Cent ans de crise - Yuk Hui

« La guerre contre le virus est avant tout une guerre de l’information. »

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

C’est l’un traits singuliers de cette « crise du coronavirus » que chacun y voit la confirmation de ce qu’il a toujours pensé : la gauche qu’il faut donc urgemment sauver le service public, les néo-libéraux que la bureaucratie étatique ne sert à rien même pour gérer pareille crise, les écologistes qu’il fallait arrêter de détruire la nature sous peine de catastrophe, les fous de technologie que l’unique solution consiste à accélérer pied au plancher dans la virtualisation et le contrôle cybernétique de tout, Edgar Morin que si l’on avait adopté la pensée complexe on en serait pas là, etc. D’où ce sentiment d’être cerné par le bourdonnement autiste de mille bavardages en folie. D’où aussi le caractère salutaire de cet article de Yuk Hui, qui dresse le tableau lucide des options philosophiques et politiques en présence, et dessine le paysage plus que centenaire de ce qui se précipite dans les circonstances actuelles. Si la maîtrise de la technique philosophique a quelque vertu, c’est d’aider à s’orienter dans le théâtre stratégique du présent. On passe alors de la philosophie à la pensée - qui se trouve être chez Yuk Hui une pensée des techniques. Peut-être est-ce au fait d’avoir été écrit depuis Hong Kong que ce texte doit sa capacité d’élucidation. Il prouve en tout cas que Yuk Hui, pour ne s’être affilié à aucun des rackets philosophiques existants, est bien l’un des penseurs-clefs de ce temps. Nous vous épargnons la présentation de son pedigree universitaire et de ses nombreuses publications antérieures. Nous avions déjà publié, il y a deux ans, son excellent texte Sur la conscience malheureuse des Néoréactionnaires. Bonne lecture. [1]

[Photo : Philémon Vanorlé / Basse-cour
Traduction : Michaël Crevoisier]

La philosophie ne s’est jamais montrée secourable, salutaire, prophylactique, que dans une culture saine. Elle a toujours aggravé l’état des peuples malades.
Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs.

§1. Centenaire de la « La Crise de l’esprit »

En 1919, après la Première Guerre mondiale, le poète français Paul Valéry écrivait dans La Crise de l’esprit : « [n]ous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles [2] ». Ce n’est qu’en subissant une telle catastrophe, et comme après coup, que nous savons que nous ne sommes rien d’autre que des êtres fragiles. Cent ans plus tard, une chauve-souris de Chine – s’il s’avère que le coronavirus provient effectivement des chauves-souris – a plongé la planète entière dans une autre crise. Si Valéry était encore en vie, il ne serait pas autorisé à sortir de sa maison en France.

En 1919, la crise de l’esprit avait été précédée d’un nihilisme, un néant, qui hantait l’Europe avant 1914. Comme l’écrivait Valéry depuis la scène intellectuelle d’avant-guerre : « Je ne vois… rien ! Rien… et pourtant un rien infiniment potentiel. ». Dans son poème de 1920, Le Cimetière marin, nous y lisons le caractère affirmatif d’un appel nietzschéen : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! ». Ce vers a ensuite été repris par Hayao Miyazaki comme titre de son film d’animation sur Jiro Horikoshi, l’ingénieur qui a conçu des avions de chasse pour l’Empire japonais qui ont ensuite été utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce nihilisme revient récursivement sous la forme d’un test nietzschéen : un démon envahit la solitude même de ce qu’il y a de plus esseulé en vous et vous demande si vous voulez vivre dans la récurrence éternelle du même – la même araignée, le même clair de lune entre les arbres, et ce même démon posant cette même question. Toute philosophie qui ne peut pas vivre avec ce nihilisme ni y faire face directement, ne fournit pas de réponse suffisante, car de telles philosophies ne font que rendre la culture plus malade encore qu’elle ne l’est déjà, ce qui pour notre époque signifie se retrancher derrière des mèmes philosophiques, risibles, qui circulent sur les réseaux sociaux.

Depuis le dix-huitième siècle, le nihilisme que critique Valéry a constamment été nourri par l’accélération technologique et la mondialisation. Voici ce qu’il écrit vers la fin de son essai :

– Mais l’Esprit européen – ou du moins ce qu’il contient de plus précieux – est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin [3] ?

Cette menace de diffusion – dont il est possible que l’Europe ait tenté d’en montrer l’existence – n’est plus un problème auquel seule l’Europe devrait faire face et ne sera probablement plus jamais complètement surmontée par l’esprit « tragiste » européen [4]. Le terme « tragiste » est d’abord lié à la tragédie grecque ; c’est aussi la logique de l’esprit s’efforçant de résoudre les contradictions qui surgissent en son sein. Dans « What Begins after the End of the Enlightenment ? » et d’autres essais, j’ai essayé d’esquisser comment, depuis les Lumières, et après le déclin du monothéisme, ce dernier a été remplacé par un mono-technologisme (ou techno-théisme), trouvant aujourd’hui son point d’aboutissement dans le transhumanisme [5]. Nous, les modernes, les héritiers culturels de l’Hamlet européen (qui, dans La Crise de l’esprit de Valéry, ressasse l’héritage intellectuel européen en comptant les crânes de Leibniz, Kant, Hegel et Marx), nous avons cru, et cent ans après les écrits de Valéry nous voulons toujours croire, que nous deviendrons immortels, que nous pourrons renforcer notre système immunitaire contre tous les virus, ou simplement fuir vers Mars lorsque le pire arrivera. Or, au milieu de la pandémie du coronavirus, les recherches sur les voyages vers Mars paraissent inutiles, voire absurdes, pour arrêter la propagation d’un tel virus et sauver des vies. Nous, les mortels qui habitons encore cette planète appelée la terre, n’aurons peut-être pas l’opportunité d’attendre de devenir immortels, comme les transhumanistes l’ont annoncé dans les slogans de leurs entreprises. Une pharmacologie du nihilisme après Nietzsche reste à écrire, mais la toxine a déjà imprégné le corps mondial et a provoqué une crise de son système immunitaire.

