« Chère Auteurice »

Bilan d’étape d’une campagne pour encourager les auteurices à déserter Hachette et Bolloré

paru dans lundimatin#491, le 6 octobre 2025

Si vous lisez lundimatin, vous n’avez pas pu passer à côté de la campagne Désarmer l’empire Bolloré lancée il y a plus d’un an. Parmi les très nombreuses initiatives et les journées d’actions, la question de l’emprise du magnat sur le livre reste celle qui a suscité le plus de réactions enthousiastes ou polémiques. On se souvient notamment de l’appel au boycott d’une centaine de libraires, nous en avions d’ailleurs longuement discuté dans ce lundisoir. Cependant, un acteur de la chaîne du livre avait jusque là été épargné par les appels à la désertion : les auteurices. Campagne dans la campagne, c’était l’objectif de « Chère Auteurice », s’adresser directement à celles et ceux que l’on lit et apprécie mais que l’on sait désormais pris dans les tentacules du milliardaire Breton via son rachat de grands groupes comme Hachette. Comme nous le verrons dans ce bilan d’étape que nous avons reçu, il est plus facile de ne pas acheter un livre que de changer d’éditeur et cela pour de très bonnes et d’un peu moins bonnes raisons.

« Aujourd’hui, ainsi que pendant la guerre de 1940 à 1944, le refus de collaborer avec toutes les institutions culturelles du pouvoir gaulliste doit s’imposer à tout écrivain, à tout artiste d’opposition comme la décision absolue. La culture est le lieu où le pouvoir trouve toujours des complices. Par le moyen de la culture, il récupère et réduit toute parole libre. »
Maurice Blanchot

L’heure du bilan d’étape !

 
Cela fait plus d’un mois que la campagne « Chère Auteurice » a été lancée. Un mois particulièrement dense pendant lequel la rentrée sociale a pris le pas sur la rentrée littéraire, où nous avons été nombreuses à bloquer et manifester pour tenter d’enrayer le cours devenu affreux du monde. Sans y mettre toute l’attention que nous aurions voulu, cette initiative a pourtant suivi son chemin : plus d’une centaine de lettres reçues, plusieurs journalistes qui ont adressé nos questions aux auteurices qui ont édité chez Hachette , des réponses qui ne nous satisfont pas du tout et des indignations par dizaines. À croire que nous avons visé juste en mettant le doigt à l’endroit à ça fait mal : les conditions de productions économique des livres. Ce dont on ne parle en réalité pas souvent, ce sale petit secret de famille qui rend les réactions si épidermiques. Partant du sentiment que la chaîne du livre n’a jamais aussi bien porté son nom et qu’il s’agirait enfin de s’en libérer pour défaire Bolloré, il est l’heure pour nous de faire un bilan d’étape. 

Le courrier des lecteurices

Nous avons reçu une centaine de lettres. Certaines sont belles et touchantes. Elles montrent un intérêt de la campagne : l’information des lecteurices qui pour la plupart ignoraient que les auteurices qu’elles aimaient publiaient dans une maison d’édition du groupe Hachette. Elles témoignent de beaucoup d’incompréhensions et de fidélité perdue. Elles s’acheminent doucement vers les auteurices concernées mais nous vous en livrons quelques unes : 
 
Pour Rebeka Warior : 
 

« Salut Rebeka, je suis un grand fan de tes projets que je suis depuis Sexy Sushi. Clairement, je ne vois personne d’aussi inspirant dans le paysage médiatique aujourd’hui et j’adore le fait que tu as toujours réussi à garder ton intégrité en ne jouant justement pas le jeu des médias, en évoluant avec intelligence sans rien compromettre. Vu tes engagements précédents, je ne comprends donc pas pourquoi tu décides de t’associer à Bolloré. J’ai participé à la campagne Déborder Bolloré et j’ai donc eu le temps de bien me renseigner, ce mec lutte vraiment contre tout ce que tu représentes. Le métier d’autrice est galère et j’imagine que l’avance sur droit est alléchante, mais ça me tue de voir ton œuvre marketer par cette grosse usine qui au final profite à l’extrême-droite. Ton identité va clairement être instrumentalisée pour brouiller les pistes et les faire passer pour progressiste. Il y a tant de chouettes maisons indé et féministes qui font un travail de qualité, que ta notoriété aurait pu vraiment aider. J’espère que ce petit mot ne te paraîtra pas agressif, je ne suis pas pour une campagne de dénigrement massif, surtout des artistes qui en prennent plein la tronche ; mais je voulais exprimer mon ressenti. Pour moi, c’est avant tout une lettre d’amour. D’amour contrarié. »

– Un fan et un militant

Pour Gael Faye : 
 

« Monsieur Faye, 
 J’aime votre style et votre écriture. J’aime également votre courage et votre capacité à vous confronter à un passé douloureux et des événements que nul ne devrait pouvoir oublier surtout en ces temps où l’horreur se reproduit dans le silence le plus assourdissant qui soit. Je vous remercie donc d’avoir pris position contre le génocide perpétré à Gaza sous nos yeux, comme vous j’essaie à ma petite échelle d’alerter et d’agir en faveur d’un monde plus juste, plus tolérant et plus Humain. Je souhaite aujourd’hui vous interpeller sur cette Tolérance et cette Humanité qui me tiennent tant à coeur et qui sont bafouées internationalement mais également quotidiennement par des acteurs de l’économie et des médias en France. Les accointances de messieurs Bolloré et Sternin avec l’extrême-droite française ne sont plus à démontrer. Or les éditions Hachette appartiennent à ce même monsieur Bolloré qui ne défend ni vos valeurs ni les miennes me semble t-il. 
 Il me semble donc difficile à comprendre qu’un auteur comme vous accepte encore aujourd’hui de voir ses romans publiés par une maison d’édition appartenant à ce personnage dont les opinions et amitiés politiques sont nauséabondes.
 Votre dernier ouvrage n’a donc pas rejoint ma bibliothèque car je refuse de financer des entreprises liées à l’extrême - droite.
 Je vous invite donc à réfléchir à cette question : n’y a t’il pas incompatibilité entre les valeurs que vous défendez et celles du propriétaire de la maison d’édition Hachette qui publie vos ouvrages ? 
Merci en tout cas d’avoir lu ce message dans sa totalité , peut-être me ferez -vous le plaisir de me répondre ou d’entamer une discussion à ce sujet. 
 Bien cordialement, »

 
Pour David Dufresne : 

« Bonjour David,
 Je vous écris parce que j’ai besoin de partager avec vous ce que je ressens face au rachat de Hachette par Vincent Bolloré et à l’influence grandissante de son groupe sur le monde du livre. J’avoue que cette situation me met en colère et me fait peur : j’ai le sentiment que l’indépendance éditoriale et l’honnêteté intellectuelle sont menacées, et cela me trouble profondément.
 Je vous écris également parce que j’ai besoin de soutien et de co-responsabilité de la part d’auteursices que j’admire. Votre engagement, vos convictions et vos choix ont une valeur immense à mes yeux. Comprendre vos contraintes et les raisons qui vous ont conduit à publier chez Hachette me permettrait non seulement de respecter vos décisions, mais aussi de réfléchir à la manière dont je pourrais vous soutenir autrement, et collectivement, pour agir autrement.
 Je comprends que ce chemin demande du temps et de l’énergie, mais je crois sincèrement que ce dialogue et cette transparence donneraient un sens réel à ces efforts. Votre réponse, ou votre partage de réflexion, serait pour moi une source de cohérence, de confiance et de solidarité dans un moment où je me sens démuni.
 Merci de prendre le temps de lire ces mots, et de considérer cette demande de dialogue et de partage. »

 
Pour Mona Chollet : 
 

« Mona, chère Mona,
On ne se connait pas, mais nous avons un camarade commun. On ne se connait pas mais je vous lis depuis longtemps, dans le diplo, dans Lmsi, dans vos livres. On ne se connait pas mais Sorcières fut au programme d’un projet pédagogique que j’ai mené, qui a permis à plein de jeunes gens de vous lire, et à quelques positions de s’affirmer remarquablement. On ne se connait pas, mais j’ai le sentiment de vous connaître un peu –jusqu’à ce jour où je découvre que participer de la galaxie Bolloré ne semble pas vous émouvoir plus que ça, ou en tous cas, ne vous empêche pas.
J’en suis un peu attristé… Peut-être avez-vous vos raisons –j’aimerais les entendre– mais peut-être surtout le prochain sera-t-il publié ailleurs, dans une des nombreuses maisons qui seraient ravies de vous accompagner, et qui ne plient pas devant les assauts des fachos.

 Sincèrement, »

 
Pour Titiou Lecoq : 
 

« Salut Titiou, J’ai eu la chance de te croiser à la librairie à Bagnolet et je sais à quel point tu sais lutter pour tes idées et comme ta plume a aidé de nombreuses personnes à réfléchir notamment en terme de féminisme. Mais toi qui dans tes livres défends une égalité des genres mais aussi entre les personnes, penses tu que Bolloré et donc ta maison d’édition défende vraiment tes idées ? Veux tu que tes lecteurices donnent une partie de leur argent à Bolloré pour pouvoir te lire ? Il faut beaucoup de courage pour quitter une maison une édition et j’ai toute confiance en toi. Au plaisir de te lire. »

Pour Sorj Chalandon : 
 

« Bonjour
 Je suis un fervent lecteur et j’ai particulièrement apprécié votre épopée tragique des enfants de Belle Île. À l’heure où Vincent Bolloré lance une pétition qui se fait l’écho des thèses les plus immondes de l’extrême droite j’ai pris la décision de boycotter ses maisons d’édition. Or j’aimerais pouvoir continuer à vous lire ! Il existe encore d’excellentes maisons indépendantes de ce personnage abjecte, je vous invite à les rejoindre.
Merci »

Loin des craintes de harcèlement soulevées de nombreuses fois au début de cette campagne, ce que révèlent ces lettres c’est une volonté collective de se débarrasser d’un système industriel de l’édition qui sert à financer l’extrême droite. Il ne s’agit pas de mettre au pilori les grands noms qui publient en cette rentrée chez Hachette mais de savoir comment continuer à lire ces textes sans financer Vincent Bolloré et le monde qu’il veut faire advenir. Et plus largement, de se raconter ensemble les modalités matérielles qui font advenir les livres. Nous ne sommes pas seulement des client.es mais avant tout des lecteurices : c’est par nous que les textes vivent et nous nous sentons responsables de ce que leur économie fait vivre. 

Mais qu’ont répondu les auteurices ? 

Les réponses des auteurices

Quelques journalistes, piquées par la curiosité, sont allées poser des questions à des auteurices qui publiaient en cette rentrée dans le groupe de Vincent Bolloré. Nous vous proposons un florilège de leurs réactions avant d’expliquer pourquoi elles ne vont pas du tout. Mais alors pas du tout. Et de se demander ce qui les pousse à défendre autant un système au moment où on le met collectivement en lumière pour s’en défaire. [1]

Rebeka Warior : 
 « De toute façon, qu’il s’agisse des salles de concerts ou des éditeurs, on finit toujours par arriver, en haut de la pyramide, à un enculé quel qu’il soit, tranche-t-elle. La lutte prend corps quand on affronte les gens qu’on déteste, qu’on devient des intrus chez eux. »

Sorj Chalandon :  
« Mon patron s’appelle Olivier Nora et non Vincent Bolloré. Mon livre raconte la Gauche prolétarienne. Je n’ai eu aucune difficulté à inscrire ce nouveau texte dans le répertoire de Grasset après les onze premiers. En revanche, si du mal était fait à Nora ou à son équipe, j’en tirerais les conséquences »

Mona Chollet :  
« Je trouve la question du boycott compliquée dans l’édition. Les maisons d’édition sont des écosystèmes construits parfois de très longue date et où travaillent des gens et où publient des auteursices qui n’y sont pour rien et qui font parfois vivre des idées à l’opposé de celles de leurs actionnaires. Les affinités humaines et politiques ne recoupent pas forcément la ligne indépendants/conglomérats »

David Dufresne :  
Même chose pour le journaliste et réalisateur David Dufresne, lui aussi ancien de Libé, qui renvoie aux pages de remerciements de son Remember Fessenheim paru le 17 septembre chez Grasset, et dans lequel il appelle « tout le personnel de la maison » à « tenir bon ». Contacté, leur éditeur Olivier Nora renvoie la balle : « Je ne suis pas le patron des auteurs. Ce sont eux qui sont sollicités. Ce sont eux que vous interrogez à ce sujet… »
 
Et même certaines personnes que nous n’avons pas interpellées, comme Pauline Harmange, citée par Libération  : 
« Dans l’état actuel des choses, la majorité des livres que vous lisez sont écrits par des personnes qui ne gagnent pas un smic net par an pour les écrire, déclare-t-elle. Je suis une grande défenseuse de l’édition indépendante, mais où est l’argent ? Déjà pas de ouf dans les grands groupes, mais alors pas du tout dans les petites maisons. » Et de défendre les collections« féministes, de gauche » qui « continuent de publier d’excellents livres qui changent le monde, notamment parce qu’ils bénéficient de la force marketing de grandes maisons ».

Quelles leçons en tirer ?

Entre toutes les lettres des lecteurices et les réponses des auteurices, il y a un monde. Un monde d’incompréhension, un monde aussi de positions antagonistes. Il est question de visibilité et d’entrisme, de précarité et d’économie, de morale et de politique, de nécessité du boycott et de construire la possibilité d’une désertion. Nous nous attendions pas à ouvrir un espace de questionnement aussi grand. Et que ces questions, ne venant pas des mêmes endroits, ne parlent pas toutes le même langage. Nous nous proposons de défricher quelques points, comme premiers matériaux afin d’établir une riposte collective contre le système éditorial de Bolloré. 

Leur économie du livre et la nôtre

Quand nous demandons à ce que les livres que l’on lit ne financent pas une entreprise réactionnaire, on nous parle de la précarité des auteurs et autrices. Comme si les deux étaient incompatibles. Presque comme si les dividendes de Vincent Bolloré étaient un mal nécessaire pour que les auteurices touchent plus d’un SMIC. S’en suivent d’étranges éloges de l’industrie culturelle. Nous avons aussi vu, en commentaires instagram, d’étonnants débats pour savoir qui était la plus précaire entre un.e caissier chez Carrefour ou un.e auteur.e chez Hachette. Sans s’offusquer de comparaison aussi extravagante soit-elle, tentons d’y voir plus clair.

Les auteurices sont à l’origine de la chaîne du livre. C’est bien elle et eux qui produisent la valeur initiale, sans elleux pas d’arbre coupé, pas de papeterie, pas d’imprimerie, de maison d’édition, et d’entrepôts logistiques de distributeurs, de diffuseurs, de coursiers et de librairies. C’est de cette économie basée sur des récits, que nous chérissons parfois, dont nous voulons parler : de la matérialité des livres. Le choix d’une maison d’édition n’est pas un choix au hasard. Toustes les auteurices que nous citons avaient le choix d’aller voir ailleurs et celleux qui sont déjà engagées peuvent trouver des moyens d’en sortir. En continuant de publier dans le groupe Hachette ielles font comme si cela ne changeait rien. 

Or quand Vincent Bolloré rachète le groupe éditorial Hachette, il compte sur les livres à grand succès pour continuer à faire fonctionner cette économie. Fayard, première maison d’édition a avoir changé de direction est désormais un organe de l’extrême droite au même titre que CNEWS, le JDD et Europe 1. L’économie du groupe Hachette est basée sur une diversité de maison d’édition, qui ne suivent pas toutes les idées du principal actionnaire mais, en tout cas, lui rapporte de l’argent. Rebeka Warrior a dit au Monde « La lutte prend corps quand on affronte les gens qu’on déteste, qu’on devient des intrus chez eux. » Mais il n’y a pas d’intrus chez eux, seulement de l’argent qui rentre dans les caisses.

Un autre argument régulier est celui de la rémunération : de fait, il n’y a pas d’argent dans l’édition indépendante, et publier chez un grand groupe est la garantie de bénéficier d’un à-valoir (avance sur recette) et, dans certain cas, de la possibilité de remboursements de frais engagés dans l’écriture du livre. Ceci est vrai, mais pas seulement dans le monde de l’édition. Ainsi va l’existence dans les sociétés capitalistes les plus avancées : tout le monde peut être acheté.e, le confort a un coût. Il n’y a pas d’exception culturelle dans le monde de l’économie : ici, comme partout ailleurs, l’aliénation est règle. À la petite nuance près que pas grand monde ne semble malheureusement en avoir conscience. 

Pauline Harmange mentionne les collections « féministes, de gauche » qui « continuent de publier d’excellents livres qui changent le monde, notamment parce qu’ils bénéficient de la force marketing de grandes maisons ». De nombreuses luttes ont récemment attiré l’attention de grands groupes éditoriaux : on peut maintenant en effet trouver des livres traitant du féminisme, de l’antiracisme et de l’ampleur du ravage écologique dans les mêmes catalogues que les publications les plus réactionnaires. Il n’y a aucune gloire à se faire transformer en segment de marché rentable. Ce n’est pas une fierté, mais une alarme : depuis quand ce que nous disons devient aussi facilement capturable ? Doit-on s’en contenter ? C’est que là encore, comme sur les plateformes des géants de la tech, la logique du marché tourne à plein : tout peut-être dit tant que cela alimente les tuyaux de contenu, l’argent lavant la force révolutionnaire des idées.

La même demande (et répond) : « Je suis une grande défenseuse de l’édition indépendante, mais où est l’argent ? Déjà pas de ouf dans les grands groupes, mais alors pas du tout dans les petites maisons. » Mais c’est parce que les grands groupes ont lancé leurs collections progressistes sur le cadavre des petites maisons : ils ne s’intéressent à ce qui nous importe que parce que des personnes courageuses ont fait existé ces sujets de l’extérieur, pas de l’intérieur. Hachette existait il y a 25 ans mais n’en avait rien à faire du féminisme. Nous ne pouvons pas attendre que ce qui nous importe soit rentable pour le dire, sans quoi on ne fait que profiter d’une ambiance, alors que nous sommes supposées être là pour la casser. 

Alors oui, l’engagement est difficile, l’engagement a un coût, pour les auteurices et les éditeurices : heureusement qu’il y a des groupes et collectifs qui sont prêts à ne pas gagner d’argent sur nos paroles non rentables. 

« Toi qui entre ici, abandonne tout espoir ! » 

C’est un argument qui est souvent revenu : ne pas leur laisser du terrain dans leur propre espace, qu’on peut faire changer les choses de l’intérieur. Face à cela, on pourrait rétorquer le refus de parvenir mais, plus simplement, rappeler que l’entrisme, ça n’a jamais fonctionné. 

Cette idée vient d’un vieil idéal romantique qui ferait que les idées, de leur seule force d’énonciation, pourrait changer le monde ; que de sa plume, une auteurice pourrait défendre et faire rallier à des causes. Cette conception de l’engagement terriblement libéral se révèle être un piège particulièrement retors. Michel Foucault explique bien que la création de la fonction d’auteur est aussi une opération policière qui permet d’assigner des idées à des noms, de faire une grande chaîne qui peut être resserré quand le besoin s’en fait pour que chacune soit remise à sa place. Et c’est un peu ce à quoi on assiste aujourd’hui : quand on montre tout le paradoxal tissu de dépendance économique entre des textes importants pour notre camp et une campagne réactionnaire de grande ampleur, c’est toustes les acteurices de ce tissu qui paniquent. Auteurices engagées, certes, mais auteurices engagées chez Bolloré. Pour le dire avec d’autres mots, Pierre Bourdieu mettait de sérieux doutes aux jeunes journalistes qui, plein d’entrain, voulaient changer les choses de l’intérieur. Il expliquait qu’ils oubliaient la puissance du “champ”, tout ce petit monde qui façonne des interdépendances annihilant ainsi toute puissance subversive. C’est de la bonne volonté d’auteurices que Bolloré tire son bénéfice et, en réalité, c’est son industrie culturelle qui fait de l’entrisme en elles. En dernière analyse, défendre sa stratégie d’entrisme dans le monde éditorial de Bolloré revient à défendre le système Bolloréen lui même, à en devenir sa caution progressiste.

Il y a des voix qui importent de par leur existence même. Mais la manière dont ses voix sortent du silence ou du brouhaha importe tout autant. ’On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître” comme nous le rappelle si bien Audre Lorde.

 
Conclusion : de la nécessite du boycott à la construction de la possibilité d’une désertion d’Hachette.

Le boycott est plus que jamais une arme politique dont il faut se servir. Il sert à visibiliser tout le tissu économique qui permet de faire exister des machines de destruction : que ce soit pour le génocide en cours en Palestine ou les entreprises réactionnaires de Bolloré, il nous permet de sortir de l’effroi et rend nos ennemis à portée de mains. Le boycott est une manière de construire une intelligence collective qui nous redonne de la puissance : Vincent Bolloré n’est pas si invincible quand on sait qu’une partie de sa fortune se fait au cœur de nos bibliothèques. La question devient alors de comment l’en virer, et c’est plus beaucoup simple. 

De plus, le boycott ne sert pas à dire que toute personne partie prenante à ce tissu économique est un agent conscient et volontaire du désastre mais que le fruit de ses actions sert à le faire exister. Dit plus simplement : toute personne qui écrit pour Hachette sert à faire tourner CNEWS qui est chroniquement déficitaire. Ce n’est pas un jugement moral et encore moins de la ’pureté militante’, c’est la triste réalité de l’industrie littéraire sous le règne de l’économie. Et tenter de s’en justifier, c’est non seulement maladroit mais c’est surtout se sentir personnellement visé alors que là n’est vraiment pas le sujet. Quand nous posons la question de la désertion, ce n’est pas pour viser des auteurices mais pour tenter de les sortir de ce bourbier, et qu’on s’en sorte ensemble. 

En réalité, le vrai drame n’est pas que Vincent Bolloré ait pris le contrôle d’Hachette mais que quelque chose comme Hachette puisse exister. Parce que la seule chose qu’on peut bien souhaiter à ces grands conglomérats éditoriaux, c’est leur perte. Et c’est pour cela que le boycott n’est pas une fin en soi, il nous faut construire un espace de désertion conséquent. C’est ce qui transparaît de toutes les lettres que l’on a reçu : un désir de faire différemment et ensemble. Nous tenons à rappeler tout notre soutien à celles et ceux pour qui ont fait du livre une part importante de leur vie, et surtout pour ceux et celles pour qui l’économie n’est pas forcément un salaire, mais une donnée incertaine avec laquelle il faut se battre pour faire advenir des textes qui n’auraient pas leur place sinon. A toutes ces éditeurs au RSA, ces librairies à la comptabilité fragile, ces bibliothécaires qui se battent pour exister, ces auteurices qui comme plein de monde ont plusieurs taf pour vivre... Tout ce qui est ’indépendance’ dans le livre et qu’il faut rejoindre pour faire croître, comme gage de puissance commune. 

Pour se débarrasser de ce que fait le système Bolloré et esquisser les nôtres, il nous faut construire des infrastructures conséquentes et rallier nombre de personnes qui travaillent pour lui. En réalité, cette question de la désertion ne se pose pas seulement aux auteurices mais aussi et surtout à celles et ceux qui travaillent dans l’édition, dans l’impression ou dans la logistique. Apprendre à écrire des livres, les imprimer et les faire circuler sans que cela ne finance ou ne passe par des réseaux d’extrême droite, cela devient malheureusement impérieux. Déserter Hachette revient à se poser ensemble cette série de questions : comment imprime-t-on massivement ? Avec quel papier ? Quel forêt ? Où stocker ? Comment acheminer ? Faire circuler ? Dans quel librairie vendre, bibliothèque où prêter, lieu où diffuser ? Comment se réapproprier collectivement les livres ? Et pour cela, ils nous faut nous rencontrer, discuter et s’organiser. 
 

Sortons des réseaux et discutons ! 

« Chères « auteurices » est un grand pavé dans le petit marécage éditorial : dans les éclaboussure et les crispations qu’elle produit, elle met en lumière des lignes de fractures. A nous de voir comment les transformer en conflictualité politique afin défaire l’emprise que Bolloré et tout autre sordide milliardaire possèdent sur le monde éditorial. Autrement dit comment casser la chaine du livre et ses tristes réflexes corporatistes pour esquisser la possibilité du commun. Pour se faire, il nous faut discuter sérieusement entre lecteurices, auteurices, éditeurices, libraires, graphistes, correcteurices, illustrateurices, et cela ne se produira pas par écrans interposés. Voilà donc un série d’invitations : 
 

  • Aller interpeller les auteurices qui publient chez Hachette lors des rencontres en librairies pour leur donner les lettres de lectrices et leur demander d’y répondre : la liste de ces rencontres est disponible sur les sites des maisons d’éditions (Grasset, Stock, LGF etc). Nous nous tenons à votre disposition pour vous remettre les lettres écrites. 
  • Participer aux discussions organisées autour du livre « Déborder Bolloré » : afin de discuter avec des personnes qui tentent de s’organiser contre Hachette. La liste est disponible ici : https://deborderbollore.fr/evenements
  • Une grande rencontre se prépare dans les semaines à venir en région parisienne afin de construire une intelligence collective entre toutes celles et ceux qui tiennent aux livres autant qu’ils et elles sont tenues par elleux, et de commencer à s’organiser efficacement. 
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :