Chroniques de frontières alpines

2 – Violer sans entrave les droits des étranger-es : la frontière, fabrique d’exclusion politique

paru dans lundimatin#151, le 25 juin 2018

L’été dernier, nous publiions une série d’articles qui retraçait le parcours de deux étudiantes en géographie qui avaient décidé de remonter la route migratoire des Balkans, de Calais au Liban.

Ces Chroniques de frontières alpines s’inscrivent dans la continuité de ce travail. À rebours de la superficialité et du sensationnalisme médiatiques habituels, les auteurs ont entrepris un travail de terrain sur un temps long. Depuis Briançon, à la frontière avc l’Italie, elles racontent l’accueil des migrants et la militarisation de la frontière, les méthodes policières, leurs effets et les solidarités qui toujours, s’y opposent. Vous pouvez retrouver tous leurs articles sur leur blog Derootées.

Le contrôle aux frontières terrestres de la France, donc intérieures à l’espace Shenghen, a été rétabli le 13 novembre 2015, avec l’instauration de l’Etat d’urgence. Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures a institué un nouveau dispositif, celui des Points de Passage Autorisés, constitué d’une part de points de contrôles fixes, et d’autre part de zones surveillées par des patrouilles mobiles, de manière dynamique, ponctuelle, sur la base de signalements des services de renseignement et des polices étrangères. Dans les deux cas, les contrôles d’identité systématiques sont autorisés. Le 31 novembre 2017, une nouvelle loi sur la sécurité intérieure a acté la fin de l’Etat d’Urgence, alors que, selon l’Anafé (2017), elle en banalise la logique ; notamment, elle autorise les contrôles systématiques dans une borne de 10km autour des frontières.

Quand la région du Briançonnais a commencé à devenir une route de passage importante pour des populations migrantes cherchant à fuir l’Italie, début 2017, le contrôle a été rétabli de manière fixe à Montgenèvre, au col de l’Echelle quand celui-ci est ouvert, au Col Agnel et au Col de Tende. La création de ces PPA s’est accompagnée de contrôles mobiles à la frontière, le long des routes et sur les chemins de montagne. La réalité du contrôle policier après le 31 octobre 2017 (fin de l’Etat d’urgence), attestée par les témoignages des personnes locales, des exilé·es, et les études des ONG, montre que les contrôles d’identité se déploient bien au-delà de la zone de 10km de la frontière prévue par la loi. La ville de Briançon, où des personnes sont arrêtées régulièrement, se situe à 19km de la frontière, et des contrôles d’identité aboutissant au refoulement des personnes ont lieu jusqu’à Gap, à 94km de la frontière, et même dans le train Briançon-Paris.

Local de la PAF de Montgenèvre, remis en service en novembre 2015 à l’instauration du PPA du Montgenèvre, SB 2018

Dans ces zones frontalières, les circulaires et ordres préfectoraux passent au-dessus du droit des enfants (convention internationale des Droits de l’Enfant de New York), le droit d’asile (convention de Genève), de tout le droit européen et international qui garantit les droits de l’Homme, permettant d’enfreindre toutes ces conventions et traités qui se situent pourtant au sommet de la hiérarchie des lois ; mais on constate de surcroît que les procédures instaurées par les accords de Shenghen, le droit français, les accords de Dublin, sont quotidiennement violées par les pratiques policières à la frontière… tout en étant tolérées, voire même impulsées, par la préfecture.

Ces pratiques de violations indiquent une soumission totale du droit au fait, du droit à la politique. Invisibles, impunies, quotidiennes, elles reposent sur l’impossibilité structurelle pour les étranger·es victimes de ces actes de faire valoir leurs droits et même leur existence sur le plan politique. Agissant plusieurs mois à la frontière aux côtés des personnes exilées, nous sommes témoins de ces pratiques et essayons d’en collecter autant de traces que possible ; l’intérêt est de rendre visibles ces pratiques et de dénoncer leurs conséquences pour les personnes qui en sont victimes. Mais cet article s’attache surtout à comprendre la signification politique de cette situation : quels objectifs politiques servent ces pratiques répétées de violation de droit ? Quelles sont les causes qui leur permettent d’avoir lieu, et de rester impunies ?