Pour Jacques Derrida (dont la veuve, Marguerite Derrida, est récemment décédée du coronavirus), l’attaque du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center a marqué la manifestation d’une crise auto-immune, désagrégeant la structure du pouvoir techno-politique qui s’était stabilisée depuis des décennies : un Boeing 767 a été utilisé comme une arme contre le pays qui l’a inventé, comme une cellule mutée ou un virus de l’intérieur [6]. Le terme « auto-immun » n’est qu’une métaphore biologique lorsqu’il est utilisé dans un contexte politique : la mondialisation est la création d’un système mondial dont la stabilité dépend d’une hégémonie techno-scientifique et économique. En conséquence, on en est venu à considérer le 11 septembre 2001 comme la rupture qui a mis fin à la configuration politique voulue par l’Occident chrétien depuis les Lumières, provoquant une réponse immunologique prenant la forme d’un état d’exception permanent – guerres après guerres. Aujourd’hui, le coronavirus ruine cette métaphore : le biologique et le politique ne font qu’un. Les tentatives de contenir le virus n’impliquent pas seulement des désinfectants et des médicaments, mais aussi des mobilisations militaires, la fermeture de frontières et de pays entiers, la mise à l’arrêt des vols internationaux et des trains.

Fin janvier, Der Spiegel a publié un numéro intitulé Coronavirus, Made in China : Wenn die Globalisierung zur tödlichen Gefahr wird (Quand la mondialisation devient un danger mortel), illustré par l’image d’un Chinois portant un équipement de protection démesuré, regardant un iPhone avec des yeux presque fermés, comme s’il priait un dieu [7]. L’épidémie de coronavirus n’est pas une attaque terroriste – jusqu’à présent, il n’y a pas de preuve claire de l’origine du virus au-delà de sa première apparition en Chine – il s’agit plutôt d’un événement biologique lors duquel un virus, en connexion avec des réseaux de transport perfectionnés, parcourt jusqu’à 900 km par heure. C’est aussi un événement qui semble nous ramener au discours de l’État-nation et à une géopolitique déterminée par l’idée de nations. Je veux dire par là que, premièrement, le coronavirus a redonné du sens à des frontières qui semblaient avoir été rendues floues par le capitalisme mondial et la mobilité croissante que les échanges culturels et le commerce international ont favorisés. L’épidémie mondiale a mis la lumière sur le fait que jusqu’à présent la mondialisation n’a cultivé qu’une culture mono-technologique qui ne peut conduire qu’à une réponse auto-immune et à une grande régression. Secondement, l’épidémie et le retour aux États-nations révèlent aussi la limite historique et réelle du concept d’État-nation lui-même. Les États-nations modernes ont tenté de masquer ces limites par des guerres de l’information immanentes (des guerres de l’information), construisant des infosphères (des sphères d’information) qui dépassent les frontières. Cependant, plutôt que de produire une immunologie mondiale, ces infosphères utilisent au contraire ce qui apparaît de manière contingente dans l’espace mondial pour mener une guerre biologique. L’immunologie mondiale que nous pourrions utiliser pour affronter cette étape de la mondialisation n’est pas encore disponible, et ne le sera peut-être jamais si cette culture mono-technologique persiste.

§2. Un Schmitt européen voit des millions de fantômes

En 2016, lors de la crise des réfugiés en Europe, le philosophe Peter Sloterdijk a critiqué la chancelière allemande Angela Merkel dans une interview au magazine Cicero, en déclarant : « Nous devons encore apprendre à glorifier les frontières … Les Européens développeront tôt ou tard une politique frontalière commune efficace. À long terme, l’impératif territorial prévaut. Après tout, il n’y a aucune obligation morale à l’autodestruction [8]. ». Même si Sloterdijk a eu tort de dire que l’Allemagne et l’UE devraient fermer leurs frontières aux réfugiés, rétrospectivement, on peut dire qu’il a eu raison à propos du fait que la question des frontières n’a pas été bien pensée. Roberto Esposito a clairement montré qu’à propos de la fonction des frontières une logique binaire (bipolarisée) continue de prévaloir : d’un côté il s’agit d’insister sur un contrôle plus strict, comme une défense immunologique contre un ennemi extérieur – cela correspond à la compréhension classique et intuitive de l’immunologie comme opposition entre le soi et l’autre – d’un autre côté, à l’opposé, il s’agit de proposer la suppression des frontières pour permettre la liberté de déplacement et d’association des individus et des biens. Esposito suggère qu’aucun de ces deux extrêmes – et c’est assez évident aujourd’hui – n’est éthiquement et pratiquement indésirable [9].

L’épidémie de coronavirus en Chine – qui a commencé à la mi-novembre jusqu’à ce qu’une alerte officielle soit prononcée fin janvier, suivie du confinement de Wuhan le 23 janvier – a immédiatement entraîné des contrôles aux frontières internationales contre les Chinois, ou même contre toute personne vue comme asiatique, identifiés comme porteurs du virus. L’Italie a été l’un des premiers pays à imposer à la Chine une interdiction de voyager ; fin janvier déjà, le Conservatoire de Santa Cecilia de Rome a suspendu les cours pour les étudiants « orientaux », même s’ils n’étaient jamais allés en Chine. Ces actes – que nous pouvons appeler immunologiques – sont conduits par la peur, mais, plus fondamentalement, par l’ignorance.

