Choses vues à Vilnius

« Si l’Ukraine est défaite, nous serons les prochains. »
Vivian Petit

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

Vivian Petit, contributeur régulier de lundimatin s’est rendu à Vilnius, à 30 km de la frontière biélorusse. Successivement placés depuis la fin du 18e siècle sous occupation par l’Empire russe, l’Allemagne, la Pologne, l’Allemagne nazie puis l’URSS, les Lituaniens savent de quoi ils parlent quand il s’agit d’impérialisme. Notre reporter livre ici le témoignage intuitif d’un voyage solitaire qui l’amène des tribunes du Zalgiris Vilnius aux salons d’un club BDSM. Il y est question de la guerre, de la crainte d’une invasion russe, des pratiques (entrepreneuriales) douteuses d’expatriés français et de la gentrification de la ville par les artistes. L’auteur dresse le portrait d’une ville duale, où le dynamisme d’une jeunesse progressiste se déploie, sur fond d’anxiété et d’inquiétude, mais aussi lors de nuits blanches plutôt agitées. Une ville, deux ambiances.

« C’est vrai, nous ne sommes pas dans la même situation que les Géorgiens et les Ukrainiens, mais nous connaissons les Russes … », dois-je entendre plusieurs fois par jour à Vilnius. Souvent, face à un(e) Lituanien(ne) convaincu(e) de l’invasion prochaine de son pays, ou qui exprime son inquiétude face à cette éventualité, j’ai pu avant, comme pour être raisonnable et rassurant, mentionner l’appartenance de la Lituanie à l’OTAN et à l’Union Européenne. J’ai aussi insisté sur le fait qu’il est possible de considérer Poutine comme un ennemi tout en lui reconnaissant une certaine rationalité et un sens stratégique.

Fréquemment, mes interlocuteurs insistent sur l’impérialisme consubstantiel à la Russie, et invoquent l’histoire récente de la Lituanie (le pays fut annexé à l’URSS jusqu’en 1991). Parfois, ils me rappellent que le bar où nous discutons se situe à proximité des anciens locaux de la Gestapo, occupés ensuite par le KGB, qui les dota d’une salle d’exécution en sous-sol. Au dix-neuvième siècle, c’est au centre de plusieurs des places de la ville que les insurgés s’opposant à l’Empire russe étaient exécutés.

En réalité, en ces temps de combats en Ukraine, l’atmosphère vilnusienne est duale. D’une part, la vie semble suivre son cours normal. La métropole continue de croître, ses dirigeants se vantent de la capacité d’innovation des entreprises développant des nouvelles technologies, et l’université, très réputée, accueille la majorité des étudiants du pays. Beaucoup d’hommes continuent de suivre les matchs de basketball dans les pubs, la jeunesse progressiste s’apprête à voter pour le candidat social-démocrate aux élections municipales en admirant le courage qui le pousse à assumer son homosexualité, et les artistes vivant à Uzupis poursuivent leur gentrification du quartier, en compagnie des touristes amateurs de cheap flights. D’autre part, l’omniprésence du drapeau ukrainien dans chaque rue et chaque lieu public (parfois accompagné, au choix, du drapeau de l’OTAN, de l’Union Européenne ou du drapeau LGBT, pour signifier l’appartenance à l’Occident face à la Russie), renvoie à une anxiété palpable.

A chaque fois que le sujet ukrainien est abordé en présence de l’étranger que je suis, l’ambiance change. Un mélange d’empathie et d’inquiétude se lit sur les visages. Il s’agit moins de commenter l’actualité que d’aborder ses propres angoisses. Tous ceux avec qui j’échange, comme selon eux l’intégralité des personnes qu’ils connaissent, ont « fait quelque chose pour l’Ukraine ». On mentionne les manifestations massives, les drapeaux ukrainiens en rupture de stock (personne n’a d’ailleurs pu m’expliquer pourquoi l’étendard de la République populaire d’Ukraine est bien plus souvent arboré dans les bars que l’actuel drapeau ukrainien), l’accueil des réfugiés ou la participation aux levées de fonds. Toujours, on insiste sur le fait qu’on n’agit pas au nom d’un concept abstrait de solidarité, mais aussi pour sauver sa peau. « Si l’Ukraine est défaite, nous serons les prochains. » Beaucoup des personnes que je rencontre ont aménagé leur cave, constitué des stocks de boîtes de conserve, ou préparé un sac contenant le nécessaire à emporter dans leur fuite à l’étranger, « au cas où ».

Bien que la russophobie soit perceptible et le rapport à l’OTAN peu critique, le plus souvent, j’ai la chance d’être en présence de personnes à l’écoute. Je prends les précautions nécessaires, je ne laisse aucune ambiguïté quant à ce que je pense de l’Empire russe, du stalinisme et de l’invasion de l’Ukraine par Poutine, puis je mentionne, quand ils parlent des « valeurs occidentales » ou de « la protection de l’OTAN », les crimes commis par l’organisation partout où les intérêts du capitalisme occidental sont en jeu. J’explique aussi mon refus d’applaudir au réarmement des états de l’Union européenne. Bien qu’il ne les remettent pas en cause, mes arguments leur semblent abstraits. Le « risque d’une guerre » ne signifie pas la même chose selon la partie de l’Europe où l’on se trouve.

