Ce que taire ne se peut - Giorgio Cesarano

« Ce que les communistes ont en commun n’est renfermé, objectivé en aucun texte »

paru dans lundimatin#181, le 4 mars 2019

En 1969, Giorgio Cesarano fonde avec Joe Fallisi et Eddie Ginosa la cellule milanaise du groupe "Ludd - Conseils Prolétariens" à propos duquel nous publiions la semaine dernière un article de Anselm Jappe. D’abord inscrit au PCI puis expulsé pour déviation, l’influence de Giorgio Cesarano sur le Mouvement italien des années 70 fut déterminante. Le texte publié ici est une condamnation du terrorisme et de l’idéologie politique, autant de mystifications auxquelles il oppose la "vraie guerre". Il identifie cette mystification « à l’éternisation des batailles fictives, au sacrifice de soi, aux valeurs d’exorcismes » par rapport à ce que pourrait être un projet révolutionnaire véritablement subversif porteur d’une dimension humaine. Écrit en 1975, c’est à dire au moment où la lutte armée en Italie n’était pas seulement un discours mais une réalité sociale, il dénonce le vide d’une pensée de la violence et son absence de stratégie pour les groupes entrés dans le terrorisme « comme on entre en religion » et qui continuaient à se revendiquer d’un projet communiste.
Nous publions cet article alors que les éditions La Tempête viennent de rééditer le Manuel de survie, un des rares ouvrages de Cesarano a être traduit en français.

Ce que taire ne se peut

1 Si la « liberté » dont on parle en prison, c’est seulement le rêve d’une chose ; si le rêve réfléchit la prison où il se forme pour la nier, il est tout ce qui ne peut se réduire à la prison où à son simple renversement illusoire : l’insurrection, la sortie en armes, la destruction de la prison, sont les faits qui traduisent en langage vrai la qualité recluse dans l’affabulation du « projet ». Les « théories révolutionnaires », prises au dépourvu par l’impatience, ont toujours disposé de précaires théorèmes de couverture sur « tout » ce que l’ordre carcéral interdit de penser. Mais leur taux d’erreur, brutalement répandu dans l’histoire en traînées sanglantes, ne témoigne pas de quelques fatalités de l’échec, préconstitué dans la fragilité d’une pensée séparée de ce qu’elle invoque. Si l’impatience ne venait pas surcharger le tourment de la prison, il n’y aurait plus qu’à imaginer, muselé, la parole magique annonciatrice du fait pur, de la révolution hors d’atteinte. Ce qu’exprime le discours révolutionnaire ne peut trouver la paix de « l’exactitude » dont s’illusionne depuis toujours le regard scientifique : dans l’impatience se manifeste une critique pratique du discours exhaustif, par laquelle l’urgence du désir va au-delà de ses retombées dans le soupirail du logos.

2 Ce que le désir n’amène pas à saisir dans sa vérité, la souffrance du manque le dénonce. Les illusions sont alors ce qui tombe. Pas plus que le désir de communisme ne garantit la pertinence, ni la cohérence du moment théorétique, celui-ci ne saurait se laisser aller à l’oubli désastreux de ses exigences drastiques sans les trahir par cette démission. La faim qui n’obtient pas ce qu’elle désire ne doit pas être livrée aux chefs en idéologie ; ces derniers en viendraient-ils à l’oublier - comme ils se le reprochent les uns aux autres ! - ils ne présentent jamais que l’argenterie d’un festin absent. Ce que les communistes ont en commun ne saurait être enfermé et objectivé en aucun texte, mais entretient avec tout texte subversif un rapport qui s’établit non dans la correspondance sémantique mais dans la cohérence avec la passion. L’atomisation du contexte social promeut la généralisation d’un même symptôme : de là vient l’acuité phobique avec laquelle « théoriciens » et cénacles d’auteurs, reconnaissent avant tout dans le « produit » des autres les termes de l’insolvable. Le chipotage lexical, le culte maniaque de « l’exactitude » chirurgicale ne saisissent ainsi dans l’expression subjective que l’écho du pouvoir, et taisent le timbre profond du bruit et de la fureur communs. L’intimisme des cercles réunis comme autour de la cheminée d’une maison familiale pour rédiger des revues et s’adonner au beau geste quotidien se voudrait qualitativement différent, quand témérairement, il ne se donne pas pour le colmatage in vitro du vide social dont il s’efforce de se distinguer, pour mieux s’en dissimuler l’obsession angoissée et en adoucir la souffrance.

3 De même que la praxis est bien autre chose que la simple vérification d’une erreur théorique, l’exigence qui s’y incarne de se saisir de la vérité, marque, jusque dans ses retombées et ses erreurs, la communion à la fois d’intentions et de conditions, la force tout à la fois du caractère factice qui l’emprisonne, et du désir qui l’outrepasse et le nie. L’erreur ne se situe pas dans le moment projectuel du procès révolutionnaire, et pas davantage l’expérience vivante qui la reconnaît ne saurait accepter de la subir comme intrinsèque au projet de subversion : l’erreur instille dans les vicissitudes de la lutte toute la fausseté liée aux revendications de la subjectivité, partout où celle-ci prétend être immédiatement alors qu’elle ne peut que se posséder dans la médiateté de la préfiguration. C’est par la dissolution de cette médiateté que se met en œuvre le mouvement réel, le dépassement des illusions, de l’espérance, de la « conscience » fidéiste, héritière de la fascination exercée par les doctrines du salut. La négation de l’existant ne s’est jamais réduite à un simple renversement spéculaire : la tension vers le possible est le signe d’une irréductibilité constitutive. Le procès révolutionnaire ne saurait atteindre la paix de la lourdeur critique, ce décalque du négatif, sans sacrifier sa qualité à l’être-ainsi du monde, sans renoncer à ce qui fait sa substance : le désir d’un monde vrai.
C’est la différence qui rend le discours révolutionnaire irréductible à l’erreur qu’il paie dans sa constitution comme discours ; c’est là l’opposition excessive qui rend la subversion non identique à ce qu’elle nie, et non assimilable en lui.

