Il est facile de s’en prendre aux Allemands qui ont supporté Hitler ou même qui se sont enthousiasmés pour lui ; après tout, ce sont leurs voisins aussi bien que des gens de pays lointains qui l’ont subi de plein fouet. Ici, le meurtre est assez éloigné pour que nous puissions presque prétendre qu’il n’a pas lieu. Et c’est quelqu’un d’autre qui le commet – nous nous contentons de fournir les bombes, l’argent, et le soutien diplomatique. Et de toute façon, qu’est que nous (tout comme ces Allemands) sommes censés faire ? Comme eux, nous n’avons en fait nul choix en la matière, aussi longtemps que nous accepterons l’ « ordre libéral fondé sur le droit ». A la différence des Allemands sous le National-Socialisme, nous pouvons (comme l’auteur de ces lignes) encore protester sans être immédiatement arrêtés, mais qui que ce soit qui gagne les élections, les Etats Unis continueront de fournir à Israël les armes dont il a besoin pour ses débauches de meurtres. Aucun gouvernement n’agira avec énergie pour stopper l’organisation de la famine de masse du nord de Gaza. Dans un moment où l’Arabie saoudite montre les muscles sur son indépendance nourrie au pétrole, et alors que l’hégémonie internationale de l’Amérique décline, Israël reste le plus puissant allié fiable des Etats-Unis au Moyen Orient. Alors même que Harris met en garde les Américains contre le penchant chemise noire de Trump, le gouvernement de Netanyahu peut bien choisir d’être aussi fasciste qu’il veut.
La moitié des électeurs qui préfèrent Trump, à part le petit nombre qui souhaite payer encore moins d’impôts et avoir encore plus de liberté pour commercialiser des crypto-arnaques, semblent croire que le président contrôle l’économie. Et plus surprenant encore, la fraction de ces électeurs qui n’appartiennent pas à la classe moyenne supérieure croit que ce dingue de droite, plus que quiconque, apportera des salaires élevés et des prix bas aux Américains laborieux. Mais les Républicains, pas plus que les Démocrates, ne sauront « faire revenir l’industrie » et renverser le déclin économique des travailleurs « blancs qui n’ont pas fait d’études supérieures ». Quoique choisissent les électeurs, les conditions de vie et de travail continueront de se dégrader, la pauvreté et le nombre de sans-logis continueront d’augmenter ; et la guerre dévorera des ressources économiques, tandis que le climat fonce vers l’augmentation de 3 degrés.
L’humeur des campagnes électorales est certainement différente. Tandis que, du côté Harris, la « joie » a ouvert la voie d’un vide carnaval des célébrités, les meetings de Trump deviennent toujours plus sombres et bizarroïdes. Mais les différences réelles sont beaucoup moins significatives que les ressentis ne l’indiqueraient. Bien que Trump parle beaucoup de « suprématie énergétique », sous Biden, la production de pétrole et de gaz a atteint des sommets historiques ; les valeurs inchangées de Harris sont toutes vouées à la fragmentation hydraulique. La victoire de l’un ou l’autre parti n’affecterait pas les plans d’expansion des compagnies d’énergie fossile. Et les deux partis se sont engagés à faire souffrir les migrants ; alors que Trump a opté pour l’impossible projet de déportation de masse, Harris a endossé le projet du Mur, promettant d’achever ce qu’Obama avait commencé. Ils rivalisent à qui sera le plus brutal à la frontière pour les pauvres globaux, alors que la promesse de résoudre la « crise de l’immigration » pourra difficilement être tenue.
Que le choix proposé par cette élection semble mériter encore d’être discuté témoigne seulement de la pauvreté des choix réels. Le massacre de Gaza, le climat, la réduction de la classe ouvrière à la misère, la peur ou le rejet de qui semble différent ou vouloir vivre différemment – tout cela est la manifestation d’un système social, d’un mode de vie si englobant et laissant si peu d’espace au changement, qu’il serait immunisé contre le changement. Serait-ce pour cela que les deux camps sont au coude à coude : les différences concrètes étant négligeables au point de rendre le « choix » tout entier figé, statique, presque dépourvu de sens ? En particulier depuis que, selon les experts, les élections seront en fait décidées par 150 000 électeurs dans une poignée de quartiers, tandis que les autres électeurs ne joueront pas d’autre rôle que celui d’une sorte de bruit de fond ?
De temps en temps, il y a le rappel que d’autres modes de vie sont possibles. L’incendie du 3rd Precinct,[ hôtel de police] de Minneapolis, le soulèvement au Chili un an auparavant, les luttes anti-gouvernementales cette année au Kenya et au Bangladesh suggèrent que, quand la patience est à bout, le peuple veut essayer quelque chose de nouveau. Pour l’heure, toutes ces tentatives ont été écrasées ou édulcorées, mais qui sait ce que quelques décennies supplémentaires d’incendie, d’inondations, et de crise du logement produiront ?
Paul Mattick Jr. est l’éditeur de Field Notes, rubrique politique du mensuel newyorkais (en ligne et en papier), The Brooklyn Rail.
Plusieurs de ses articles sont parus dans lundimatin.
Son dernier livre : Le retour de l’Inflation. Monnaie et capital au XXI siècle, est paru chez Smolny, traduit par Eric Sevault (2024).
Pour un regard perspicace sur le soutien populaire au « trumpisme », on peut lire le texte d’Ambra Guerguerian : voyage « chez "des semblables" perdus dans la décomposition sociale d’un endroit improbable qui pourrait être aussi le pays profond de n’importe quelle société du capitalisme contemporain, où le passé idéalisé est devenu l’horizon du non futur. »