À Hong Kong, – juste à côté de Shenzhen dans la province du Guangdong, l’une des principales régions épidémiques en dehors de la province du Hubei – des voix fortes ont exhorté le gouvernement à fermer la frontière avec la Chine. Le gouvernement a refusé, citant l’Organisation Mondiale de la Santé qui conseillait aux pays d’éviter d’imposer à la Chine des restrictions concernant les voyages et le commerce. Hong Kong est l’une des deux RAS (Région Administrative Spéciale) de la Chine et, à ce titre, elle n’est pas censée s’opposer à la Chine ni ajouter du poids à ce récent fardeau qu’est une croissance économique décevante. Pourtant, certains restaurants de Hong Kong ont affiché sur leurs portes des avis annonçant que les clients parlant le mandarin n’étaient pas les bienvenus. Le mandarin est associé aux Chinois continentaux porteurs du virus, par conséquent le dialecte est considéré comme le signe d’un danger. Un restaurant qui, dans des circonstances normales, est ouvert à tous ceux qui en ont les moyens, n’est désormais plus ouvert qu’à certaines personnes.

Toutes les formes de racisme sont fondamentalement immunologiques. Le racisme est un antigène social, car il distingue clairement le soi et l’autre et réagit contre toute instabilité introduite par l’autre. Cependant, tous les actes immunologiques ne peuvent pas être considérés comme relevant du racisme. Si nous ne nous confrontons pas à cette ambiguïté, alors tout s’évanouira dans la nuit où toutes les vaches sont grises. Dans le cas d’une pandémie mondiale, une réaction immunologique est particulièrement inévitable lorsque la contamination est facilitée par des vols et des trains intercontinentaux. Avant la fermeture du Wuhan, cinq millions d’habitants s’étaient échappés, transportant involontairement le virus hors de la ville. En fait, que l’on soit étiqueté comme étant de Wuhan est sans importance, car tout le monde peut être considéré comme suspect, étant donné que le virus peut être latent pendant des jours sur un corps sans symptômes, tout en contaminant ce qui l’entoure. Il y a des moments immunologiques auxquels on ne peut pas facilement échapper lorsque la xénophobie et les micro-fascismes deviennent courants dans les rues et dans les restaurants : quand vous toussez involontairement, tous les regards se tournent sur vous. Plus que jamais, les gens exigent une immunosphère – ce que Peter Sloterdijk a suggéré – comme protection et comme organisation sociale.

Il semble que les actes immunologiques, sachant qu’ils ne peuvent être simplement réduits à des actes racistes, justifient un retour aux frontières – individuelles, sociales et nationales. En immunologie biologique aussi bien qu’en immunologie politique, après des décennies de débat entre le paradigme « soi-autre » et le paradigme organismique, les États modernes en reviennent au contrôle aux frontières comme la forme de défense la plus simple et la plus intuitive, même lorsque l’ennemi n’est pas visible [10]. En fait, nous ne luttons que contre l’incarnation de l’ennemi. Ici, nous sommes tous liés par ce que Carl Schmitt appelle le politique, défini par la distinction entre ami et ennemi – une définition difficilement contestable et probablement renforcée lors d’une pandémie. Lorsque l’ennemi est invisible, il faut faire en sorte qu’il s’incarne, il faut l’identifier : d’abord les Chinois, les Asiatiques, puis les Européens, les Nord-Américains ; ou, en Chine, les habitants de Wuhan. La xénophobie nourrit le nationalisme, que ce soit l’un qui considère la xénophobie comme un acte immunologique inévitable, ou l’autre qui mobilise la xénophobie pour renforcer son propre nationalisme en guise d’immunologie.

La Société des Nations a été fondée en 1919 après la Première Guerre mondiale et a ensuite été remplacée par les Nations Unies, dans l’objectif stratégique d’éviter la guerre en rassemblant toutes les nations en une organisation commune. Peut-être que la critique de Carl Schmitt à l’égard de cette tentative était exacte lorsqu’il affirmait que la Société des Nations, qui a célébré son centenaire l’année dernière, identifiait à tort l’humanité comme le terrain d’entente de la politique mondiale, alors que l’humanité n’est pas un concept politique. Le concept d’humanité est plutôt vecteur de dépolitisation, car vouloir identifier une humanité abstraite qui n’existe pas « permet "d’abuser de la paix, de la justice, du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les déniant à l’ennemi [11] ». Nous le savons, la Société des Nations était un groupe de représentants de différents pays qui n’a pas pu empêcher l’une des plus grandes catastrophes du vingtième siècle, la Seconde Guerre mondiale, et a donc été remplacé par les Nations Unies. L’argument n’est-il pas applicable à l’Organisation Mondiale de la Santé, une organisation mondiale destinée à transcender les frontières nationales, émettre des alertes, et fournir des conseils et une gouvernance concernant les problèmes de santé mondiale ? Compte tenu du fait que l’OMS n’a pratiquement tenu aucun rôle positif dans la prévention de la propagation du coronavirus – si ce n’était un rôle négatif : son directeur général refusa tout de même d’utiliser le terme de pandémie jusqu’à ce que cela soit évident pour tout le monde – qu’est-ce qui rend l’OMS nécessaire ? Naturellement, le travail des professionnels œuvrant dans et avec cette organisation mérite un immense respect, mais le cas du coronavirus a mis au jour à quel point sa fonction politique se trouve dans un état critique. Pire encore, nous ne pouvons que critiquer un organisme mondial aussi gigantesque, consommant une somme considérable d’argent, quand on voit l’échec de son intervention sur les réseaux sociaux, n’ayant pu que prêcher dans le désert, puisque personne n’a la capacité de changer quoi que ce soit dans la mesure où les processus démocratiques sont réservés aux nations.

