« Cette rue est à nous. Cette rue est nous. »

Georges Riviere, Alger, 16 mars 2019

paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

Au lendemain du gigantesque raz-de-marée humain qui a envahi Alger, nous nous laissons toutes et tous aller à un sentiment d’allégresse et de légèreté, teinté d’une certaine inquiétude quant à la suite. L’immense qualité de ces mobilisations qui nettoient le pays de la honte du troisième et du quatrième mandat n’est pas tant que ce séisme populaire a son épicentre et sa zone de fracture au cœur même du système, mais surtout peut-être ce que dit le mouvement par son existence même, sa manière d’être, la mutation des comportements ; pas seulement ce qu’il formule mais la façon dont il le formule.

[Ce texte est initialement paru sur le site du Centre de Recherches pour l’Alternative Sociale]

C’est d’abord sa spontanéité et son autonomie. Il a surgi de toute part, comme d’une terre fissurée, embrasant toutes les willayas, du nord au sud, d’est en ouest, sans préparation occulte ni mot d’ordre concocté, à l’insu de toutes les organisations politiques et des collectifs de la société civile, qui avaient cependant diagnostiqué le mal-être du pays. Le couvercle qui étouffait tant de désirs de justice et de liberté, de frustrations, qui masquait tant d’humiliations, de mensonges historiques, de batailles réprimées, de victimes, et de pillage du patrimoine national, sautait avec toute la marmite. Le mépris, la hogra, était devenu insupportable et les jeunes étaient prêts à mourir en mer, sur des embarcations de fortune. Un slogan disait : « A force de nous mépriser, vous nous avez sous-estimé  ». Il disait tout.

La « vieille taupe » avait creusé ses galeries sous le pied des dirigeants.

C’est aussi son auto-organisation, son ordre de marche, tous les rouages se mettant spontanément en marche par une forme d’intelligence collective sous-jacente. La foule, massive, compacte, où il est difficile de se frayer un chemin, où tout peut arriver, fait preuve d’un calme stupéfiant, d’une sorte de douceur, d’une vigilance de tout moment, d’un souci particulier de son image. Elle en sait, cette génération facebook, l’importance. L’Algérien dément ici sa réputation de nervosité et d’impatience, il casse cette représentation : « silmiya, silmiya  » devient un leitmotiv « pacifique, pacifique  » (racine « slm », la paix comme dans salam ou islam). Même les jeunes qui grimpent sur les arbres ou les pylônes électriques sont sommés de descendre. Des comités de vigilance se constituent. Et lorsqu’un homme, adossé à un mur, dit doucement « Tous à El Mouradia  » (le quartier où il y a le palais présidentiel) chacun sait qu’il s’agit d’un provocateur. Tout le monde a en tête la tentative d’incendie du Musée du Bardo, du Musée des Antiquités où l’attaque l’école des Beaux-Arts (la plaque commémorant l’assassinat du directeur des Beaux-Arts Ahmed Asselah et de son fils Rabah en 1994 a même été arrachée), en marge de la manifestation du 8 mars. Les chiens, lachés, y avaient tendu un piège aux policiers, poignardant plusieurs d’entr’eux. Il ne s’agissait pas, bien sur, des manifestants. De même des sacs remplis de pierres avaient été pré-disposés le long de la marche par des mains « mystérieuses », et ont été heureusement découverts. Vigilance. On connait, ici, les armes du pouvoir.

La marche devient un lieu de rendez-vous vigilant mais festif : les groupes d’ami.e.s se sont souvent regroupés par quartiers (des pancartes portent des noms de quartier, Birkhadem, Bouzareah, Draria), bricolant les panneaux improvisés sur des morceaux de carton, de contreplaqué, ou alors au contraire les ayant imprimé sur des supports sophistiqués, contrecollés. Ils ont concocté des déguisements aux couleurs nationales, crètes, casques, se sont habillés de drapeaux. Ils convergent, en ordre, vers le centre-ville. Tout est décentralisé et part des tréfonds de la ville : c’est la créativité joyeuse des quartiers populaires...

C’est encore la stupéfiante mue des comportements quotidiens qui en découle, le revirement à 180° des attitudes courantes. A une rue difficile, souvent morose, où domine le machisme et où les

femmes sont trop souvent harcelées (il y a eu un long et pénible affrontement autour de la loi criminalisant la violence faite aux femmes et de l’introduction de la notion de harcèlement dans les lieux publics, jugées contraires « au loi de l’islam » par les islamistes : « on ne peut pas criminaliser un homme qui a été excité par une femme  » a même dit un député de l’Alliance Algérie Verte ») répond une rue où femmes voilées ou pas, en abaya ou en jeans, ensemble, se réapproprient la rue sans crainte. L’abrogation du code de la famille, qui fait des femmes des mineures à vie, a été amendé, mais nullement abrogé. La lutte continue. Mais à cette situation inédite les « jeunes » répondent avec déférence, courtoisie, à tel point qu’une jeune femme se demande : « est-ce que ce sont les mêmes ?  ». Pas de remarques déplacées ou de drague intrusive, mais une attention respectueuse de rigueur. Il y a une grande colère. Une détestation viscérale portée par l’immense énergie de la foule très jeune. Et il y a en même temps une grande douceur, une extrême gentillesse des gens. Etrange et émouvante coexistence.

C’est le rapport à l’espace public qui est transfiguré : qui vit en Algérie sait à quel point la déficience du service public affecte la propreté des villes, crée un environnement délaissé où les ordures s’accumulent et que chacun entretient à sa façon peu ou prou : comme si à la dépossession de l’espace politique devait répondre un désintérêt pour l‘état de la ville, territoire étranger et potentiellement hostile, séparé de l’intime, a contrario parfaitement entretenu. Soudain, alors que plus d’un million de personnes se trouve entassé dans les avenues, plus rien ne traine : les jeunes sont avec de grands sacs à ramasser méticuleusement papiers, canettes, emballages divers qui jonchent les caniveaux. Une manière de dire : « cette rue est à nous, cette rue est nous  ».

C’est enfin l’humour, la dérision, l’ironie mordante des pancartes et banderoles qui n’est plus cette « politesse du désespoir » de la décennie noire, mais l’esprit de la reconquête. Chacun.e est sorti de son repli, s’est extrait de son facebook obsédant, des affrontements de la toile où beaucoup est amitié factice et facile ou bien détestation et haine instrumentalisées. Ici drapeaux national et berbère sont côte à côte, couleurs multiples d’un même pays qui prouve que diversité et unité sont complémentaires. « Tahia Djazaïr  » (Vive l’Algérie) et « Enoua weguy th’Imazhighen  » (Nous sommes des berbères) sont scandés simultanément, sans doute au grand dam des incendiaires de tout poil. Les slogans fusent, les langages se mélangent avec un total respect ; les invectives de « séparatisme » ou d’ « islamo-baâthisme » sont exclues. Tout autant l’instrumentalisation de l’Islam à des fins politiques, tant redouté, est totalement exclu des marches.

Tout fait preuve d’une intelligence politique, d’une capacité à subvertir les comportements et les mentalités à ce point massive et partagée qu’il semble impossible de revenir en arrière. Les chants de stade des supporters de l’équipe algéroise de foot-ball, le Mouloudia, illustrent clairement la contestation sociale du peuple. Le pouvoir s’y fait insulter.

Le peuple est dans la rue. Le pouvoir vacille... Tous les scénarios sont posés sur la table. Les pires et les meilleurs. Bien fort est celui ou celle qui peut prédire ce que sera demain.

Georges Riviere, Alger, 16 mars 2019

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