Cette manie de ranger

« Ranger son cœur au frigo pour qu’il ne pourrisse pas trop vite, ne fonde pas au soleil brûlant de la douleur, ranger la mort dans le coin sombre où elle attend. »

paru dans lundimatin#300, le 16 août 2021

Tout le monde s’est barré, a quitté la table. Tout est laissé en plan, on dînait dehors, sous le tilleul, parlait de rien, de consommation, du dernier film, de, de rien, et puis tout le monde s’est barré. Un soir affaissé sur lui-même, les chats comme d’hab s’étalent de tout leur être, être là et pas là, pas tout à fait là où nous sommes, là où ils nous guettent tendrement du dehors inaccessible à nos nerfs, à notre peau.

Tout le monde s’est barré, il fallait qu’il en reste un pour ranger. Les miettes, les déchets dans les assiettes rassemblés dans celle du dessus, les couverts, les restes de pain, de vin, les fruits du poème, n’importe quoi restant, n’importe quoi, les mégots. Ranger n’importe quoi restant. Pourquoi ? Pourquoi ne pas laisser tout en plan, là, en plan, que la nuit dévore ce qui reste, puisqu’il y a des restes, que les fourmis, guêpes, frelons, chats et autres profiteurs heureux de l’autre monde se bâfrent à leur mesure, délicate, sélective, détachée. Natures mortes offertes.

Ranger, rapporter tout en cuisine, désoler la soirée dans le fatras de l’empilement, entre évier et poubelle, ranger les ustensiles et les traces, les restes du festin même modeste, même léger, même pas festin, même qu’on se demande s’il fut vraiment partagé, chercher voyant le fond d’une assiette qui y a mangé. O le partage, le partage qui partage, qui inquiète de son discord harmonieux, partage de tout de rien, qui partage le luxe de l’être là vidé, incomplet, vide luxueux de l’être là pas là, de la vie comme elle va, à vau-l’eau, et voilà, au creux des verres et des plats.

Pourquoi l’instinct suspect du ranger, du malgré tout refaire place nette, prête à accueillir de nouveau, de la table desservie pour resservir à nouveau, remettre le couvert, commandé par le jour d’après ? Pourquoi ne pas laisser tout en plan, le plan d’une dernière fois, présent ultime, sans hier ni lendemain, comme on joue oubliées celles d’avant sa dernière carte, ce qu’il nous reste, si peu, si incertain, si pauvre, si comique.

Ranger les jours, ranger les nuits, ranger sa vie dans le placard du temps, moisir sur une étagère, dans un évier de vaisselle entassée depuis 8 jours ou plus, ranger le balai qui en a tant vu du peuple à ras le sol, des vies minuscules infigurables sans portrait ni écrivain, ranger son cœur au frigo pour qu’il ne pourrisse pas trop vite, ne fonde pas au soleil brûlant de la douleur, ranger la mort dans le coin sombre où elle attend.

Le dos un peu voûté, les bras ballants, ranger comme on range les gants de boxe avec les années de force, ranger la misère du temps, faire place nette à la beauté de l’infini, ranger et jeter ce qui pue, se vautre, s’avilit dans l’échange, résidus de paroles et de gestes tordus, grimaçants sous l’éclat des étoiles filantes, ranger pour l’ivresse et le bal des éclopés de la vie, les sourires et les larmes de joie furieuse, sans fin ni pourquoi.

Sans pourquoi ranger, sauvegarder le rien qui frappe à la porte du lendemain, le présent sans quoi, sans qui, ni où ni comment, l’être rien là. Bonheur débarrassé. Les uns avec les autres.

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