« Cette savoureuse entreprise de démolition »

Guy Debord et André Frankin : correspondance inédite

paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

De l’Internationnale Situationniste, on retient en général Debord et Vaneigem. Cette semaine, Frédéric Thomas nous évoque la contribution d’un personnage très largement méconnu : André Frankin, belge « hors section » membre de l’Internationale Lettriste puis Situationniste et auteur de la pièce de théâtre Personne et les autres dont personne n’avait jamais retrouvé la trace. Coup de bol, Vaneigem, en cherchant dans ses factures, est retombé sur le manuscrit de la pièce. L’occasion donc de présenter ses partis pris au sein de champs pluriels et adjacents ; l’esthétique, la société, les relations, le cinéma, la littérature... Chez Frankin, il s’agit de les démolir en y amorçant des décalages, depuis la position de ceux qu’il appelle "les pauvres bougres". Bonne lecture !

Un situationniste « hors section »

D’André Frankin (1925-1990), on ne savait, jusqu’à présent, que bien peu de choses : figure intellectuelle belge atypique, résidant à Liège, il avait été membre de l’Internationale lettriste puis de l’Internationale situationniste (IS), mais « hors section », et avait contribué à sa politisation. Quant à sa pièce de théâtre, Personne et les autres (1960), unique incursion situationniste dans le domaine théâtral, ouvrant, aux dires de Guy Debord, un nouveau domaine « pour le scandale situationniste », elle semblait définitivement perdue. On ne la connaissait que par sa préface, publiée en décembre 1960 dans le numéro 5 de la revue Internationale situationniste.

Peu de temps après être entré en contact avec les lettristes, Frankin écrivait en janvier 1955 : « j’espère me joindre à eux dans cette savoureuse entreprise de démolition ». Cette entreprise, il y participe avec le plus d’intensité en 1959-1960, période au cours de laquelle il publie trois articles théoriques et programmatiques dans la revue de l’IS. Mais, un an plus tard, la rupture intervient, en raison principalement d’un désaccord par rapport à la stratégie politique à adopter au lendemain de la Grève du siècle ; la grande grève de l’hiver 1960-1961 qui a secoué la Belgique et même l’Europe [1]. On perd quelque peu la trace d’André Frankin dans la seconde moitié des années 1960.

Raoul Vaneigem, avec qui nous avions discuté de Frankin, a récemment retrouvé un tapuscrit de la pièce dans ses papiers (alors qu’il cherchait une facture de gaz...). Il nous l’a généreusement confiée pour qu’elle puisse enfin être publiée aux éditions La Nerthe. En nous basant largement sur les archives inédites d’André Blavier (1922-2001), bibliothécaire et pataphysicien, l’ami le plus proche de Frankin, nous en avons, avec François Coadou, écrit l’introduction [2].

L’intérêt de Frankin et de sa pièce est de décentrer le regard traditionnellement porté sur l’IS : de Paris vers Liège, du cinéma et de la littérature vers le théâtre, de la figure omniprésente de Debord vers celle autrement plus marginale – esthétiquement et socialement – de Frankin. Au revers de ce décentrage se lit l’ambition situationniste originelle d’appréhender la totalité du champ artistique, mais aussi et surtout la totalité des rapports sociaux... pour mieux les faire voler en éclats.

Personne et les autres a été écrit à un moment charnière, au tournant des années 1960, et participe, aux côtés des films de Debord, des tableaux d’Asger Jorn ou des pseudo-romans de Michèle Bernstein, d’une offensive généralisée de l’IS dans les domaines classiques de l’art. Avec ce livre, on mesure mieux le rôle de Frankin dans la « marxisation » [3] de Debord, ainsi que le poids de la Guerre d’Algérie et des luttes ouvrières et anticoloniales – au premier rang desquelles, la Grève du siècle et l’indépendance du Congo [4] avec, à sa tête, le « poète Lumumba », comme le surnommait l’IS – dans l’évolution situationniste.

« Et la connerie continue »

Dans les papiers d’André Blavier, se trouve une lettre inédite de Debord à Frankin, en date du 7 septembre 1959. Cette lettre, dont Jean-Marie Apostolidès a cité un extrait dans son livre Debord le naufrageur (Flammarion, 2015) dresse un bilan provisoire des possibilités du théâtre et du cinéma, aux yeux de Debord. Il ne fait guère de doute que celui-ci répond à une précédente lettre de Frankin, et que ce dialogue nourrit la réflexion du premier et l’écriture de Personne et les autres. Citons un long passage de cette lettre :

À propos du festival du jeune théâtre. Arrabal : je ne connais pas son œuvre. Une interview plaisante, je crois. À coup sûr, il représente mieux qu’un Goytisolo l’antifranquisme de la jeune intelligentsia espagnole, puisqu’il a émigré. Alors que les autres organisent en Espagne des colloques sur le roman où se précipitent tous nos rénovateurs raccomodeurs (sic) du roman, malgré leur gauchisme. Tristan l’Hermitte vaut sûrement d’aller le voir. Beckett, c’est aussi minable que Ionesco, malgré quelques oppositions subjectives.