§3. Le mauvais infini du mono-technologisme

Si nous suivons Schmitt, l’OMS est avant tout un instrument de dépolitisation, car n’importe quelle agence de presse aurait pu mieux remplir sa fonction d’alerte contre le coronavirus qu’elle ne l’a fait. En effet, en suivant les premières déclarations de l’OMS sur la situation, un certain nombre de pays ont agi trop lentement. Comme l’écrit Schmitt, un organisme représentatif international, créé au nom de l’humanité, « ne supprime pas plus l’éventualité de guerres qu’elle n’abolit les États. Elle crée de nouvelles occasions de guerres, elle en permet certaines, encourage les guerres de coalition et élimine une série de freins mis à la guerre en en légitimant et en sanctionnant d’autres [12]. ». La manipulation des organismes mondiaux par les grandes puissances et le capital transnational depuis la Seconde Guerre mondiale n’est-elle pas la continuation de cette logique ? Ce virus qui était contrôlable au début n’a-t-il pas plongé le monde dans un état de guerre mondial ? En réalité, ces organismes contribuent à une maladie mondiale où la concurrence économique mono-technologique et l’expansion militaire sont le seul objectif, détachant les êtres humains de leurs localités enracinées dans la terre, les remplaçant par des identités fictives façonnées par les États-nations modernes et les guerres de l’information.

Le concept d’état d’exception ou d’état d’urgence était à l’origine censé permettre au souverain d’immuniser le Commonwealth, mais depuis le 11 septembre 2001, il tend à désigner une norme politique. La normalisation de l’état d’urgence n’est pas seulement une expression du pouvoir absolu du souverain, mais aussi de l’État-nation moderne qui lutte et, tout en élargissant et en établissant ses frontières par tous les moyens technologiques et économiques disponibles, échoue à faire face à la situation mondiale. Le contrôle des frontières n’est un acte immunologique efficace que si l’on comprend la géopolitique en termes d’États souverains définis par des frontières. Après la guerre froide, l’intensification de la concurrence a donné lieu à une culture mono-technologique qui ne permet plus l’équilibrage des progrès économiques et technologiques, mais les assimile tout en évoluant vers une fin apocalyptique. La concurrence basée sur la mono-technologie dévaste les ressources de la planète au nom de la compétition et du profit, et empêche également tout acteur d’emprunter des chemins et des directions différentes – c’est-à-dire la « techno-diversité », à propos de laquelle j’ai beaucoup écrit. La techno-diversité ne veut pas seulement dire que différents pays produisent le même type de technologie (mono-technologie) sous divers noms de marque et selon des fonctionnalités légèrement différentes. Ce concept fait plutôt référence à une multiplicité de cosmotechniques qui diffèrent les unes des autres en termes de valeurs morales, d’épistémologies et de formes d’existence. La forme actuelle de concurrence qui use de moyens économiques et technologiques pour supplanter la politique, est souvent associée au néolibéralisme, tandis que son proche parent le transhumanisme ne considère la politique que sous la forme d’une épistémologie humaniste vouée à être surpassée par l’accélération technologique. Nous arrivons à une impasse de la modernité : on ne peut pas facilement se retirer d’une telle concurrence de peur d’être dépassé par les autres. C’est comme la métaphore de l’homme moderne dont Nietzsche propose la description : un groupe abandonne définitivement son village pour se lancer dans un voyage en mer à la poursuite de l’infini, mais il n’arrive au milieu de l’océan que pour se rendre compte que l’infini n’est pas une destination [13]. Et il n’y a rien de plus terrifiant que l’infini quand il n’y a aucun retour en arrière possible.

L’épidémie de coronavirus, comme toutes les catastrophes, peut nous forcer à nous demander dans quelle direction nous allons. Bien que nous sachions que nous ne nous dirigeons que vers le vide, nous avons néanmoins été poussés par une impulsion tragiste à « essayer de vivre ». Dans un contexte où la concurrence a été intensifiée, l’intérêt des États ne se tourne plus en direction de leurs sujets mais vers la croissance économique – tout souci à l’égard de la population procède de sa contribution à la croissance économique. Cela va de soi dans la façon dont la Chine a d’abord tenté de faire taire les informations concernant le coronavirus, car, après que Xi Jinping ait averti que les mesures contre le virus nuisaient à l’économie, le nombre de nouveaux cas est tombé à zéro. C’est la même « logique » économique impitoyable qui a fait que d’autres pays, en raison du fait que des mesures préventives telles que les restrictions de voyage (déconseillées par l’OMS), les contrôles aux aéroports et le report des Jeux Olympiques auront un impact sur le tourisme, ont décidé d’attendre et de voir venir.