Refuge autogéré « chez Jésus » à Clavière, SB 2018

Les informations relatées dans cet article sont le fruit d‘une présence et d’une observation quotidienne à la frontière, à Briançon (point d’arrivée des personnes ayant réussi à traverser) et/ou à Clavière (lieu des refoulements de la PAF de Montgenèvre) du 1er mars 2018 à fin mai 2018, ce qui nous a permi de constater en continu les évolutions du dispositif frontalier et des pratiques policières. C’est grâce à une action de jour et de nuit auprès des personnes étrangères rendues vulnérables par la frontière (accueil au Refuge autogéré Chez Jésus de Clavière) et des échanges informels que nous pouvons recueillir des informations et des témoignages, quand bien même nous ne sommes pas présent·es sur les lieux d’arrestation. Une trentaine de témoignages formels ont été écrits et/ou enregistrés, suite à des passages ou des refoulements, et une trentaine de refus d’entrée collectés.

Le schéma ci-dessus donne à voir les différents scénarios qui se produisent lorsqu’une personne est arrêtée sans les documents requis pour entrer en France. On peut dire que le contrôle des sans-papiers dans la zone-frontière comporte 3 étapes : l’arrestation, l’enregistrement à la PAF (non systématique mais très fréquent) suivi parfois d’un enfermement, et quand la personne n’est pas admise, le refoulement en Italie.

Nous employons le terme refoulement (traduction de l’anglais pushback) parce que ces renvois en Italie sont non seulement imposés par la force, mais se déroulent presque toujours dans l’illégalité, que ce soit parce que la procédure légale n’a pas été respectée par les agents de la PAF, ou parce que le statut de la personne devrait la protéger d’un renvoi en Italie (mineur·es ou demandeur·euses d’asile).

Durant la période de mars à mai 2018, on estime qu’en moyenne entre quinze et vingt personnes par jour tentent le passage, ce qui représente un total qui se situe entre 1230 et de 1640 personnes. La quasi-totalité de ces personnes parvient à parvenir en France, mais une grande partie des personnes qui passent à pied essuie d’abord un ou plusieurs refoulements avant d’y parvenir. Le taux de refoulement n’est pas quantifiable car il est extrêmement variable selon les jours et les semaines, de même que la fréquence de certaines violations de droits (non-prise en charge et refoulement des mineurs).

Mineurs partant de Clavière pour aller se présenter à la PAF, SB 2018

Les violations de droit comme outil de l’exclusion par la frontière

Dans les PPA, comme en tout point des frontières françaises, une décision de refus d’entrée doit être notifiée à chaque personne non-admise. Amnesty International (2017) rappelle que les personnes qui se voient refuser l’entrée bénéficient selon l’article L. 213-2 du CESEDA (code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) des droits suivants :

  • Une décision écrite et motivée et indiquant ses droits, notifiée dans une langue que l’étranger·e comprend (l’assistance d’un·e interprète est obligatoire si l’étranger·e ne parle pas le français et qu’il ou elle ne sait pas lire. En cas de nécessité, l’assistance de l’interprète peut se faire par l’intermédiaire de moyens de télécommunication),
  • La possibilité d’avoir accès à un poste téléphonique afin d’avertir ou de faire avertir la personne chez qui il ou elle a indiqué devoir se rendre, son consulat ou le conseil de son choix,
  • La possibilité de ne pas être renvoyé·e immédiatement et de bénéficier d’un jour franc (soit le lendemain, à minuit, du jour de l’arrivée),
  • Le droit pour l’étranger·e de demander l’asile, de voir sa demande examinée et d’être informé·e, dans une langue qu’il ou elle comprend, de la procédure de demande d’asile et de son déroulement, de ses droits et obligations, et, en cas de responsabilité d’un autre État, de faire l’objet d’une mesure de transfert selon le règlement Dublin III
  • La possibilité de faire un recours contre la décision de refus d’entrée devant la juridiction administrative dans un délai de deux mois.

Cependant le droit prévoit une large marge d’action pour les agents de contrôle présents à la frontière, qui explique en partie les dérives qui ont lieu. Alors que l’évaluation de la situation de la personne étrangère (du caractère fondé de la demande d’asile, de la minorité) relève de compétences spécialisées (agents de l’OFPRA, travailleur-euse social-e de l’ASE…), et d’un cadre d’évaluation spécifiques (procédure de demande d’asile, évaluation du Conseil Départemental), ce rôle de juge est endossé à la frontière par les agents de la PAF qui se contentent d’un jugement au faciès pour justifier du refoulement des personnes qu’ils n’estiment pas mineures. La place donnée à l’interprétation d’un simple agent de la PAF est largement démesurée, d’autant plus qu’elle s’exerce en dehors de tout cadre légal puisque les procédures ne sont pas respectées.

En effet, en ce qui concerne la procédure, on peut dire que le droit à la frontière franco-italienne des Hautes-Alpes est presque toujours systématiquement violé : le droit au jour franc n’est jamais signifié aux personnes qui pourraient en bénéficier, jamais d’administrateur ad hoc n’est désigné pour les mineurs, les personnes non-francophones ne bénéficient jamais de traduction, les personnes malades n’ont pas accès à un médecin, le droit d’avoir accès à un téléphone n’est jamais octroyé…. Aucune des personnes refoulées n’a pu apprendre ou de comprendre quels étaient ses droits, qui n’ont tout simplement jamais été notifiés par la PAF, et toutes les personnes refoulées alors qu’elles ont des papiers italiens ne comprennent pas la raison de leur non-admission sur le territoire français1.

Y, 20/03/18 Ils ne nous ont pas proposé [de demander l’asile], nous n’avons eu aucune information sur nos droits.

Les refus d’entrée sont systématiquement écrits en français, donc illisible pour les personnes illettrées ou non-francophones, et tous les témoignages confirment que les entretiens de la PAF sont systématiquement réalisés en français. Les refus d’entrée que nous avons recueillis dans le cadre de cette enquête, commentés par des exilé·es qui avaient été renvoyé·es, nous ont révélé des pratique de pré-cochage de la case « parle et comprend le français », y compris pour des personnes qui parlent à peine le français et ont du mal à communiquer dans cette langue.

Refus d’entrée d’un mineur refoulé. On voit que la mention « refuse de décliner une date de naissance cohérente » est écrite à l’avance de manière informatique. On voit également que le mineur, s’opposant au refus de la reconnaissance de son âge, a refusé de signé. SB, 2018

Les refus d’entrée sont également pré-cochés, c’est-à-dire imprimés avec les mentions déjà cochées pour permettre le renvoi de la personne sans examiner sa situation, comme on peut le voir dans l’image ci-dessus. Sinon, ils sont falsifiés à la main, notamment pour les mineurs.

AB, 10/05/2018 : ils ont noté un faux âge (…). Il m’a dit : « A quel âge t’es né ? », je lui ai dit : « 14, douzième mois, 2001 », je le vois écrire : « 14/12/1999″ ! Je lui ai dit : »Monsieur, je vous ai dit 2001, écrivez 2001 ! ». Alors après il a écrit 2001 (…). Du coup après, ils ont demandé mon ami, ils ont attribué une date pour lui aussi.

Enfin, régulièrement, ils ne sont tout simplement pas délivrés aux personnes refoulées. On ne présente jamais à la personne son droit de contester le refus d’entrée, de faire un recours. Le fait de ne ps délivrer de refus d’entrée retire à la victime de violations de droits toute possibilité d’avoir une preuve de ce qui lui est arrivé. Sans refus d’entrée, la seule possibilité d’entamer un recours ou d’attaquer l’Etat en justice est réduite à néant.

AB, 10/05/2018 Ils m’ont rien donné ! Rien document ! Je n’ai rien signé ! (…) Je n’ai rien signé, ils m’ont rien donné, je leur ai dit encore « Je suis en train de réclamer mes droits, je connais mes droits (…) »

Refoulement à Bardonecchia, SB 2018

Cette absence de respect du droit a une fonction politique ; elle n’est pas une omission, encore moins une « bavure » ponctuelle, mais s’inscrit dans un ensemble concerté (refus d’entrée pré-cochés par ordinateur) d’exclusion du droit. E. Blanchard (2014) rappelle que les policiers parisiens déchiraient les papiers des « Français musulmans » pendant la guerre d’Algérie, et en conclut qu’ « au-delà des conséquences pratiques générées par ces gestes (impossibilité de circuler, conduites au poste, voire internements administratifs…), il s’agissait avant tout de nier leur appartenance à une communauté française considérée comme simplement « de papiers » ».Ce rappel historique évoque de manière significative le témoignage d’I :

I, 29/04/18 -– J’ai dit que j’étais mineur, ils ont éclaté de rire, ils ont dit que je devais avoir des enfants. J’ai présenté mon extrait de naissance et un homme (…) qui avait l’air d’être le chef, est arrivé, et il a dit que ces papiers étaient des faux, il les a déchirés.

Elles s’inscrivent dans un ensemble de pratiques de violations de droit, qui a vocation à signifier la négation de la personne comme citoyen·ne de droit et de matérialiser l’exclusion de la personne étrangère d’une communauté nationale légitime, et donc de droit. K. Nordentoft Mose et V. Wried (2015) expliquent la fonction de double exclusion de ces pratiques. Tout d’abord, beaucoup de personnes migrantes ou réfugiées ne sont pas admises dans la communauté politique qu’elles tentent de rejoindre. L’exclusion de la communauté politique fait d’elles des sujets indésirés incapables de revendiquer ce qu’Hannah Arendt appelle « le droit d’avoir des droits ». Deuxièmement, ils deviennent l’exception à la loi de deux manières : les migrant·es et les demandeur·euses d’asile sont définis hors de champ des protections universelles légalement reconnues, tandis que les états agissent en toute impunité pour violer les quelques lois qui protègent leurs droits. L’absence de respect des droits est donc un instrument à travers lequel la frontière réalise sa fonction de définition des individus entre citoyen·nes entre légitimes et indésirables, et d’exclusion de ces dernier·es.

Une zone d’exception et de flou juridictionnel qui ouvre la voie à la violence politique

Si la procédure légale n’est jamais respectée, en revanche, différents paramètres pèse sur l’admission sur le territoire français. Le droit relatif aux demandeurs d’asile, par exemple, fait l’objet d’un flou structurel lié à la nature juridique de cette frontière. La demande d’asile est un des rares cas qui autorise une personne étrangère qui ne détient pas de documents de voyage valides à se présenter à la frontière et à entrer légalement sur le territoire. Dès lors qu’une personne déclare vouloir solliciter l’asile, y compris à la frontière, les autorités françaises sont tenues de prendre en compte cette demande et de l’enregistrer. Or, le dispositif actuel rend impossible le dépôt d’une demande d’asile à la frontière française des Hautes-Alpes. Le droit de demander l’asile est rarement notifié aux étrangers qui se présentent à la frontière, alors que la majorité des personnes majeures qui traversent la frontière terrestre franco-italienne sont demandeuses d’asile. Ainsi, même quand les personnes désirent demander l’asile en France, elles ne savent pas si elles sont autorisées à le faire à la PAF : une bonne partie d’entre elles omettent donc tout simplement de le mentionner lors de l’entretien.

Dans le cas de la frontière franco-italienne, il semble évident que le refoulement des demandeurs d’asile par les pratiques policières, même quand cela n’est pas précisé sur le refus d’entrée, se fonde sur l’idée que la personne a déjà déposé une demande d’asile en Italie, et que l’examen de sa demande relève ainsi de la compétence d’un autre Etat : il s’agit d’une lecture abusive de l’article L. 723-11 du CESEDA, car les renvois ne peuvent concerner que les personnes qui possèdent déjà le statut de réfugié en Italie, non pas les demandeurs d’asile.

Par ailleurs, ce n’est qu’une fois la demande d’asile enregistrée que se pose la question de déterminer l’État membre responsable. Le seul fait que les personnes viennent d’Italie ne suffit pas à présumer de façon absolue que cet État est l’État responsable de l’examen de leur demande d’asile : il ne relève pas des compétences des agents de la PAF de déterminer de quel Etat relève la demande d’asile. Il en va de même pour la question de savoir si la demande d’asile est « manifestement » infondée : l’examen de la situation repose sur le seul agent de la PAF qui remplira le refus d’entrée, sans contrôle par des personnes issues d’organisations habilitées à le faire (juges, agents de l’OFII ou de l’OFPRA).

Or, ces violations du droit d’asile à la frontière reposent en grande partie sur l’ambiguité du dispositif de PPA, qui ne possède pas les structures de la zone d’attente censées exercer un contrôle sur le du droit des étrangers. Ainsi, l’absence d’agents de l’OFII pour réaliser des entretiens approfondis favorise la rapidité des procédures de refoulement à la frontière. La présentation d’une demande d’asile à la frontière est encadrée en France par le dispositif des zones d’attentes (qui se trouvent dans certains PPF) où une procédure leur permet de faire valoir leur demande. Cependant, les zones d’attentes, selon l’Anafé (2017) constituent des zones de sous-droit où les personnes sont également traitées de manières discriminatoire : enfermement, examen-éclair de la demande, renvoi immédiat… Il ne s’agit donc absolument pas ici de revendiquer l’installation d’un dispositif plus « efficace » car celui-ci n’aurait vocation qu’à renforcer les logiques de tri et de sélection des étranger·es : il s’agit simplement de comprendre ce que cette absence de prise en compte de la demande d’asile à la frontière révèle du traitement de certain·es étranger·es à l’entrée sur le territoire français.

La frontière « haute » franco-italienne se trouve dans une situation de flou juridictionnel, ce qui explique que l’impossibilité d’y déposer une demande d’asile. Cet absence de cadre juridique clair ouvre la voie à toutes les pratiques possibles de violations des droits par les agents de la PAF, et rend difficile la sanction de ces pratiques par des instances judiciaires tant qu’une jurisprudence n’aura pas été faite.

Ce constat d’une confusion, dans ce lieu exceptionnel qu’est la frontière, sur le droit à appliquer évoque de manière saisissante la définition faite par G. Agamben (1998) de l‘état d’exception comme « un moyen d’inclure l’exception elle-meme dans l’ordre juridique en créant une zone d’indistinction dans laquelle le fait et la loi coïncident. » Le fait que la loi soit ainsi liée au fait, et donc à la vie, constitue l’état d’exception comme un mécanisme fluctuant où la loi est suspendue et où la norme devient indiscernable de l’exception. L’application de la loi est suspendue dans les zones d’exception, alors que la loi reste en force : ainsi, il ne s’agit pas d’un espace en-dehors de la loi ou d’un espace sans loi, mais en constante relation avec la loi (et, à travers elle, le pouvoir souverain). Dans le sens d’Agamben, l’état d’exception actuel est un espace de vide ou de flou juridico-politique, qui fonde cependant le pouvoir souverain.

Cela explique que dans ces espaces d’exception se créent des zones de grande violence politique, alors même que se maintient l’illusion que la loi est appliquée. La situation marginale du territoire diminuent la possibilité de présence de témoins, et rendent impossible pour les victimes de témoigner contre les violations de droit et/ou les violences qu’elles subissent, quand bien même la loi européenne fournit en théorie aux victimes des outils pour protester contre les traitements indignes qu’elles ont reçu. La reconduite immédiate hors du territoire place la victime d’un refoulement hors de la juridiction française et des recours qu’elle permet, faisant de la législation européenne le seul appui potentiel des victimes. Par ailleurs, la précarité matérielle, la langue étrangère, l’isolement vis-à-vis des structures de soutien (matérielles et juridiques), sont autant de barrières empêchant concrètement la victime de se saisir de ses droits. La personne victime est placée dans une situation d’invisibilité juridique, et son statut d’étrangèr·e de toute part (en fuite de son pays, en fuite d’Italie, et hors de de la législation française) lui retire son existence politique dans un système fondé sur les Etats-nations. Le vide juridico-politique dans lequel elle se trouve offre toutes les opportunités à des agents extérieurs pour nier ses droits ou exercer contre elle de la violence physique.

Message militant à l’entrée de Claviere, SB mars 2018

Le respect du droit comme variable d’ajustement d’une économie néolibérale

Nous avons dit que les degrés d’application du droit varient avec le temps : l’exemple le plus frappant est celui des mineur·es non-accompagné·es (qui représentent entre un quart et un tiers des personnes qui passent la frontière). La procédure officielle mise en place par la préfecture des Hautes-Alpes est la suivante : la PAF est censée appeler le Conseil Départemental, dont la mission est de prendre en charge les mineurs, et celui-ci se met en lien avec l’association l’Envol qui vient chercher les mineurs à la PAF et les met à l’abri pour les nuits suivantes à Briançon ou à Gap, avant leur entretien et leur évaluation à l’ASE de Gap. Il en va de même pour les mineurs qui sont parvenus clandestinement jusqu’à Briançon : ils doivent pointer à la police nationale, en centre-ville (ils s’y rendent souvent accompagnés de bénévoles pour éviter que des refoulements aient lieu depuis la ville de Briançon), qui somme le Conseil Départemental de les prendre en charge.

De mi-mars à mi-avril 2018, les mineur·es pouvaient se présenter à la PAF et faire valoir leur droit d’être pris en charge : ils et elles étaient ensuite conduits en France. Puis, de mi-avril et mi-mai 2018, tou-te-s les mineur·es se présentant à la PAF ou tentant de passer la frontière à pied sont arrêté-es et refoulé-es en Italie.

O, 29/04/18 – A l’intérieur de la police ils ont voulu nous faire signer les papiers pour le [refus d’entrée], nous on a refusé de signer parce qu’on est mineurs, on a dit qu’on n’avait pas besoin de papiers, qu’on pouvait être pris en charge. Ils ont dit « Mineurs ou majeurs, il n’y a pas de place pour vous en France. On va vous faire retourner en Italie. » Ils ont dit que c’était pas grave si on ne signait pas le [refus d’entrée]. Ils ont voulu nous ramener en voiture, mais on a refusé, on a dit qu’on était mineurs, qu’ils ne pouvaient pas nous ramener au milieu de la nuit. Alors on est restés à la police, dans la petite cabane (…) Ils nous ont enfermé à clé.

Ici, O. a vu tous ses droits violés : aucun administrateur nommé, enfermement, refoulement, sans aucune preuve pour contester… A partir de début mai 2018, plus aucun refus d’entrée n’a été délivré aux personnes refoulées… et durant la semaine du 20 mai, de nouveau, des mineur·es ayant tenté de se présenter à la PAF ont pu être pris en charge. L’application du droit des mineur·es non-accompagné·es est donc soumise à une logique complètement aléatoire du point de vue des personnes qui souhaitent venir en France. Ainsi que l’indiquent les personnes solidaires du Refuge Chez Jésus aux mineur·es qui veulent se déclarer à la frontière : « C’est vraiment de la chance, la semaine dernière c’était oui, hier et avant-hier, c’était non : on ne peut pas savoir ».

