Chroniques sous morphine

Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#441, le 2 septembre 2024

L’avantage d’une hernie discale, c’est qu’elle vous donne du temps pour lire et, comme au bout d’un moment, il n’y a plus que la morphine qui marche comme antidouleur, vous acquérez une certaine distance au monde fort utile à la fonction critique. Distance qui vous permet par exemple d’émettre des réserves sur tel ou tel livre que la confraternité (vertu très répandue dans le milieu littéraire, comme chacun sait), vous interdirait autrement d’exprimer.

S’agissant de Le Cherokee, de Richard Morgièvre (Folio Policier), mon absence de scrupule sera d’autant plus grande que ce livre, publié voilà cinq ans, a reçu des prix prestigieux et s’est fort bien vendu. Ce Cherokee-là est une bonne façon d’aborder Morgièvre, quoiqu’il semble nourrir une estime moindre pour la branche « polar » de son œuvre, à laquelle le livre appartient : on se révèle toujours là où on se dérobe. Qui se plonge dans ce polar doit s’attendre à y rencontrer beaucoup de splendides moments d’écriture, nourris de paradoxes étincelants : « Le puma blanc a fini par s’écarter sans le lâcher des yeux, puis il s’en est allé, sans bruit, si blanc qu’il était impossible de le distinguer de la nuit » - mais aussi beaucoup trop de phrases qui rendent le récit inutilement bavard, et de truismes se donnant des airs de profondeur. Le trop-plein est sans doute le défaut majeur du bouquin, avec sa double intrigue : Corey, le shérif dépressif (faut dire qu’on lui a tué père et mère dans son enfance), mène deux enquêtes à la fois : d’une part, il court après le Dindon, tueur en série et assassin de ses parents, qui s’amuse à semer des indices à son intention, et d’autre part, il doit sauver le monde en empêchant l’explosion d’une bombe atomique dérobée par un complot de militaires fascistes. Personnellement, ces deux filons si souvent explorés (le serial killer qui joue avec son enquêteur et le complot menaçant l’Amérique donc le monde) ont généralement tendance à m’alourdir les paupières, surtout quand, comme c’est le cas ici, la vraisemblance n’est pas au rendez-vous. Mais Morgièvre est si fort pour se glisser dans la peau des auteurs du Montana, des Appalaches et autres contrées propices à cette nature writing dont l’excellent éditeur Gallmeister s’est fait une spécialité, il décrit avec tant de naturel leurs habitants brutaux, ivrognes et craignant Dieu, qu’on se surprend à chercher le nom du traducteur. On ne peut que s’attacher aux personnages comme l’employé du bureau du shérif qui a entrepris d’écrire l’histoire de l’Amérique ou Stone le pisteur sauvage qui surgit sans bruit pour vous emmener prier dans un souterrain devant la dépouille d’un homme mort, ou White, l’agent spécial du FBI avec qui Corey va connaître une idylle à la Brokeback Mountain. Si on ajoute un humour efficace aux descriptions magnifiques, portées par un panthéisme lyrique, d’une nature grandiose et cruelle, on se laissera donc volontiers conduire jusqu’à la fin et le départ dans le soleil couchant du poor lonesome cowboy. On vous livre ici un échantillon dont on comprendra le choix sachant qu’un des effets indésirables de la morphine, c’est la constipation :

Corey a été tiré de sa rêverie par un choc… Un elk [1] frottait son cul contre le capot de la jeep, s’en contrefichait totalement de Corey. Il a lâché un pet détonnant et s’en est allé, tout seul dans son monde… Satanée bestiole, faut le dire.
« En vérité, disait Charlie Dean, un putain d’elk c’est bien plus dangereux qu’un putain d’ours. Ces gros fainéants, poursuivait-il, sont peureux comme des femmes enceintes tandis qu’un putain d’elk qui t’arrive dans le cul c’est un putain de suppositoire de pas loin de trois mètres de long et huit cents livres, putain ! Avec des putains de corne pour te branler avec, putain ! »
Charlie Dean avait été à moitié sodomisé par un elk qui était arrivé en traître à quarante miles à l’heure dans son pare-chocs arrière. Il avait réussi à l’avoir, avait passé un mois couché sur le ventre pour le digérer. Sa femme, une Ute, avait fumé l’elk à la place de sa sauge et son peyotl habituels et ils avaient mis un an pour le bouffer. « Il en reste rien, disait Charlie Dean, je l’ai entièrement chié ». Tous les matins, il pissait sur les bois de l’elk pour qu’il se réincarne en couche-culotte… Des histoires… Il fallait des histoires, elles n’empêchaient pas le crime mais elles rendaient la vie supportable.

Morgièvre est visiblement bien documenté sur les hauts plateaux de l’Utah. Mais cela ne suffirait pas à expliquer pourquoi, quand nous ne sommes pas submergés par le trop de phrases, nous sommes captés par la mélancolie profonde des lieux et des gens. S’il réussit si bien à nous faire entrer dans l’épaisseur des vies des gens de peu (ce qu’on appelle « les classes subalternes » dans l’université et alentour) de coin rural-là, s’il sait si bien nous en faire partager les errances déconcertantes, déchirantes, désopilantes, c’est qu’il est doté de cette qualité indispensable aussi bien à la création littéraire qu’à la praxis révolutionnaire : l’empathie.

A la différence de Morgièvre, Martial Cavatz n’aura pas eu besoin de voyager un peu et de lire beaucoup pour réussir à se mettre à la place de celle et ceux qu’il raconte : il est l’un d’eux. Les Caractériels (Alma Editeurs) rassemble des souvenirs que nous eûmes le bonheur de découvrir sur Facebook. L’ami Martial avait su y détourner la minable manie exhibitionniste si vivement encouragée par les algorithmes du réseau social pour en faire de la littérature. Mal voyant bientôt catalogué caractériel, issu d’une famille qui ne vivait que des prestations sociales, le petit Martial habitait au 408, trois barres d’immeubles, la cité des pauvres parmi les pauvres à Besançon. Pas la moindre larme à l’œil quand il décrit ce milieu où l’on trouve toujours un plus déshérité que soi sur qui taper : « Le matin, les lumières des cuisines s’allumaient une à une. Il était trop tôt pour que quelqu’un vienne observer ce spectacle assez sympathique. De toute façon, il n’y avait pas besoin de témoin extérieur pour remarquer que certains volets restaient clos. Ceux qui se levaient savaient, et leurs enfants aussi. Les cuisines qui restaient éteintes étaient celles des familles qui ne travaillaient pas. La honte.(…) Il y avait des privilégiés, et ils l’ignoraient. Et moi, je les enviais. Car oui, je rêvais tellement d’avoir des parents qui travaillent, peu importe le métier. » Ce pourquoi, face au fichage inévitable en milieu scolaire, il s’était inventé un père maçon : « Comme tous les pauvres, je savais me montrer modeste dans mes aspirations ». Tout l’art de Cavatz est dans ce genre de petite phrase qui désamorce par la moquerie toute tentation d’apitoiement sur soi. Ainsi, quand, à force de pratiquer l’art de taper le premier sur ses petits camarades, il va se retrouver dans un établissement spécialisé à forte concentration d’éducateurs et de spécialistes de la santé mentale, il nous confie : « Ma première cravate, c’est le psychiatre qui me l’a offerte, ce qui prouve que, contrairement à ce qu’on dit, ces personnes sont utiles. » Ou quand, dans l’établissement pour mal voyants et aveugles où il échoue, il constate : « Il semble que les éducateurs n’aient pas voulu pousser le dépaysement trop loin quand, en début d’année, ils ont constitué les chambres à l’internat. Dans la mienne, il n’y avait que trois autres pauvres. Le premier m’avait expliqué qu’il souhaitait devenir palefrenier, j’ai pensé : ‘Tiens, voilà un original qui ne veut pas être cosmonaute ou policier.’ Le deuxième venait, comme moi, d’une cité de Besançon.(…) Quant au troisième, il était encore plus pauvre que moi, et, en plus, il était aveugle. Il n’y avait rien à dire, socialement, la chambre avait été bien pensée. » On composerait bien l’article rien qu’avec des citations : « Un peu comme tout le monde, mon rêve était qu’on me voie à la télé, mais, hélas, je n’ai été vu que par le juge pour enfants, seul et sans caméra, et je n’avais rien gagné. » Il faudrait aussi recopier longuement ces passages où tel miséreux du coin s’invente une autre vie en essayant de passer pour un truand armé, et les mésaventures minables dans lesquelles il se retrouve plongé : cela n’a pas manqué de me rappeler ma jeunesse, quand on se la jouait voyou, comme tant d’autres ultragauches anarcho-autonomes (certains n’en sont jamais sortis et continuent de frimer à plus de 50 ans alors qu’ils n’ont que quelques piteux larcins et incendies de poubelles à leur actif) Mais il faut laisser le plaisir aux lecteurs de découvrir combien ils peuvent être déchirants, désopilants et déconcertants, les pauvres de Besançon, autant que ceux de l’Utah, et en plus, nul besoin de menace nucléaire ou de serial killer pour qu’ils nous passionnent : il suffit (il suffit !) d’attraper, comme Martial Cavatz, le ton juste, de laisser aller un flot langagier limpide, de tenir la bonne distance et nous voilà embarqués.

A suivre…

Serge Quadruppani

[1Un elk, en français, c’est un wapiti.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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