Les médias ainsi que de nombreux philosophes présentent un argument quel que peu naïf concernant « l’approche autoritaire » asiatique et l’approche prétendument libérale / libertaire / démocratique des pays occidentaux. La voie autoritaire chinoise (ou asiatique) – souvent improprement comprise comme confucéenne, alors que le confucianisme n’est pas du tout une philosophie autoritaire ou coercitive – a été efficace dans la gestion de la population en repérant la propagation du virus grâce à l’utilisation de technologies de surveillance des consommateurs déjà répandues (reconnaissance faciale, analyse de données mobiles, etc.). À la différence de l’Europe où, lorsque les épidémies ont commencé, le débat sur l’utilisation des données personnelles était encore ouvert. Mais si nous devons vraiment choisir entre « gouvernance autoritaire asiatique » et « gouvernance libérale / libertaire occidentale », la gouvernance autoritaire asiatique semble plus acceptable pour faire face à de nouvelles catastrophes, car la façon libertaire de gérer de telles pandémies est essentiellement eugéniste, en permettant l’auto-sélection pour éliminer rapidement la population des personnes âgées. Quoi qu’il en soit, toutes ces oppositions culturelles essentialistes sont trompeuses, car elles ignorent les solidarités et les actions spontanées des communautés, ainsi que les diverses obligations morales que les gens ressentent envers les personnes âgées et leur famille en général ; ce type d’ignorance apparaît d’ailleurs nécessaire quand il s’agit de s’enorgueillir de sa propre supériorité.

Mais, dans quelle autre direction notre civilisation pourrait-elle évoluer ? L’ampleur de cette question déborde largement notre imagination, nous laissant alors espérer, en dernier ressort, que nous pourrions reprendre une « vie normale », quel que soit le sens que nous pouvons donner à cette expression. Au vingtième siècle, les intellectuels ont cherché d’autres options et configurations géopolitiques pour dépasser la conception schmittienne du politique, comme l’a fait Derrida dans Politiques de l’amitié, où il répond directement à Schmitt en déconstruisant le concept d’amitié. La déconstruction ouvre une différence ontologique entre l’amitié et la communauté, par-delà la dichotomie fondamentale pour la théorie politique du vingtième siècle entre ami et ennemi, afin de suggérer une autre conception de la politique, à savoir l’hospitalité. L’hospitalité « inconditionnelle » et « incalculable », que nous pouvons appeler l’amitié, peut être conçue en géopolitique comme ce qui sape l’autorité de la souveraineté. C’est en ce même sens que le philosophe déconstructionniste japonais Kōjin Karatani affirmait que la paix perpétuelle rêvée par Kant n’est possible que lorsque la souveraineté peut être attribuée comme un don – dans le sens maussien d’une économie du don, qui succéderait à l’empire capitaliste mondial [14].

Cependant, une telle possibilité est conditionnée par l’abolition de la souveraineté, en d’autres termes, par l’abolition des États-nations. Pour que cela se produise, selon Karatani, nous aurions probablement besoin d’une Troisième Guerre mondiale de laquelle naîtrait un organisme international plus puissant que l’ONU. En fait, la politique d’accueil des réfugiées d’Angela Merkel et le « un pays, deux systèmes » brillamment conçu par Deng Xiaoping comme solution pour la rétrocession de Hong Kong à la Chine, vont dans ce sens tout en évitant la guerre. Cette dernière solution a le potentiel de devenir un modèle encore plus sophistiqué et intéressant que le système fédéral. Cependant, la politique de Merkel a été la cible d’attaques féroces et le « un pays, deux systèmes » est en train d’être détruit par des nationalistes bornés et des schmittiens dogmatiques. Une Troisième Guerre mondiale sera l’option la plus directe si aucun pays n’est prêt à aller de l’avant.

Avant que ce jour n’arrive, avant qu’une catastrophe plus grave encore ne nous rapproche de l’extinction (que nous pouvons déjà percevoir), nous devrions peut-être encore demander à quoi pourrait ressembler un système immunitaire mondial « organismique » au-delà de la simple volonté de coexister avec le coronavirus [15]. Quel type de co-immunité ou de co-immunisme (selon le néologisme proposé par Sloterdijk) est-il possible d’envisager si nous voulons que la mondialisation se poursuive dans une voie moins contradictoire ? La stratégie de co-immunité de Sloterdijk est intéressante mais politiquement ambivalente – probablement aussi parce qu’elle n’est pas suffisamment élaborée dans ses principaux travaux – car oscillant entre la politique migratoire du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) et l’idée d’immunité contaminée de Roberto Esposito. Cependant, le problème est que si nous suivons toujours la logique des États-nations, nous n’arriverons jamais à une co-immunité. Non seulement parce qu’un État n’est ni une cellule ni un organisme (aussi pratique et sédiusante que soit cette métaphore pour les théoriciens), mais aussi plus fondamentalement parce que le concept d’État-nation ne peut en lui-même ne produire qu’une immunité basée sur la distinction entre ami et ennemi, en prenant la forme d’organisations ou de conseils internationaux. Les États modernes, bien qu’ils ne soient composés que de l’ensemble des sujets qui les composent, comme le Léviathan, n’ont pas d’intérêt supérieur autre que la croissance économique et l’expansion militaire, du moins tant qu’il ne tombe pas sous le coup d’une crise humanitaire. Hantés par une crise économique imminente, les États-nations deviennent la source (plutôt que la cible) de fake news ayant pour but la manipulation de l’information.

§4. Solidarité abstraite et solidarité concrète

Revenons maintenant à la question des frontières et questionnons la nature de cette guerre que nous menons actuellement contre le coronavirus, et que le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, considère comme le plus grand défi auquel l’ONU a été confrontée depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette guerre contre le virus est avant tout une guerre de l’information . L’ennemi est invisible. Seules des informations sur les groupes sociaux et la mobilité des individus permettent de le localiser. L’efficacité de la guerre dépend de la capacité de recueillir et d’analyser des informations et de mobiliser les ressources disponibles pour atteindre la plus grande efficience. Pour les pays exerçant une censure en ligne stricte, il est possible de juguler le virus comme on le fait pour un mot-clé « sensible » circulant sur les réseaux sociaux. L’utilisation du terme « information » dans des contextes politiques a souvent été assimilée à celui de propagande, ce qui n’est pas totalement faux dans la mesure où nous devons éviter de le considérer à partir des questions simplement relatives aux médias de masse, au journalisme, voire à la liberté d’expression. La guerre de l’information est la guerre du vingt-et-unième siècle. Ce n’est pas un type particulier de guerre, mais la guerre dans ce qu’elle a de permanent.

Dans son cours intitulé « Il faut défendre la société », Michel Foucault inverse l’aphorisme de Carl von Clausewitz : non plus « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », mais « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens [16] ». Cette inversion implique que la guerre ne corresponde plus à l’idée que Clausewitz s’en faisait, mais, à ce moment là, Foucault n’a pas encore développé de discours sur la guerre de l’information. Il y a plus de vingt ans, un livre a été publié en Chine par deux anciens colonels de l’armée de l’air, il a paru en anglais sous le titre Unrestricted Warfare (mais une traduction plus littérale serait : la guerre par-delà les frontières). Ce livre fut rapidement traduit en français et on dit qu’il aurait influencé le collectif Tiqqun puis le Comité invisible. Les deux anciens colonels – qui connaissent bien Clausewitz mais qui n’ont pas lu Foucault – sont arrivés à la conclusion que la guerre dans sa forme traditionnelle allait lentement disparaître, pour être remplacée par des zones de guerre immanentes au monde, largement introduites et rendues possibles par les technologies de l’information. Ce livre pourrait être lu comme une analyse de la stratégie de guerre mondiale menée par les États-Unis, mais aussi et surtout comme une analyse pénétrante de la façon dont la guerre de l’information redéfinit la politique et la géopolitique.

La guerre contre les coronavirus est en même temps une guerre de fausses informations (misinformation) et de désinformation, caractéristique de la politique de la post-vérité. Le virus qui a déclenché la crise actuelle est peut-être un événement contingent, mais la guerre elle-même n’est pas contingente. La guerre de l’information ouvre également deux autres possibilités (qui, dans une certaine mesure, sont d’ordre pharmacologique) : premièrement, une guerre qui est conduite sans que l’État n’en soit plus l’unité de mesure, car constamment déterritorialisée, avec des armes invisibles et selon des frontières floues ; et deuxièmement, la guerre civile, prenant alors la forme d’une compétition entre des infosphères. La guerre contre le coronavirus est une guerre contre les porteurs du virus, et une guerre menée à à coup de fake news, de rumeurs, de censure, de fausses statistiques, de fausses informations (misinformation), etc. Parallèlement aux États-Unis qui utilisent les technologies de la Silicon Valley pour étendre son infosphère et atteindre la majeure partie de la population mondiale, la Chine a également construit l’une des infosphères les plus vastes et les plus sophistiquées du monde, avec des pare-feux performants constitués à la fois d’hommes et de machines, ce qui lui a permis de contenir le virus au sein d’une population de 1,4 milliard d’habitants. Cette infosphère se développe grâce à la mise en place par la Chine d’une infrastructure consistant en une nouvelle route de la soie (appelée également stratégie OBOR pour « One Belt, One Road »), mais aussi grâce à ses réseaux déjà établis en Afrique, obligeant ainsi les États-Unis à réagir au nom de la sécurité et de la propriété intellectuelle, en empêchant par exemple Huawei de participer à l’extension de cette infosphère. Bien sûr, la guerre de l’information n’est pas uniquement menée par des États souverains. En Chine, différentes factions se font concurrence, que ce soit par le biais des médias officiels, des médias traditionnels tels que les journaux, ou encore des médias indépendants. Par exemple, les médias traditionnels et les médias indépendants ont vérifié les chiffres de l’État concernant l’épidémie, forçant le gouvernement à corriger ses propres erreurs et à distribuer davantage de matériel médical aux hôpitaux de Wuhan.

Le coronavirus rend explicite le fait que le caractère immanent de la guerre de l’information : il s’avère nécessaire pour les États-nations de défendre leurs frontières physiques tout en s’étendant technologiquement et économiquement au-delà pour établir de nouvelles frontières. Les infosphères sont construites par les hommes mais, bien qu’elles se soient considérablement développées au cours des dernières décennies, leur devenir reste indéterminé. Dans la mesure où ce qu’on imagine à propos de la co-immunité – en tant que forme possible de communisme ou d’entraide entre les nations – ne correspond qu’à la possibilité d’une solidarité abstraite, cette idée reste vulnérable face au cynisme, comme c’est le cas pour le concept d’« l’humanité ». Au cours des dernières décennies, certains discours philosophiques ont réussi à nourrir l’idée d’une telle solidarité abstraite, et l’on a vu que celle-ci peut se transformer en un sectarisme communautaire dont l’immunité est déterminée par l’accord et le désaccord. La solidarité abstraite est séduisante parce qu’elle est abstraite : à l’inverse de ce qui est concret, l’abstrait n’est pas fondé et n’a pas de localité ; ce qui est abstrait peut être transporté et implanté n’importe où. Or, la solidarité abstraite est un produit de la mondialisation, un méta-récit (ou encore une métaphysique) dont l’objet se trouve faire face depuis longtemps déjà à sa propre fin.

La véritable co-immunité n’est pas une solidarité abstraite, mais dérive plutôt d’une solidarité concrète dont la co-immunité devra fonder la prochaine vague de la mondialisation (s’il y en a une). Depuis le début de cette pandémie, il y a eu d’innombrables actes de solidarité véritable, que ce soit concernant le fait de savoir qui ira faire les courses pour vous si vous n’êtes pas en mesure d’aller au supermarché, qui vous donnera un masque lorsque vous aurez besoin de vous rendre à l’hôpital, qui offrira des respirateurs pour sauver des vies, etc. Il existe également des solidarités entre les communautés médicales qui partagent des informations afin de développer des vaccins. Gilbert Simondon a distingué l’abstrait du concret à propos des objets techniques : les objets techniques abstraits sont mobiles et détachables, comme le sont ceux adoptés par les encyclopédistes du dix-huitième siècle qui (jusqu’à ce jour) inspirent la confiance et l’optimisme que nous portons à l’égard de la possibilité du progrès ; les objets techniques concrets sont ceux qui sont fondés, incarnés (peut-être littéralement) à la fois dans le monde des hommes et dans le monde naturel, agissant comme une médiation entre les deux. Une machine cybernétique est plus concrète qu’une horloge mécanique, qui elle-même est plus concrète qu’un simple outil. Pouvons-nous concevoir par là une solidarité concrète qui permettrait de sortir de l’impasse d’une immunologie basée sur les États-nations et une conception abstraite de la solidarité ? Pouvons-nous considérer l’infosphère comme une opportunité pointant en direction d’une autre immunologie ?

Peut-être nous faut-il élargir le concept d’infosphère de deux manières différentes. Tout d’abord, la mise en place des infosphères pourrait être comprise comme une tentative de construire la techno-diversité, de démanteler la culture mono-technologique de l’intérieur et d’échapper à son « mauvais infini ». Cette diversification des technologies implique également une diversification des modes de vie, des formes de coexistence, des économies, etc., puisque la technologie, dans la mesure où elle est cosmotechnique, englobe les différentes relations avec les non-humains et le cosmos au sens large [17]. Cette techno-diversification ne signifie pas qu’il s’agirait d’imposer un cadre éthique à la technologie, car la mise en place d’un tel cadre arrive toujours trop tard et n’est souvent établi que pour être enfreint. Sans changer nos technologies et nos attitudes, nous ne préserverons la biodiversité que marginalement et sans pouvoir en assurer la pérennité. En d’autres termes, sans techno-diversité, nous ne pouvons pas maintenir la biodiversité. Le coronavirus n’est pas une revanche de la nature mais le résultat d’une culture mono-technologique dans laquelle la technologie elle-même perd pied, apparaît comme hors sol, alors qu’en même temps celle-ci aspire à devenir le fond de toute chose et de toute pratique. La mono-technologie que nous vivons aujourd’hui ignore la nécessité de la coexistence et continue à considérer la terre comme un stock inépuisable de ressources. Avec la concurrence féroce qu’il entretient, le mono-technologisme ne fera que continuer à produire d’autres catastrophes. De ce point de vue, après l’épuisement et la dévastation du vaisseau spatial Terre, embarquer sur le vaisseau spatial Mars ne nous conduirait qu’au même épuisement, à la même dévastation.

Deuxièmement, l’infosphère peut être considérée comme une solidarité concrète s’étendant au-delà des frontières, comme une immunologie qui ne prend plus comme point de départ l’État-nation, ni ses organisations internationales qui, en réalité, ne sont que les marionnettes des puissances mondiales. Pour qu’une telle solidarité concrète apparaisse, nous avons besoin d’une techno-diversité qui développe des technologies alternatives telles que de nouveaux réseaux sociaux, des outils collaboratifs et des infrastructures pour des institutions numériques qui formeront la base d’une collaboration mondiale. Les médias numériques ont déjà une longue histoire sociale, mais parmi ceux ayant une envergure mondiale, très peu ont pris une forme autre que les médias issus de la Silicon Valley (et de WeChat en Chine). Cela est largement dû au fait d’hériter d’une tradition philosophique – avec ses oppositions entre la nature et la technologie, et entre la culture et la technologie – qui échoue à concevoir la possibilité d’une pluralité de technologies comme quelque chose de réalisable. La technophilie et la technophobie deviennent les symptômes d’une culture mono-technologique. Nous connaissons désormais le développement, au cours des dernières décennies, de la culture hacker, des logiciels libres et des communautés open-source, mais l’accent a été mis sur le développement d’alternatives aux technologies hégémoniques plutôt que sur la construction d’autres modes d’accès, d’autres types collaboration et, plus important encore, d’autres épistémologies.