Le dimanche 23 octobre, alors que j’assiste en tribune à la victoire de l’équipe de football du Zalgiris Vilnius face au FC Hegelmann, qui lui assure le titre de champion de Lituanie, j’échange longuement avec un homme de nationalité russe. Il s’est présenté plus prudemment comme venant « d’une république qui fait partie de la Fédération de Russie ». Au cours du match, il me demande si je fume, avant de m’expliquer qu’il est accro au cannabis depuis le 24 février (je ne me souvenais plus de la date exacte, mais je comprends qu’elle marque le début de l’invasion de l’Ukraine). Il est, depuis septembre et l’ordre de « mobilisation partielle », occupé à l’organisation de la fuite d’une partie de ses amis restés en Russie. « Je n’imaginais pas que je me retrouverais à aider des gens à fuir la Russie du jour au lendemain… ». Sa tâche est d’autant plus difficile que plusieurs états, dont la Lituanie, refusent d’accueillir les réfugiés russes, en prétextant que les opposants au régime de Poutine se doivent de mener le combat dans leur propre pays.

Après le match, je crois comprendre que mon nouvel ami russe serait prêt à prolonger la soirée. J’ai quant à moi surtout besoin de me reposer après ma dernière nuit blanche. Je n’ose pas lui dire que je l’ai passée à Paklimas, club où avait lieu une soirée BDSM, dont 22 % des bénéfices étaient réservés à United24, fond lancé par le président Zelensky en mai dernier pour renflouer les ministères de la Défense, de la santé et des infrastructures.

En Lituanie comme dans d’autres pays, la majorité des soirées BDSM sont privées et accessibles uniquement sur invitation. Par l’organisation d’une soirée dans un club, il s’agit, en plus de récolter des fonds pour l’état ukrainien, d’offrir un premier regard, une introduction, à un public jeune, festif et curieux. A l’inverse de ce que j’avais constaté dans les Nuits Démonia organisées à Paris [1], ici le dresscode n’est pas obligatoire, le tarif d’entrée est équivalent à ceux des autres clubs de la capitale lituanienne, et le prix des boissons n’est pas plus élevé que dans les autres bars du quartier.

Le lieu comporte deux salles, deux bars, deux ambiances. A l’entrée, après qu’une salariée a apposé un autocollant sur l’objectif de la caméra de notre téléphone portable (toute prise de photographie est interdite), nous devons choisir la couleur du bracelet que nous porterons. Trois couleurs sont proposées, pour trois significations, qui vont de « Ne me touchez pas » à « Je suis ouvert aux aventures ». Dans la salle consacrée aux performances BDSM, la soirée est ouverte par Emma Crave, Dominatrice et performeuse venue de Riga (moins de 300 kilomètres séparent les deux capitales). Face à sa soumise, son maintien est noble et fier, les geste précis, élégants. Nous sommes quelques dizaines à observer, admirer, puis nous sentir grisés lorsqu’elle allume une bougie et commence à en faire couler la cire sur la poitrine de sa partenaire. Une performance de bondage vient à la suite. Alfie attache une femme avec virtuosité, j’admire la complexité des nœuds, le lien entre les deux partenaires, et la scène se termine tête en bas.

Enfin, The Witcher réalise une performance de flagellation. Tous les instruments y passent, et de nombreuses jeunes femmes se succèdent sous ses coups. Au-delà de la beauté des tenues et des corps, de l’intensité comme de la précision des gestes, c’est aussi l’expression des visages qui me captive, la puissance des relations que je constate, ou que je fantasme. Puis, l’une des soumises s’amuse, sourit et danse sous les coups de fouet. Le décalage est cocasse. Crier « même pas mal » est fréquent, comme une invitation à augmenter l’intensité. Mais ici, la distance et le décalage exprimés peuvent être perçus comme une volonté de faire la fête ensemble loin du pantomime, autant que comme une mise à distance de l’expérience, une fermeture aux vagues et ressacs que la flagellation peut induire. Un tel comportement serait probablement impossible dans une soirée privée, mais les pratiques sont ce soir plus douces que d’ordinaire, les coups retenus, pour éviter tout malentendu, ne pas choquer les non initiés.