’’Les 400 coups’’, c’est un peu gentil, un peu fade. Assez bien fait. Et ça ne vaut pas le ’’Zéro de Conduite’’ de Vigo de très loin et quoi qu’on en dise. Enfin, le film de Truffaut a le mérite de ne pas provoquer l’indignation et le dégoût comme ceux de Chabrol ou autres ’’jeune vague’’. A mon sens, il est très en-dessous même du talent de Vadim, qui n’est que talent – et pas dans chaque film – mais assez fort et incontestable.

Malgré le très réel bouillonnement, et renouvellement économique partiel de cette année (qui recouvre aussi une très grande libération de la technique, dont on parle moins, mais dont les effets accumulés commencent à être employés réellement : on parvient à la mobilité totale de la caméra, et à des pellicules ultra-sensibles) le cinéma français comporte réellement ceci :

1) Franju. Très grand talent. Une sorte de grand auteur surréaliste, qui n’a rien inventé, mais qui apporte pourtant une vision poétique personnelle, très forte, dominée par quelques thèmes atroces.

Meilleur court-métrage ’’Hôtel des Invalides’’ (en 1952) et cette année le long-métrage intéressant qui est son premier (La Tête contre les murs).

2) Rouch. Tout à fait en marge du cinéma, mais justement par là l’élargissant considérablement, à partir uniquement de reportages ethnographiques ’’Les Maîtres-Fous’’, et ’’Treichville’’ (alias : Moi, un noir).

3) Resnais qui avait fait de très beaux courts-métrages (Nuit et Brouillard), mais qui vient de faire, avec ’’Hiroshima, mon amour’’, le film que l’on peut juger à coup sûr le plus important dans le développement du cinéma depuis 20 ans (puisque certaines expériences très avancées n’ont eu presque aucune portée dans ce développement). Et probablement le plus beau. Resnais est donc nettement supérieur aux deux autres, et sans comparaison possible avec la triste vague où il se trouve mêlé – par les journaux.

Tu remarqueras sans doute que je ne me fais pas figurer dans cette liste des cinéastes français. A BAS LE CINEMA ! A BAS LA FRANCE ! Comme chaque année, les bonnes gens attendent le miracle de Gaulle en Algérie pour la semaine prochaine. Et la connerie continue.

Amitiés
Guy


En septembre 1959, se tenait la deuxième édition du Festival jeune théâtre à Liège. Un an plus tard, Frankin espéra en vain pouvoir y faire jouer sa pièce. Debord semble répondre aux interrogations du Liégeois quant à son appréciation de divers hommes de théâtre et à l’actualité cinématographique. L’auteur de la Société du spectacle se montre plus défiant et plus négatif que Frankin, moins intéressé et conscient également (il l’admet) des enjeux de la mise en scène théâtrale. Ainsi, il ne connaît pas Arrabal – qu’il juge en fonction de l’antifranquisme – et renvoie dos-à-dos Beckett et Ionesco, « aussi minable » l’un que l’autre. Et de passer très vite et plus longuement au cinéma.

Debord, qui vient de terminer son court-métrage Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, réaffirme son rejet de la « Nouvelle vague », à laquelle il oppose, grâce en partie aux possibilités offertes par les transformations des conditions matérielles – renouvellement économique, mobilité de la caméra, sensibilité de la pellicule – les chemins de traverse que constituent les emprunts à la méthode documentaire et la vision poétique personnelle. Surtout, Hiroshima, mon amour, marque un point de basculement et ouvre une voie nouvelle. Frankin et Debord convergent ainsi dans l’importance qu’ils accordent au film de Resnais, et dans la radicalité (partielle) qu’ils lui reconnaissent.

