Citoyens et barbares

Réflexions républicaines
Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Les heurts entre forces de l’ordre et manifestants, à mesure que les tensions économiques et sociales, mais aussi politiques, augmentent, ne cessent de susciter les discours des uns et des autres. Ivan Segré revient ici sur cette question : « casseurs » et « forces de l’ordre », de quoi cette adversité est-elle aujourd’hui le nom ? Et où situer le processus par lequel un homme devient un citoyen ?

« La maison d’édition française La Fabrique a dénoncé ce mercredi l’arrestation ‘‘arbitraire’’ d’un de ses collaborateurs à son arrivée à Londres pour un salon littéraire. Ce dernier, depuis libéré, affirme avoir été interrogé sur sa participation à des manifestations… et son avis sur Emmanuel Macron »

Le Parisien, 20 avril 2023, Rubrique « Faits divers »

« Ce responsable des droits étrangers aux éditions La Fabrique - très engagée à gauche - a été interpellé à Londres à la sortie de la gare de Saint-Pancras, puis libéré sous caution après avoir été interrogé par la police britannique. Celle-ci a justifié l’opération par un refus d’obtempérer lié à la fouille de ses appareils informatiques. L’incident a profondément choqué une partie du secteur français du livre. »

Le Figaro, 12 mai 2023, Rubrique « Culture/Livre »

« Qu’est-ce qui a poussé la police britannique à arrêter Ernest M., un éditeur de 28 ans, lundi 17 avril au soir, dans le cadre d’une loi antiterroriste ? En arrivant à la gare de St. Pancras, à Londres, le Français, responsable des droits étrangers à la maison d’édition La Fabrique, a été interpellé par deux policiers en civil. Il a finalement été libéré mardi en fin d’après-midi, sans être mis en examen, mais son téléphone et son ordinateur ont été saisis. »

Le Monde, 19 avril 2023, Rubrique « International »

« Plus grave encore, notre collaborateur est convoqué dans 4 semaines à Londres pour être présenté à la cellule antiterroriste britannique. […] D’autre part, Ernest a été interrogé pendant plusieurs heures et lui ont été posées des questions très troublantes : son point de vue sur la réforme des retraites en France, sur le gouvernement français, sur Emmanuel Macron, son avis sur la crise du Covid, etc. Peut-être plus grave encore, lors de son interrogatoire, il lui a été demandé de nommer les auteurs ‘‘antigouvernementaux’’ du catalogue des éditions La fabrique, maison pour laquelle il travaille. »

Communiqué des éditions La Fabrique, 19 avril 2023

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, art. 11

*

La violence exercée par certains « éléments radicaux » contre les forces de l’ordre est au cœur d’un clivage dont il convient d’apprécier les enjeux idéologiques immédiats ainsi que l’évolution sinon souhaitable, du moins envisageable.

Les partisans du maintien de l’ordre ont une stratégie discursive bien identifiable, qui repose sur un axiome fondateur, celui de Max Weber, selon lequel l’Etat exerce le monopole de la violence légitime.

Dès lors, tout acte de violence extérieur à l’Etat, et a fortiori s’il prend l’Etat pour cible, est un acte infra-politique qui relève du banditisme, sinon du terrorisme ; d’où, dans un discours médiatique aligné sur celui de l’Etat, des « manifestations émaillées de violence », dont les auteurs sont des « casseurs ». Il s’agit ainsi de distinguer entre d’une part un droit de manifester légitimement exercé par des citoyens pacifiques et respectueux de l’ordre, d’autre part une perversion de ce droit pratiquée par des « éléments radicaux » dont l’intentionnalité est infra-politique puisqu’elle vise le désordre en tant que tel, ou la « casse ». Selon ce schéma, il y aurait donc d’un côté les représentants de l’ordre civilisé, celui de l’Etat, de l’autre les partisans d’un nihilisme infra-politique et en dernière analyse barbare.

