sans compter votre détermination.
– Putain vos archers, vos magiciennes du feu, vos catapultes !
– Nous nous inspirons du... comment vous dites ? French spirit ?
– Heu... question inspiration, Hiu-Wing... vous avez explosé l’game.
– Nous en occident, ça gentrifie à mort. Ils repoussent les pauvres vers les banlieues. Les bourgeois vont demain pouvoir dire « keep les banlieues not the people ».
– C’est sans compter que vous vous organisez dans vos quartiers, sans compter le sursaut des corps. Hier avec Way à Ménilmontant on a lu un graf qui dit « quand je serai grande je serai black-bloc ».
– Moi celui que j’ai kiffé chez vous, c’est le « who do you call when the police murders ? »
– Rue de Belleville y avait aussi « le pacifisme collabore ».
– Au Chili, Albertina, vous avez tellement tout dit avec « ya no volveremos a la normalidad, porque la normalidad era el problema »...

Le capitalisme n’est qu’un trafic de chaire humaine, c’est son ADN. En 2019, Erdogan menaçait l’Europe d’une invasion d’exilés si on l’empêchait d’exterminer les Kurdes pour les remplacer par des réfugiés syriens.

Si les situations différaient selon les pays où gonflaient les soulèvements, partout dans le monde les corps reprenaient la rue, les corps se saisissait du politique ; le traquenard électoral ne fonctionnait plus.

– On est beaucoup à avoir pu quitté PolyU en profitant des élections locales. Les propos étaient tous à surveiller les urnes, et nous, pfff !... on a pu rejoindre le centre de Hong Kong.
– En Colombie, les organisations sociales ont convoqué des marches et une grève générale le jeudi 21 novembre. Les étudiants les ont rejoints, les indigènes, des organisations de défense de l’environnement...
– Gouvernement qui a répondu par les mêmes mythoneries qu’en France Macron aux Gilets Jaunes.
– Oh le relouuu...
– Bouffe ta langue, toi. Macron vient peut-être pas de supprimer l’observatoire de la pauvreté ? Celui de la délinquance ? L’observatoire des prisons ? De la mission contre les sectes ? L’institut sur la sécurité et la justice ? Et le Conseil National de la Protection de l’Enfance ?... Plus de témoin, partout les Etats veulent déporter les pauvres, mutiler, torturer, assassiner les résistantes et les résistants. Le capitalisme veut en finir avec le surplus d’humains dont il n’a plus besoin. J’ai du mal à respirer, putain !... Physiquement, je ressens la chape qui nous descend dessus !
– Tire une tafe, ça va t’aider.
– Regarde la beauté, wesh ! On commence à voir des français parmi les fighters Hong-Kongais et des Hong-Kongais et des Chiliens dans nos manifs en France...
– Ils se retrouvent même ici askip !
– J’déconne pas... Ça compresse ma poitrine, c’est physique. On crève ! Moi je veux voir maintenant la révolution.
– Mais tu l’aperçois, là. Ici et maintenant. Le chaos que les maîtres redoutent tant, c’est la vie c’est simplement tenter de vivre intensément, détruire le mimétisme, les hiérarchies, les séparations... retrouver le commun.... faire qu’il y ait autant de sexualités que de races et d’individus...
– Ok Hiu-Wing, mais va falloir s’accrocher. (Refermant la porte, Albertina l’amie Chilienne est revenue avec des bières)... Près de chez moi, le 31 octobre dernier, les responsables de la sécurité publique, membres de l’Organization of Americans States ont célébré la création du REDPPOL.
– WTF !?
– Le Réseau Interaméricain de développement de la police, un outil pour promouvoir la coopération internationale dans les différents domaines de la sécurité publique.
– Les gros bâtaaaards !...
– Pour resserrer la nasse numérique. Faut que d’ici la fin du premier trimestre 2020, les états soient capables d’échanger leurs données.
– Tous unis pour surveiller l’ennemi intérieur transnational.
– Amis... nous nous battons pour que le givre, pour que la nuit, pour que l’écorce des arbres quand naissent les étoiles, pour que... chancelants, périssables, maladroits... le ténu continue de nous étonner... (Pour continuer à entendre, Havrin qui a dû corrigé le tir à base de saqué, Havrin vient d’entre-bailler la porte des chiottes et il psalmodie, pendant qu’il vidange il psalmodie)... Pour que les chansons, pour que des plis... plis dans la ville, plis fond desquels comme celui-ci, nous puissions encore éprouver le vertige d’être vivant.

Trois jours plus tard, le 5 décembre en France, nous poursuivrons la grève démarrée en Colombie comme au Chili. Et si en France les maîtres et les zombis pensaient encore qu’il y aurait des élections en 2022... il n’en fut rien. Nous nous organisions pour nous passer d’eux. Nous redevenions toxiques, nous redevenions sauvages.

Cette nuit-là dans ce squat nos sangs comme ils pouvaient battaient les ténèbres totalitaires. Nos voix étaient celles des vivants qui se reconnaissent et se murmurent que pour vivre il faut se battre. Mordus de doutes, nous œuvrions au retour du vivant. Au fond de la nuit, au fond de la ville... n’avions nous pas allumé une fogatas ? Nos sourires, nos frissons, nos rires, nos mots d’hier... sont les papillons qui me tiennent aujourd’hui compagnie.

Ma petite cicatrice entre le pouce et l’index, je l’ai toujours, mais de maison toujours pas... je poursuis mon évasion, je prolonge ma cavale, j’éprouve ma liberté. Je n’ai pas de maison, je poste cette histoire, la nôtre, sur des sites amis.

Mon visage comme la nuit est insaisissable et comme elle mon récit sera nomade,

Cléone

soyons des papillons monarques, allumons partout des fogatas !

https://lundi.am/Je-suis-Cleone

http://nantes-revoltee.com/je-suis-cleone/

https://grozeille.co/je-suis-cleone/

https://cerveauxnondisponibles.net

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