À cette convergence, s’en ajoute une autre : celle d’un arrière-fond saturé par la Guerre d’Algérie ; plus précisément par la réaction ou l’absence de réaction de la population française – et tout particulièrement de la classe ouvrière – à cette guerre. Ainsi, alors que Debord termine sa lettre en évoquant l’attente par « les bonnes gens » du « miracle de Gaulle en Algérie », Frankin, moins de deux mois plus tard, alors qu’il développe son analyse du film de Resnais, conclut une lettre à Blavier en écrivant : « Bientôt, tout le monde sera gaulliste sauf... les ultras ! Et dire qu’on croit encore à des machins comme ça ».

Le fait de s’en remettre à de Gaulle, d’attendre de lui une solution miracle en Algérie, est un marqueur non seulement de l’aliénation, mais, peut-être plus radicalement encore, de la démission éthique et politique des acteurs et actrices qui se refusent à prendre acte de leur responsabilité et de leur autonomie ; à reconnaître qu’ils sont seuls à pouvoir solutionner cette crise. À condition d’abandonner leur passivité et leur (confortable) impuissance. Bref, d’arrêter la connerie [5].

« A BAS LE CINEMA ! A BAS LA FRANCE ! »

Le double appel de Debord à en finir avec le cinéma et la France – l’un à la mesure de l’autre – doit s’entendre sur fond de cette atonie dominante face à la Guerre d’Algérie. Et correspond au projet de Frankin d’en finir avec le théâtre (et le roman) ; en fixant le curseur sur la fin du spectacle plutôt que sur le spectacle de la fin.

Il est hors de question de faire des films pour « les bonnes gens », qui attendraient du cinéma ce qu’ils attendent de de Gaulle : d’agir à leur place, de régler leur problème à leur place ; en somme de vivre, de lutter et d’aimer à leur place. Il faut au contraire faire des films qui en finissent avec cette France-là, avec un cinéma qui s’illusionne sur ses moyens et ses effets ; sur le misérable miracle du divertissement. Un cinéma dont, justement, Hiroshima, mon amour annonce la possibilité, sinon la promesse.

Si Resnais trahira rapidement les espoirs que l’IS avait placé en lui, Frankin avait, dès 1959, souligné la limite de son premier long métrage. Il jugeait ainsi les quinze premières minutes du film « exceptionnelles », mais regrettait qu’ensuite, « ça tombe dans le sentimental ». « Et pourquoi, écrivait-il, n’avoir pas fait un film d’amour avec des gens d’Hiroshima même - et non des étrangers. Imaginons un couple de cette ville, condamné à la mort lente, etc. C’est le film que Resnais a raté - et il en était seul capable (tout le début le prouve). C’est drôle comme les gens ont peur du quotidien, de l’horreur dans l’horreur, quoi. Il leur faut le ’’dépaysement’’, ’’l’exotisme’’, ’’voir du pays,’’ etc. On est de pauvres bougres, quoi ».

En fin de compte, incapable de se confronter plus longtemps à la vie quotidienne, à la banalité du quotidien, jusque dans ce qu’elle a de médiocre ou de routinier, Resnais a cherché une échappatoire dans l’illusion romantique, l’exotisme d’amants étrangers, l’enchantement esthétique et le « dépaysement » offert à bon compte au touriste naïf [6]. Hiroshima, mon amour est resté comme en suspens.

C’est le mouvement inverse qu’a tenté André Frankin, dans sa pièce comme dans ses articles. Non pas tourner le dos à la vie quotidienne et prétendre s’en débarrasser par la sublimation de moments privilégiés, mais pratiquer des « ouvertures brèves », opérer à même le négatif du quotidien. Bref, être du côté des « pauvres bougres » et non « des bonnes gens », car les premiers, piégés dans la banalité quotidienne, sans moyen d’y échapper, ont seuls la clé d’une révolution dont l’intensité et le rythme prennent leur source dans la vie courante.

Frédéric Thomas

[1Frédéric Thomas, « La grève du siècle. Les leçons du Mai 68 belge », Brasero, n°2, Paris, L’échappée, novembre 2022.

[3Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, Paris L’échappée, 2012.

[4Le tapuscrit de la pièce est daté du 30 juin 1960, date de l’indépendance du Congo ; il est fort à parier que Frankin, très engagé dans les luttes anticoloniales – c’est lui, par exemple, qui présente, dans le journal belge La Gauche, le manifeste des 121, « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (signé par Debord) –, ait voulu par cette datation marquer les correspondances entre l’achèvement de sa pièce et le premier jour du Congo libéré de la colonisation belge.

[5Lire sur cette passivité les brillantes analyses développées dans Socialisme ou Barbarie ; groupe avec lequel aussi bien Debord que Frankin sont alors en contact.

[6« En quelque soir, par exemple que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques ». Rimbaud, « Soir historique » dans les Illuminations.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :