Il appelle aux réformes politiques et au respect des libertés fondamentales. De ce point de vue, il fait partie, comme Xu Zhiyong, des intellectuels dits « libéraux » en Chine : des universitaires, avocat.e.s ou artistes qui s’emploient à critiquer le pouvoir dans l’espoir de réformes politiques (constitutionnalisme démocratique) et économiques (favorables à l’économie de marché) [2].
Cet essai étant très long, nous avons choisi ici de traduire les passages qui abordent plus précisément le rôle de l’épidémie dans le sentiment de défiance et de colère qui, selon l’auteur, bouillonne dans le pays.
Xu Zhangrun était professeur de droit à l’Université de Tsinghua (Beijing). Il a publié plusieurs essais critiques en 2018, dans lesquels il revenait sur le mode de gouvernance de Xi Jinping [3], et les pratiques autoritaires de son gouvernement (notamment autour du culte de personnalité et de la fin de limitation des mandats). Il a été démis de ses fonctions l’année suivante, avec l’interdiction d’enseigner, d’écrire et de publier. Il aurait été placé en résidence surveillée une dizaine de jours après la publication de ce texte-ci en février 2020 ; il y a à ce jour peu d’informations sur sa situation actuelle.
« Aux premières heures de la nouvelle année, la ville de Wuhan [4] fut la première à être en proie à l’épidémie qui devait bientôt gagner le pays entier. Du jour au lendemain, le pays était dévasté, et les habitants paniqués. Les autorités étaient complètement désemparées, et le peuple, ne pouvant plus compter sur personne, se retrouva seul dans la souffrance. L’épidémie se propageait dans le monde entier, et la Chine se retrouvait peu à peu comme une île isolée du reste de la terre. Le travail réalisé après trente ans d’efforts de « réformes et d’ouverture » avait été presque anéanti en un seul jour, et en une grande gifle la Chine, et en particulier son gouvernement, était retombés dans leur état d’antan. Routes coupées et portes scellées, nous revenions, par une chaîne de réactions primitives, aux temps médiévaux les plus obscurs.
La cause en est le comportement de Xi Jinping [5] et des officiels qui l’entourent, qui ont uni leurs forces pour faire taire les gens et les tromper. Ainsi ces officiels cherchaient-ils à rejeter fautes et responsabilités sur les échelons d’en bas en espérant être loués et considérés par ceux d’en haut. Ils se tenaient pourtant là, les yeux grands ouverts, lorsqu’une opportunité de prévenir et de guérir s’est ouverte devant eux, et qu’ils l’ont laissé se refermer [ici on se rappelle par exemple du médecin Li Wenliang, qui a alerté en vain les autorités fin décembre, qui auraient pu « saisir cette opportunité » d’agir dès les premiers cas de personnes infectées, mais qui ont choisi au contraire de le faire taire ; voir la première partie de cette série].
Le pouvoir est monopolisé par un seul, et ce monopole du pouvoir a engendré un « chaos organisé » 組織性失序, allant de pair avec une « incapacité systémique » 制度性無能 des autorités [6]. Les autorités ne cherchent qu’à protéger le parti et son pouvoir, et protéger leurs intérêts égoïstes. La corruption éthique du corps politique a plongé le peuple dans la catastrophe, ce qui n’a fait que rendre plus évidents encore à ses yeux les échecs et les faiblesses structurelles de ce système.
Or, les effets de cette catastrophe « causée par l’homme » [7] sur la théorie, la pensée, la politique, la société et l’économie, sont plus grands encore que les effets que causeraient une « guerre totale ». Ici, je dois le répéter : davantage encore qu’une « guerre totale », car nous en sommes arrivés à un point que même les puissances étrangères [belliqueuses] n’auraient pu rêver [8]. On dit bien que « c’est le bandit de l’intérieur qui peut le mieux ravager son propre pays ».
Il semble effectivement que les Etats-Unis, ou toute autre puissance qui essaierait d’anéantir l’économie chinoise, ne pourrait surpasser ce dirigeant-là [Xi Jinping]. Au moment où l’épidémie se propageait justement de manière critique, il disait s’occuper « en personne » de ceci et de cela, jouant ouvertement le jeu de l’hypocrisie, sans scrupules et sans honte. Cela, bien sûr, indigna les habitants de ce pays, qui perdirent unanimement toute sympathie pour lui.
Oui, la colère du peuple a déjà éclatée telle un volcan, et un peuple qui est ainsi en colère n’aura plus jamais peur.
Ainsi, je me permets de soumettre à mes compatriotes les neuf points suivants, me penchant sur les évolutions de la situation du pays depuis 2018, et prenant en compte des observations à l’échelle du système et de la politique mondiale.
Tout d’abord, notre politique est tombée en lambeaux, et toute éthique du corps politique avec elle. Leur objectif principal est de protéger leurs possessions, et de conserver leur pouvoir et leur rang. Ce qu’on appelle le « peuple » [人民群眾, les masses] aujourd’hui, n’est plus que l’entité à laquelle on extorque taxes et impôts. Sous un contrôle omniprésent, il n’est plus qu’une cible des politiques de « préservation de l’ordre social et de la stabilité » 維穩 [9] et le « tribut nécessaire » [必要代價] sur lequel repose le système. Ce que l’on appelle le « peuple » n’est donc désormais autre chose que ceux qui travaillent à préserver les innombrables sauterelles petites et grandes qui forment le corps politique totalitaire.
Les autorités, à toutes les échelles, se sont efforcées de dissimuler l’épidémie, en reculant le moment de leur intervention, toutes occupées à s’avachir dans l’océan de leurs plaisirs habituels, autour du « cœur » 核心 (Xi Jinping), comme si de rien n’était [10]. Cela n’a fait que rendre plus évident le fait qu’elles ne se préoccupent absolument pas de la vie et des intérêts du peuple, ni des intérêts communs de ce pays et du monde entier [concernant la propagation éventuelle de l’épidémie] – sans égard, donc, au prix des vies humaines.
Au moment où les choses se sont gâtées, il s’avère qu’elles ont effectivement perdu la face et se sont complètement ridiculisées. Mais pendant ce temps, ceux qui ont payé le prix de tout cela en s’enfonçant dans la catastrophe, ce sont « les gens ordinaires ».
Le « cœur » du pouvoir (Xi Jinping) restait tranquille, alors que le chaos était nourri par l’inefficacité des mesures mises en place. La police de l’Internet se déchaînait, plus rapide que la foudre, travaillant en heures supplémentaires pour censurer et bloquer un maximum de messages ; et pourtant les messages se propageaient toujours comme une traînée de poudre. Cela montrait une fois de plus que ce genre de politique répressive – menée par le Conseil National de Sécurité, devenu l’organe gouvernemental le plus puissant – bien que dotée de plus de moyens, et renforcée de tant de manières possibles, ne pouvait finalement rien.
En réalité, les anciens avaient fait remarquer, depuis longtemps déjà, que « vouloir faire taire le peuple, revient à vouloir contrôler l’eau d’une rivière ». Même si l’Administration Centrale du Cyberespace augmente ses capacités, ils ne pourront jamais bâillonner un milliard quatre cent mille bouches. Les anciens n’avaient-ils pas raison ?
Mais ceux qui nous gouvernent, s’étant efforcés d’encercler le pays entier, imaginent que le pouvoir peut tout. Ils ont été induits en erreur par ce « dirigeant » qui se dupait lui-même. A présent, toutes les illusions se sont envolées.
Face à la grande épidémie, le « dirigeant » n’a pu faire preuve d’aucune forme d’éthique ou d’intelligence. Dépassé de toutes parts, et alors même que les personnes « en première ligne » étaient sur le point de mourir de fatigue, et que le peuple entier était jeté dans la catastrophe, il continuait d’entonner ses slogans politiques vides, « et ceci », « et cela », tentant de montrer qu’il prenait les choses au sérieux, ce qui bien sûr n’a pas manqué de faire rire tout le monde. C’est là un exemple de l’ « échec éthique » [11] de ce système politique.
On peut dire que, si les soixante-dix dernières années ont été une suite ininterrompue de désastres, et ont démontré au peuple tous les maux du totalitarisme, cette épidémie n’a fait que les rendre encore plus saillants. Je ne peux qu’espérer que mes compatriotes, toutes générations confondues, apprennent de cette leçon, et se défassent de la servitude [12] ; je ne peux qu’espérer que vous puissiez, dans l’intérêt de tous, faire usage de votre raison propre, et refuser de vous sacrifier au nom du totalitarisme [de vous enterrer avec le totalitarisme]. Le cas échéant, vous resterez à l’état de « ciboulette » [韭菜, prête à être cueillie et aisément remplacée une fois coupée], et il sera difficile pour vous d’en sortir.
[…]
Le chaos de la ville de Wuhan, devenue le lieu de déchaînement de toutes sortes de démons, s’est propagé, non seulement jusqu’à la province entière, mais a gagné une à une toutes les provinces, jusqu’au centre même du pouvoir. Ce chaos est né du fait que […] toute la structure de gouvernance a été mise à mal par le « système du dirigeant » 領袖制. Ce qui est appelé « la gouvernance moderne » 現代治理 n’a fait en réalité que causer la chute du pays dans l’embarras de la décomposition 無結構 la plus totale.
Ce sont là des symptômes de ce que j’appelle « le chaos organisé » (ou « confusion généralisée ») 組織性失序et « l’incapacité systémique » 制度性無能.
Ne vois-tu pas que tous suivent aveuglément « l’Un », mais que « l’Un » est lui-même perdu dans un brouillard épais, sans aucune idée de comment gouverner et gérer ce pays ? Bien qu’il possède quelques talents en jeux de pouvoir [13], le pays n’en est que davantage plongé dans le malheur.
Les innombrables membres des administrations ne savent que faire. Les meilleurs d’entre eux voudraient certes intervenir, mais n’osent pas, et les pires d’entre eux prennent avantage de la crise et en tirent quelques profits. Non seulement ces derniers ne font rien, mais de surcroît ils empirent les choses, et peuvent même être utilisés à leurs dépens. Ainsi « le pires évincent les meilleurs », et c’est le chaos total. […]
Il est donc l’heure de mettre en œuvre, ici et maintenant, ce qui avait été promis par l’article 35 de la Constitution : mettre fin à la censure de la presse, supprimer l’arsenal du « contrôle spécifique » de l’Internet (afin de permettre aux citoyens de disposer de leur liberté d’expression et de leur liberté de conscience), leur conférer le droit de manifestation et celui de constituer des associations et groupes de société civile, et enfin respecter les droits fondamentaux de l’ensemble du peuple, en particulier le suffrage universel.
De plus, concernant l’origine de cette épidémie, il est impératif de lancer une opération indépendante d’enquête et de traçage des coupables, afin d’une part d’identifier les responsables qui ont tenté de dissimuler la vérité, et d’autre part d’identifier l’origine « systémique » de la crise [ce qui, dans le système actuel, a permis au virus de dégénérer en catastrophe pandémique]. Ce sera là seulement le chemin d’une « reconstruction d’après-guerre », et cela est d’une importance cruciale pour la suite. […]
A l’intérieur du district du Jiangxia [quartier de Wuhan], jusqu’à la ville de Wuhan elle-même, capitale de la région du Hubei, il y a aujourd’hui un grand nombre de personnes qui ne peuvent être soignées, de personnes malades qui ne peuvent pas même voir un médecin, des blessés qui errent en gémissant. Je ne sais combien d’entre eux ont ainsi perdu leur vie.
Il est devenu évident que la prétendue « omnipotence » 無所不能n’était que « l’incapacité la plus totale » 一無所能.
C’est parce que la société civile et l’espace dévolu aux citoyens 民間ont été éliminés, que toutes les sources d’informations ont été coupées, et que seuls les médias étatiques sont autorisés à diffuser les informations, que ce pays est condamné à être un éternel colosse boiteux, si l’on peut encore parler de « colosse »… […]
Le peuple n’a plus peur. Le « peuple » [14] qui a souffert tant de paroles vaines et de discours creux, qui pendant des années a été tourmenté à en faire se retourner les morts dans leurs tombes, cela fait longtemps que ce « peuple », ne croit plus aux mythes du pouvoir. Il ne courbe plus l’échine sous cette tyrannie, en les autorisant, eux, à avoir un droit de vie et de mort sur lui, en échange de quelques maigres fils de liberté, si difficiles à attraper, et en échange des « trois repas par jour », ne garantissant que la survie minimale.
Au contraire, depuis qu’il a vécu cette grande épidémie, le peuple est en colère. Il est à bout. Les gens ont vu comment les autorités ont essayé de les tromper en dissimulant l’épidémie, et que, froids et insensibles, elles n’ont rien fait pour les protéger. Ils ont vu eux-mêmes comment ils ont été sacrifiés et ont payé le douloureux prix du « tout va bien » [15].
Ils ont souffert eux-mêmes d’un nombre incalculable de vies envolées chaque minute, et essuyaient encore l’affront absurde [et sans scrupule] de voir leurs comptes bloqués, de se voir interdire l’expression de leurs sentiments, et obligés de chanter les louanges [des autorités].
Il n’y avait alors plus rien à dire, sinon : « je ne [vous] crois plus [16], j’en ai assez » [17]. Dire que « le sentiment du peuple » est insondable, ou invisible, est tout ce qu’il y a de plus inutile. […] Le peuple entier peut être tué, et « Il » peut profiter pleinement de sa vie, comme l’a fait Li « grosse-queue » [18] (Li Peng) que tout le monde maudit [Li Peng n’a jamais été condamné pour la répression des manifestations de Tian An Men en 1989]. Cela fait penser que les personnes ne reçoivent pas ce qu’elles méritent et que les voies célestes sont bien injustes. Mais le Ciel, en réalité, endure tout cela avec nous depuis longtemps.
Cependant, si l’on dit que ce qui fait de nous des êtres humains, est ce cœur qui bat en chacun de nous, et non quelque instinct bestial ou cruel, ce cœur qui connaît les vicissitudes de la vie : la maladie, la vieillesse et la mort, le bonheur et le désastre, le profit et la droiture, la haine et l’amour ; ce cœur qui pleure quand tombent les pétales, qui s’attriste quand s’écoule l’eau… Alors les cœurs humains, unis dans une même aspiration, se fraieront un chemin entre les chardons et les épines, aussi facilement qu’on ne casse des brindilles mortes.
Le cœur arrivant à la limite de ce qu’il peut supporter, la fin de [leurs] jours approche. Ces écervelés, qui coulent encore des jours paisibles, forment une grande nuée indéfinissable. Mais l’histoire n’a jamais été écrite par « eux », et ce n’est pas par leur action que le cours inéluctable des événements sera changé. Les preuves en sont inscrites dans l’histoire, et ils ne peuvent plus duper personne.
Tout le monde craint que cette situation oppressive ne soit déjà devenue une impasse, et réfléchit aux manières par lesquelles les choses pourraient être recomposées ou recommencées.
Alors qu’il semblerait aussi illusoire d’espérer que le changement vienne de l’intérieur [du Parti] ou que la destitution advienne dans un mouvement ascendant, que de vouloir attraper la lune dans son reflet, le développement des événements à Hong-Kong et Taïwan a cependant montré comment, depuis les marges, il a été possible de trouer la chape de plomb, et de laisser entrevoir un mince filet d’espoir [19]. Et si le chemin vers une transition [démocratique] pacifique pouvait justement s’ouvrir ainsi des marges vers le « centre » ? Et si ce chemin pouvait constituer une approche possible de grandes transformations « à la chinoise » ?
Autrement dit, « la destruction par les marges » 邊緣突破signifie que l’heure de la « constitutionnalisation » 立憲 de la Chine moderne est à nouveau imminente. Nous sommes désormais à un point décisif : le ciel attend l’aube, mais le jour ne s’est pas encore levé. Le pouvoir s’accroche au passé et tente par tous les moyens de se maintenir, mais reste sourd à la volonté du peuple. Les portes saintes ont déjà été ouvertes, pour laisser place aux prophètes ; mais il faudra que beaucoup [d’ombres] tombent avant que le soleil ne se lève sur un jour nouveau.
Rédigeant ce texte, je regarde en arrière ; en 2018, lorsque j’ai été condamné pour m’être exprimé, j’ai été suspendu de mes fonctions [de professeur d’université], puis placé sous surveillance, et mes activités et déplacements ont été depuis très limités. Prenant la plume une nouvelle fois, j’ai le pressentiment que de nouvelles condamnations tomberont sur moi, ou que ceci sera peut-être mon dernier texte ; mais cela je ne peux encore le savoir. Face à cette épidémie, nous nous tenons devant un immense ravin. J’ai la responsabilité de prendre la parole, et je ne peux la reléguer à d’autres. Désormais il n’y a nulle part où s’enfuir. […]
Cependant, les « érudits de papier » ne servent pas à grand-chose ; nous ne pouvons que prendre la plume, dans un long soupir, pour en faire notre épée, en quête de justice et d’équité. Face à cette épidémie, partout nous ne voyons que le chaos. Je souhaite que mes compatriotes, mes « un milliard quatre cent mille frères et sœurs », nous, le peuple qui ne pouvons fuir cette terre, je souhaite que nous rugissions tous contre l’injustice, que nous brûlions de notre vie pour la justice, que nous brisions enfin la nuit et accueillions la lumière. Ensemble et avec force, avec nos cœurs et avec nos vies, embrassons le soleil de liberté qui se lève enfin sur cette grande terre. »
Début du mois de février 2020, première version rédigée le 4 février, version définitive terminée le 9 février. Par la fenêtre, il tombe beaucoup de neige.
Post-scriptum
La traduction du texte de Xu Zhangrun avait été commencée en février. Fin mars, reprenant la traduction, le contexte national et international a beaucoup changé. Il semble que la lecture de ce texte peut être utile sans restée cloisonnée au contexte de la Chine. Elle est utile pour réfléchir au « chaos organisé » par les différents gouvernements dans la plus grande incompétence. Un chaos guidé par le choix généralisé de la répression, notamment par l’explosion de violences policières ciblées et des arrestations ; guidé aussi par une certaine conception policière qui nourrit l’intériorisation du contrôle, les méfiances et les peurs des sociétés dans lesquelles les « autres » deviennent tant de menaces potentielles ; réfléchir aussi au sacrifice de travailleur.euse.s considéré.e.s comme le « tribut nécessaire » pour « faire tourner le système », alors qu’ils sont dans le même temps hypocritement célébrés et encensés ; réfléchir enfin à la mise en scène du pouvoir (que l’on parle de Xi Jinping, de Donald Trump, d’Emmanuel Macron ou des autres).
Ce texte fait surgir énormément de points communs par-delà les frontières nationales, et par là interroge le cloisonnement médiatique et politique entre « ce qui se passe en Chine » et « le reste du monde », cloisonnement symptomatique d’une certaine « arrogance post-coloniale » (voir Marius Meinhof, « Othering the Virus ») [20]. Perdus dans les aléas de fabrication de l’ « Autre autoritaire », les méandres de nouveaux orientalismes (sur l’extraordinaire « réponse chinoise » [21], avec les habituels glissements culturalistes), ou les salves de mépris et de haine raciale, ces discours restent aveugles aux multiples rapports de domination, et entérinent la fabrication de la différence.
Cette petite série d’articles avait pour objectif d’offrir un autre regard sur la « réponse chinoise » à l’épidémie, en donnant quelques aperçus de la répression (ep.1), en traduisant quelques témoignages (ep. 1) et « journaux de bord » (ep. 2) sur le quotidien des personnes confinées au Hubei et dans les provinces voisines, et rendant disponibles en français deux articles écrits par des intellectuels chinois. C’est bien sûr très incomplet.
Parmi les nombreuses choses qui manqueraient à cet aperçu, il y aurait d’abord des éléments concernant la mobilisation de la population dans la lutte contre l’épidémie, et notamment les formes d’organisation de « groupes locaux » de distribution et de ravitaillement des personnels hospitaliers ou des personnes isolées ou âgées, et le soutien apporté par ces groupes, plus ou moins institutionnalisés, dans la récolte et la distribution de matériel sanitaire (voir Chen Chun, « An Epidemic of Social Disbelief » [22]) – pour pallier les manquements de l’Etat, qui en retour s’est aussi appuyé sur eux, comme on le voit un peu partout. Aussi la volonté d’informer, de prévenir, de témoigner, de la part des « internautes citoyen.ne.s », qui filment, publient, écrivent. S’il y a une chose particulièrement saillante, c’est le désintéressement général – déjà bien entamé auparavant – envers les discours des médias officiels, pris sur le fait de leurs mensonges, et la mise en place de canaux et de formes d’information qui jouent avec les censeurs [23].
Ensuite, l’inventivité des pratiques, comme partout, pour occuper le temps du confinement [24], et y créer ou aménager des activités sociales ou artistiques. Enfin aussi, les conséquences immédiates des mesures de l’ « état d’urgence épidémique », entre autres, la précarisation, l’épuisement et l’endettement d’une partie de la population, et les inégalités genrées de traitement, par la surreprésentation des femmes dans les métiers « à risque » (et particulièrement sollicités, comme le nettoyage, les soins, l’accompagnement social, les caisses et la vente dans les magasins) et dans les chaînes de solidarité, et l’augmentation des violences pour celles prises au piège du confinement (voir ici).
Concernant la photo : photographie des manifestations de 1989 (auxquelles Xu Zhangrun fait référence plusieurs fois dans son texte), qui aurait été prise le 15 mai 1989. Sur la banderole : « chers médias de Pékin, nous voulons dire la vérité, ne nous obligez pas à diffuser des rumeurs [mentir] ». Caractères en arrière-plan : « vérité ! ».