Dans une conférence prononcée aux Etats-Unis en 1941, Leo Strauss scrute les origines idéologiques du nazisme, qu’il repère dans un mouvement de pensée qu’il appelle le « nihilisme allemand ». Il le définit comme un rejet de la « civilisation », et il explique :

« J’ai dit : la civilisation, je n’ai pas dit : la culture. Car j’ai remarqué que beaucoup de nihilistes sont de grands amoureux de la culture, en tant que distincte de la civilisation et opposée à la civilisation. Par ailleurs, le mot culture laisse dans l’indétermination ce qu’est la chose qu’il s’agit de cultiver (le sang et la terre ou l’esprit), tandis que le terme de civilisation désigne immédiatement le processus visant à faire de l’homme un citoyen, et non pas un esclave ; un habitant de cités, et non pas un rustaud ; un amoureux de la paix, et non de la guerre ; un être policé, et non pas un voyou [1]. »

A cette lumière, la stratégie discursive des partisans du maintien de l’ordre consiste à présenter l’exercice de la violence légitime comme ce qui protège la civilisation (soit « le processus visant à faire de l’homme un citoyen ») contre la barbarie nihiliste d’« éléments radicaux » dont certains peuvent être, par ailleurs, de « grands amoureux de la culture ».

On peut être tenté, en réaction, d’adopter le mot « barbares » et de l’ériger en une sorte d’étendard contestataire, affirmant de cette manière l’hétérogénéité radicale des forces en présence.

Il semble toutefois que ce serait là une erreur historique, politique et stratégique. Car dans la configuration idéologique présente, au sens large du mot « présent », il importe d’abord d’examiner quelles sont les forces qui peuvent légitimement se revendiquer d’un « processus visant à faire de l’homme un citoyen », et quelles sont les forces qui, à l’inverse, sont portées par un nihilisme guerrier et voyou.

Afin de mener à bien cet examen et de définir ce qu’est la « citoyenneté » au sens où l’entend non seulement Leo Strauss, mais quiconque prétend s’inscrire dans la tradition républicaine française, revenons aux textes fondateurs.

Concernant la notion de citoyenneté, s’il est un texte fondateur dans l’histoire de France, c’est bien évidemment la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, dont deux énoncés doivent ici retenir notre attention : « Art. 5. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. […] Art. 12. La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».

Il en découle deux questions : a) quelles sont aujourd’hui « les actions nuisibles à la société » ; b) est-ce que l’usage de la force publique est aujourd’hui conforme à sa vocation, et par conséquent légitime, sachant qu’elle est « donc institué pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » ?

Selon les partisans du maintien de l’ordre, les « actions nuisibles à la société », ce sont les « violences qui émaillent les manifestations », les « casseurs », les « éléments radicaux », etc., d’où le recours à des formes de répression de plus en plus violentes à mesure que la contestation s’étend et se radicalise.

C’est une mécanique bien huilée, si ce n’est qu’aujourd’hui, la légitimité de la stratégie du maintien de l’ordre s’effrite de toute part, si bien que le roi commence à paraître « nu ».

En témoigne un récent numéro de L’Obs (n°3057, du 11 au 17 mai 2023) où figure en première page un portrait du Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avec pour légende : « Il provoque, il inquiète, il se prépare… jusqu’où ira Darmanin ? »

Difficile de ne pas songer, en découvrant cette couverture de L’Obs, à la pièce de Brecht : La résistible ascension d’Arturo Ui. Est-ce l’effet souhaité par l’hebdomadaire ?

Les pages qui sont consacrées à l’ambitieux Ministre dans le corps du numéro, de fait, décrivent une stratégie politique visant à maintenir l’ordre coûte que coûte. Interrogé à ce sujet, un professeur de droit, Thomas Perroud, conclut : « A présent, toutes les méthodes policières sont employées pour empêcher l’expression du mécontentement » (p. 27). L’ambition présidentielle de Darmanin se construit donc sur ce ressort : être l’homme de la situation, c’est-à-dire celui qui saura maintenir l’ordre, ou le restaurer, de manière à ce que le mécontentement croissant d’une partie de la population ne puisse pas obstruer le bon ordre des choses, soit « le processus visant à faire de l’homme un citoyen ».

Le problème est qu’un lecteur minimalement perspicace de ce numéro de L’Obs ne peut pas ne pas conclure que, loin de prétendre garantir un tel processus, celui de la « civilisation » au sens défini par Strauss en 1941, Darmanin est au service d’un processus rigoureusement adverse, puisqu’il s’agit de soumettre la République au pouvoir des « rustauds », des « amoureux de la guerre » sociale et des « voyous ».

En effet, en page 6 de ce même numéro de L’Obs, un article de Pascal Riché est consacré à un « phénomène très surprenant » décrit en ces termes :

« Dans une économie capitaliste fonctionnant normalement, l’inflation, comme n’importe quel coût, rogne les marges bénéficiaires des entreprises. Elle n’est pas supposée les gonfler ! Or, malgré la hausse des prix constatée depuis deux ans, jamais certains grands groupes n’ont engrangé autant de bénéfices : 19,5 milliards d’euros pour TotalEnergies en 2022 (malgré la Russie), 16,8 milliards pour Stellantis, 14,1 milliards pour LVMH, 10,2 milliards pour BNP Paribas… pour ne prendre que des exemples français. Au départ l’inflation a été déclenchée par la montée des prix de l’énergie et de certaines matières premières, liée à la guerre en Ukraine. De nombreuses entreprises ont pris prétexte de cette situation afin d’augmenter leurs prix bien au-delà du nécessaire. Et lorsque les prix de l’énergie sont redescendus (à partir de l’été dernier), elles n’ont pas répercuté cette baisse. Autrement dit, l’inflation en 2023 n’est pas tant liée à une spirale ‘‘prix-salaires’’ qu’à un effet d’aubaine ‘‘prix-profits’’. Ce constat a bousculé les certitudes de nombreux économistes convaincus que l’inflation est forcément due à un excès de monnaie ou de demande. »

Autrement dit, de nombreux économistes, déniaisés par le cynisme assumé de grands groupes capitalistes - dont certains, en « grands amoureux de la culture », pratiquent volontiers le mécénat - commencent à apercevoir que loin de produire une richesse dont le « ruissellement » profiterait à tous, y compris les plus démunis, ces grands groupes capturent les richesses et dévastent le monde, suivant une maxime bien identifiable, à savoir : « Après moi le déluge ».

Les multitudes spoliées par ceux qu’elles assimilent à des bandits sont donc mécontentes. Pour empêcher l’expression de leur mécontentement, qui risque d’aller croissant, il faudra donc recourir à un homme à poigne, par exemple un ministre qui ne craint pas d’étendre toujours davantage les pouvoirs des forces de l’ordre afin d’assurer que le processus économique et social à l’œuvre ne soit pas obstrué, fragilisé ou, pire, remis en cause.

A la question de savoir si l’on doit condamner les violences qui émaillent les manifestations du mécontentement populaire, il convient donc de répondre par deux questions : quelles sont aujourd’hui les « actions nuisibles à la société » qu’il convient que la loi défende ? Et est-ce que la « force publique », « institué pour l’avantage de tous », s’exerce aujourd’hui de manière légitime « et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » ?

Or, aux yeux d’un lecteur de L’Obs minimalement perspicace, il n’est donc plus possible aujourd’hui de condamner les violences en question sans que ne s’immisce aussitôt dans l’esprit de celui qui condamne un sentiment de gêne diffus qui, peu à peu, risque de prendre la forme de la question suivante : en condamnant la résistance organisée d’une partie de la population aux agressions des forces de l’ordre, ne suis-je pas en train de légitimer un processus qui vise à faire du citoyen sinon un esclave, du moins le dindon de la farce ?

[1Nihilisme et politique, trad. O. Seyden, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2001, 2004, p. 55

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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