L’événement du coronavirus va donc accélérer les processus de numérisation et de subsomption par l’économie des données, car le numérique s’est avéré être l’outil disponible le plus efficace pour contrer la propagation, ce que nous avons déjà pu constater avec le tournant entamé récemment en faveur de l’utilisation des données mobiles pour suivre l’épidémie, par des pays qui, en temps normal, tiennent à la préservation de la vie privée. On peut vouloir s’arrêter et se demander si ce processus de numérisation accélérée peut être saisi comme une opportunité, un kairos que la crise mondiale actuelle mettrait en évidence. Les appels à une réponse mondiale ont mis tout le monde dans le même bateau, et posé comme objectif le fait de reprendre une « vie normale » n’est pas une bonne réponse. Alors que cela est possible depuis vingt ans, l’épidémie de coronavirus fait que, pour la première fois, l’enseignement en ligne est proposé par tous les départements universitaires. De nombreuses raisons expliquent la résistance à l’enseignement numérique, mais la plupart sont mineures et parfois irrationnelles (les instituts dédiés aux cultures numériques peuvent encore penser que la présence physique est importante du point de vue de la gestion des ressources humaines). L’enseignement en ligne ne remplacera pas complètement la présence physique, mais il ouvre radicalement l’accès au savoir et nous ramène à la question de l’éducation à un moment où de nombreuses universités sont en manque de financement. La suspension de la vie normale imposée par le coronavirus permettra-t-elle de changer ces habitudes ? Par exemple, pouvons-nous envisager les prochains mois (et peut-être les prochaines années), durant lesquels la plupart des universités du monde vont mettre en place un enseignement en ligne, comme une chance pour créer des institutions numériques conséquentes et dignes de ce nom, à une échelle sans précédent ? Une immunologie mondiale exige des reconfigurations aussi radicales.

La citation en exergue de cet article est tirée d’un livre de Nietzsche écrit vers 1873 et resté inachevé, La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Au lieu de faire allusion à sa propre exclusion de la discipline philosophique, Nietzsche identifie le sens de sa réforme culturelle aux philosophes de la Grèce antique qui voulaient concilier science et mythe, rationalité et passion. Nous ne sommes plus à l’époque tragique, mais dans un temps fait de catastrophes où ni la pensée tragiste ni la pensée taoïste ne peuvent à elles seules offrir une issue. Face à la maladie de la culture mondiale, nous avons un besoin urgent de réformes impulsées par une nouvelle pensée et de nouveaux cadres grâce auxquels nous pourrions nous libérer des liens que la philosophie a noués en nous tout en les ignorant. Le coronavirus détruira de nombreuses institutions déjà menacées par les technologies numériques. Une surveillance accrue et d’autres mesures immunologiques seront également nécessaires pour lutter contre le virus, ainsi que pour lutter contre le terrorisme et ce qui menace la sécurité nationale. C’est aussi un moment durant lequel nous aurons besoin de solidarités numériques concrètes plus fortes. Promouvoir la solidarité numérique ce n’est pas appeler à utiliser davantage Facebook, Twitter ou WeChat, mais à sortir de cette concurrence violente et malsaine qu’entraîne la culture mono-technologique, en produisant une techno-diversité grâce à l’usage de technologies alternatives et au développement des formes de vie et des manières d’habiter la planète et le cosmos qui leurs correspondent. Dans notre monde post-métaphysique, nous n’avons peut-être pas besoin de pandémies métaphysiques. Nous n’avons peut-être pas non plus besoin d’une ontologie orienté-virus. Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’une solidarité concrète qui laisse être et promeut les différences et les divergences – avant la tombée de la nuit.

Je tiens à remercier Brian Kuan Wood et Pieter Lemmens pour leurs commentaires et suggestions éditoriales sur les brouillons de ce texte.

Yuk Hui enseigne actuellement à la School of Creative Media de la City University of Hong Kong, son dernier livre s’intitule Recursivity and Contingency (2019).

[1La version originale et en anglais de ce texte a été publiée ici https://www.e-flux.com/journal/108/326411/one-hundred-years-of-crisis/

[2Paul Valéry, Oeuvres, t. 1., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 988.

[3Ibid., p. 999.

[4« Tragist » est un nouveau terme que j’utilise dans mon prochain livre Art and Cosmotechnics (University of Minnesota Press, 2020).

[5Yuk Hui, « What Begins after the End of the Enlightenment ? » dans e-flux journal, n°96, janvier 2019 (URL : https://www.e-flux.com/journal/96/245507/what-begins-after-the-end-of-the-enlightenment/).

[6Sur le caractère auto-immun des attentats du 11 septembre 2001, voir : Jacques Derrida et Jurgen Habermas, Le concept du 11 septembre : Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2004.

[8Peter Sloterdijk, « Es gibt keine moralische Pflicht zur Selbstzerstörung » dans Cicero Magazin für politische Kultur, 28 janvier 2016 (URL : https://www.cicero.de/innenpolitik/peter-sloterdijk-luegenaether-fluechtlinge-koeln-silvester/plus).

[9Voir : Roberto Esposito, Immunitas : Protezione e negazione della vita, Einaudi, 2002.

[10Voir : Alfred I.Tauber, Immunity : The Evolution of an Idea, Oxford University Press, 2017.

[11Carl Schmitt, La notion du politique - Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p.

[12Ibid., p.

[13Voir : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, coll. « folio - essais », 1982, §124, p. 149.

[14Voir : Kōjin Karatani, Structure de l’histoire du monde, traduit du japonais par Makoto Asari et Isabelle Flandrois, Paris, CNRS Éditions, coll. « Histoire », 2018.

[15Nous devons également interroger attentivement si une métaphore biologique est appropriée, même si elle est largement acceptée. J’ai contesté ce point, concernant l’usage du terme organisme, dans Recursivity and Contingency (Londres, Rowman & Littlefield, coll. « Media Philosophy », 2019) en analysant l’histoire de l’organicisme, sa position dans l’histoire de l’épistémologie et sa relation avec la technologie moderne, et en remettant en question sa validité en tant que métaphore de la politique, en particulier en ce qui concerne la politique environnementale.

[16Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard Seuill, coll. « Hautes études », 1997, p. 16.

[17Je développe cette idée de diversification des technologies en tant que « cosmotechniques multiples » dans The Question Concerning Technology in China : An Essay in Cosmotechnics (Urbanomic, 2016).

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