Mineurs devant la PAF, SB 2018

Si l’admission sur le territoire français des mineur·es est bel et bien variable, et ne repose sur aucune base légale, elle n’est pourtant pas, en réalité, aléatoire, ni dépourvue de sens. Simplement, les contraintes qui pèsent sur la décision d’admission sur le territoire ne sont pas connues, ni des étranger·es ni des personnes solidaires avec elles et eux. A force d’être présent-es pendant des mois à la frontière, nous avons fini par comprendre qu’il s’agit d’un fonctionnement par périodes : pendant quelques jours ou semaines, tout les mineur·es sont accepté·es, à d’autres périodes, tou·te·s sont refoulé·es.

Cela nous permet d’avancer quelques hypothèses, à savoir que la PAF, en admettant sur le territoire ou en renvoyant, obéit à des ordres de la préfecture. On constate que lors des semaines qui ont suivi des épisodes médiatisés (refoulement d’une femme enceinte le 10/03/2018, mort d’une jeune femme le 07/05/2018), le droit des mineurs a été en général respecté. Des logiques situationnelles liées à la météo (plus gros risque de mise en danger des personnes si elles sont refoulées) ou simplement aux équipes policières mobilisées ce jour-là entrent également en ligne de compte, bien que nous n’en connaissions pas le détail.

Par ailleurs, il est possible que le Conseil Départemental fasse savoir à la préfecture que les places d’hébergement des mineur·es sont remplies et qu’ils ne peuvent pas en accueillir de nouveaux : il est même arrivé, le 14/05/2018, que les mineurs se présentant à la police à Briançon se voient renvoyés parce qu’il n’y avait plus de places dans les structure d’hébergement du département et qu’on leur dise « Allez au Refuge Solidaire ! ». Si jamais les refoulements à la frontière entrent en compte dans la gestion des mineurs par le département en lien avec la préfecture, cela constitue une infraction majeure au droit, car le Conseil Départemental est tenu de prendre en charge tous les mineurs qui se présentent : s’il y a trop de mineur·es pour les structures d’hébergement, il faut ouvrir de nouvelles infrastructures… plutôt que de refuser à la frontière, illégalement et en toute discrétion, les mineurs qui se présentent. La méthode employée pour cette recherche (appréhender la frontière du point de vue des militant·es et bénévoles solidaires) ne nous permet pas d’avoir d’éléments précis pour corroborer ces hypothèses.

Mineurs pris en charge, transportés à Gap, SB avril 2018

En revanche, ce que la variabilité de l’application du droit révèle de la frontière est bien qu’il ne s’agit pas, loin de là, d’un dispositif de blocage des personnes migrantes. La frontière, si elle est contrôlée, n’est pas fermée : encore une fois, on se distancie des représentations de la frontière comme ligne, ou comme mur. La frontière est un dispositif mouvant dont la fonction est de trier, de sélectionner les admis·es ou non sur le territoire, avec une grande rapidité d’adaptation aux circonstances et aux ordres de la préfecture (modifications des pratiques du jour au lendemain). En ce sens, la frontière est bien biopolitique (Foucault, 1978), au sens où elle obéit à des logiques d’aptabilité, de flexibilité, qui caractérisent l’économie néolibérale.

En effet, la logique néolibérale de différenciation des populations ne se résume pas à une « simple » séparation entre les gens mobiles et les gens bloqués aux frontières. M. Sparke (2006) s’appuie sur l’exemple des systèmes d’expulsion rapides aux Etats-Unis qui permettent de refuser l’asile sur des bases discriminatoires, pour avancer que : « la portée des droits sociaux et politiques des citoyens est restreinte à mesure que la régulation de marché prend le pas sur la régulation par l’Etat tandis que les droits sociaux des citoyens sont relégués comme provision que le marché replace, directement ou indirectement, à travers l’Etat. »

On est ici face à une utilisation dévoyée du droit par des pratiques policières illégales tolérées, quand elles ne sont pas encadrées, par la préfecture : le droit lui-même devient une variable d’ajustement selon le contexte politique ou économique, local ou national. Loin d’être une garantie de stabilité dans les procédures, loin d’être un cadre protecteur pour les personnes vulnérables, l’application du droit à la frontière est soumise au politique dont elle est le simple instrument.