Puisque les photographies sont interdites, comme un journaliste lors d’un procès, en vue de l’illustration du texte que je m’apprête à écrire, je me dirige vers l’une des personnes qui dessinent les scènes que j’observe. Il s’appelle Paul, vit depuis plusieurs années à Vilnius, et se trouve être Français. C’est notamment lui qui me donnera plus d’informations quant au contexte de cet événement, et m’aidera à interpréter ce que j’y ai vu. Puis, au fur et à mesure de l’évolution de cette soirée, nous sommes quelques uns à sortir peu à peu de la performance et du rôle de spectateur. Quelques heures plus tard, alors que j’hésite à partir, une jeune femme répond à mon sourire en me tendant la laisse qu’elle porte autour du cou, et ma nuit prend un autre tour...

Il sera peu question de BDSM les jours suivants. Je croise par contre d’autres Français. En haut de la tour du château de Vilnius, l’une des fortifications majeures du Grand-duché de Lituanie, deux hommes engagent la conversation après m’avoir entendu parler au téléphone. Alors que j’évoque l’angle choisi pour le texte que j’écrirai pour lundimatin, la perception de l’invasion de l’Ukraine par les personnes que je rencontre, ils m’expliquent être ici pour servir d’intermédiaire dans le commerce de bois utilisé dans les poêles, qui, d’après leurs informations, a vu son cours multiplié par quinze en raison des sanctions économiques imposées à la Russie et la Biélorussie. Leur mission consiste notamment à faire importer du bois en provenance de Biélorussie, à l’étiqueter comme venant de Lituanie, avant de l’exporter pour le compte d’entreprises et de collectivités françaises. Ils refusent malheureusement de donner les noms de leurs employeurs.

Mes interlocuteurs sont fonctionnaires en France, mais passent leurs vacances de la Toussaint à effectuer cette besogne, justifiant leur attitude par le blocage du point d’indice et l’inflation… Quelques jours plus tard, je me rends dans un lieu branché inauguré un an plus tôt. Ruta Mur, chanteuse pop dont le kitsch semble tout droit sorti des années 80, donne un showcase à l’occasion de la sortie de son album.
Lorsque je passe devant le QR code affiché à l’entrée, que nous sommes encouragés à scanner afin d’effectuer un don pour l’Ukraine, je mentionne cette rencontre avec ces Français, businessmen freelance, auprès d’une Lituanienne rencontrée via Bumble. Elle et ses amis sont consternés.

J’échangerai de nouveau à ce sujet avec une autre Française, étudiante en école de commerce, avec qui j’ai commencé à discuter dans la rue alors qu’elle prenait en photo une plaque rendant hommage à Simone de Beauvoir. Nous en discutons dans un bar d’Uzupis, dont le gérant, pour échapper aux masses de touristes, encourage les clients à rédiger sur Tripadvisor des commentaires dénigrant son établissement. A Uzupis, ce bar populaire, fréquenté par les habitants du quartier, fait figure d’anomalie. Jadis quartier décrépi à la morosité soviétique, Uzupis est, depuis le début des années 90, occupé par les artistes. Le quartier a dans un premier temps compté plusieurs squats et diverses galeries originales et modestes, avant de s’autoproclamer République indépendante en 1998.

La République d’Uzupis, dirigée par une reine élue chaque année et un président à vie, est notamment dotée d’un drapeau (une main trouée dans un cercle, en signe d’ouverture aux autres), d’une monnaie (indexée sur le coût de la bière), d’une Constitution traduite en une trentaine de langues (dont les articles vont du potache « L’Homme a le droit d’aimer le chat et de le protéger » à plusieurs proclamations sur la primauté de l’individu et l’interdiction de rendre les autres responsables de sa propre situation), d’une fête nationale (le premier avril), d’une devise (« Ne triomphe pas, ne te défends pas, ne te rends pas. ») de ministres, d’ambassadeurs, et même de conflits diplomatiques avec la Chine en raison de ses liens avec Taïwan et de son soutien au Dalaï Lama. La République d’Uzupis, évidemment plus proche du conseil de quartier ou de la coalition de commerçants que de l’état indépendant, revendique l’influence de la Commune libre de Montmartre. Empreinte elle aussi d’un caractère parodique, la Commune de Montmartre fut fondée il y a un siècle pour défendre le Montmartre festif et artistique contre les promoteurs immobiliers. Pourtant, à l’inverse de ce que fut son homologue parisien un siècle plus tôt, la République d’Uzupis est aujourd’hui l’agent de la gentrification. Uzupis est un quartier touristique (le ministre des affaires étrangères de la République possède d’ailleurs sa propre agence de tourisme), où le prix de l’immobilier est le plus élevé de toute la Lituanie, où résident les artistes institués ainsi que l’ancien maire de Vilnius. La vieille garde des artistes enseigne au département d’art de l’université, et heureusement, nombre de leurs étudiants méprisent cette pseudo-République gentifricatrice et ses artistes officiels. La plupart des jeunes artistes préfèrent se retrouver dans d’autres lieux collectifs. J’en discute longuement dans une galerie d’art avec plusieurs d’entre eux, la veille de mon départ, là encore entre deux mentions de la situation en Ukraine.

Dessins : Paul Takahashi

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