La définition par Foucault (Sécurité, Territoire, Population, 1978) du dispositif de sécurité, permet d’éclairer ce mécanisme frontalier, qui « répond à la réalité en l’annulant, la limitant, la freinant ou la réglant ». Il s’agit d’opposer une réponse à l’entrée sur le territoire de personnes étrangères, mais que celle-ci soit flexible, adaptable, interagisse avec le phénomène sur le terrain, pour être plus efficace. Ainsi s’explique la nécessité, pour un gouvernement néolibéral, d’assurer la flexibilité des frontières : c’est ce qui conduit à mettre en place des mécanismes d’accélération des passages, de la circulation aux frontières, mais aussi du tri, de la rétention, de l’expulsion.

C’est ainsi que la frontière contemporaine ne se pense pas comme ouverte ou fermée, car elle est simultanément les deux : elle n’autorise ou n’empêche pas le passage d’une population mais régule et entretient un flux. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’en agissant comme un sas, elle contribue à construire (dans les discours et dans les faits) les personnes migrantes comme flux.

CONCLUSION

Cet article avait pour but d’analyser les pratiques de violations de droit à la frontière pour sortir de l’illusion que ces actes souvent discrets, invisibles, sont des phénomènes isolés. La variabilité de l’admission sur le territoire français pourrait renforcer l’impression selon laquelle les refoulements illégaux sont le fruit d’une « bavure », d’une mauvaise application liée à des circonstances particulières. Collecter des témoignages et de continuer d’observer la situation à la frontière permet de sortir de cette vision et de construire une compréhension des différents mécanismes qui sont en jeu à la frontière : mécanismes de tri, de sélection, d’exclusion des étranger·es indésirables, selon une logique d’adaptabilité et de flexibilité.

Chaque violation de droit a des causes, une signification politique, et elle participe à construire la personne étrangère comme être sans droits, ce que G. Agamben appelle « vie nue » (1998). Le philosophe montre que quand les personnes se voient nier leur existence politique pour n’être réduite qu’à une simple vie biologique, c’est alors que s’ouvre le champ possible pour une violence physique illimitée de la part du pouvoir souverain, comme ce fut le cas dans les camps de concentration nazis.

Une continuité très certaine est ainsi à envisager entre la possibilité de violer sans limite les droits des étranger·es à la frontière et les violences physiques qui peuvent être exercées à leur égard durant les contrôles, les arrestations, les traques, chasses à l’homme, guet-apens en montagne (sur lesquelles porteront notre prochain article). De la mort juridique à la mort biologique des individus, comme cela a été le cas pour Blessing et Mamadou (décédés à la frontière le 07 et le 17 mai 2018), il n’y a qu’un pas.

Quand il n’existera plus de frontière, personne ne mourra pour la traverser

Bibliographie

Rapports d’ONG

— Anafé, Aux frontières de la vulnérabilité, Rapport d’observation dans les zones d’attente 2016-2017, Rapport Anafé, février 2018

— Anafé, Rapport d’analyse, Rétablissement du contrôle aux frontières internes et Etat d’urgence, les conséquences en zone d’attente, Document Anafé, mai 2017

— Amnesty International, Des contrôles aux confins du droit, violations des droits humains à la frontière avec l’Italie, Synthèse de mission d’observation, février 2017

— Intersos, Unaccompanied and Separated Children along Italy’s Norther Borders, 2017

https://www.lacimade.org/etat-durgence-permanent-controles-facies-partout/
https://www.hrw.org/fr/news/2014/04/08/france-les-mineurs-non-accompagnes-se-retrouvent-bloques-aux-frontieres

http://www.info-droits-etrangers.org/venir-en-france/lentree-pour-venir-en-france/les-refus-dentree-en-france-et-les-zones-dattente/

Travaux universitaires

Agamben Giorgio (1998) Homo Sacer : Sovereign Power and Bare Life. London : Stanford University Press

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Kobelinsky, Carolina, Le Courant, Stefan, La mort aux frontières de l’Europe  : retrouver, identifier, commémorer, 2017, le passager clandestin

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