4 L’erreur des théorèmes révolutionnaires historiques, que n’a pas enterrée l’errance de la praxis, allonge son ombre sur la mutilation qui, dans l’immédiat, prive aujourd’hui la critique d’une praxis cohérente sur le terrain de la violence. La théorisation par excès (achevée dans les utopies dites « concrètes »), partout où le manque de « sujet révolutionnaire » poussait la théorie à la mise en place de systèmes compensatoires, n’a pas reflété l’excès de l’opposition (le dépassement violent de l’identité imposée par le règne du sens mort), mais s’est au contraire enracinée sur le terrain de l’identité constituée, dés lors qu’elle a envisagé l’avenir comme vérifiant un projet intellectuel. La violence des rapports de production brise toute illusion systématrice, en réalisant de facto l’hégémonie de leur esprit comme « sujet » du social et en modelant le manque à soi-même de chacun, réduit à refléter, dans sa scission interne, la composition organique du capital dominant : l’antagonisme et sa violence alors intériorisés comme identité problématisée. Face à la totalisation matérielle à l’œuvre dans la domination du capital, le moment théorétique est contraint de représenter le manque du sujet révolutionnaire et de sa violence sous forme de distance par rapport à la « totalité », conçue comme « préfiguration abstraite » (au positif comme au négatif) d’un communisme se réalisant sans transition. Dans ce mouvement, ou bien la violence est « ajournée » ou bien elle apparaît comme totalement intégrée aux modes de production de l’existant : arrachée à la classe et donnée en dépôt au révolutionnaire professionnel, elle produit des présences qu’elle laisse sur le terrain comme représentations de ce qui doit se reproduire comme identique, dans l’identité d’une transition éternisée.

5 Aucune théorisation de couverture ne peut rendre à la subversion moderne, armée contre la domination trans-économique du capital, les formes historicisées de la violence, expression en droite ligne de la critique de l’économie politique. Nous ne sommes pas les héritiers des « révolutions vaincues ». Notre subversion se déclenche à partir d’une discontinuité. La rupture avec le passé, qui en combat toute survie dans le présent, ne rachète qu’ainsi celles de ses visées qui ne sont pas mortes. Nous ne parlons pas par la voix des morts : ils ne peuvent plus faire mieux qu’ils n’ont fait. Nous ne les reconnaîtrons jamais mieux qu’en portant la contradiction à leurs contradictions. Refuser la violence dramaturgique des brigadistes, ces révolutionnaires que leur profession rend clandestins à eux-mêmes, n’équivaut pas à une profession symétrique de pacifisme. Le moment critique ne peut se permettre d’ignorer la mutilation que l’histoire lui inflige en le privant d’une violence cohérente, qui ne soit pas aveugle à son sens. Trop longtemps, par les révolutionnaires eux mêmes, la souffrance en a été adoucie en balançant le refus du terrorisme par la survalorisation de gestes abandonnés, fugaces, dérivés du syndrome d’une aversion devenue style de la vie courante. Pas plus que cette dimension anecdotique de la « violence » n’exprime davantage qu’une symptomatologie de la perception immédiate, mais inconséquente du négatif, sa décantation hétéronome, ici, ne compense l’autoconscience qui lui manque, la perception de sa propre insuffisance. À l’incendie, il ne manque le feu.

6 Si la séparation par rapport à la violence n’était pas le vide douloureux qu’elle est, le moment de la cohérence subversive ne serait pas ce qu’il est de la part de chacun, l’objet d’une quête en soi et auprès des autres : nous ne serions pas tels que nous sommes, certains seulement de devoir dépasser, en combattant, les termes concrets d’une totale insuffisance. Ce n’est que quand le moment pragmatique acquiert en lui la critique de sa propre insuffisance qu’il participe de la tension avec laquelle le moment théorétique inclut en lui la critique de sa propre précarité. Aucune fable « théorique » ne nous leurrera plus sur nos conditions réelles. Mais aucun drame « pratique » ne nous réimposera plus les conditions de notre chute « fatale ». De qui n’entend pas succomber même à la terrible hantise de sa propre impuissance, et de celui-là seulement, il y a encore tout à attendre, et en premier lieu le dépassement de l’impuissance.

7 La cohérence avec laquelle la « théorie critique » (Adorno et ses proches) s’en est prise aux prétentions systématiques (conciliantes) de la théorie ne lui a pourtant pas permis de se défaire de la précarité inhérente au regard théorétique, alors qu’il lui aurait suffit de la montrer du doigt. Elle en brave le risque qu’elle affronte en son sein même, et pose de nouveau la philosophie tout en la rendant consciente de sa damnation. Dans le climat de phobie qui a succédé aux spasmes de 68-69, l’apologie désespérée de la « pratique » s’est rapidement montrée comme un réflexe d’aversion pour le moment théorétique. L’accent exaspéré mis sur la gestualité rebelle occultait à ses chroniqueurs la mutilation produite : jamais on n’aura rassemblé autant de préceptes d’activisme et d’aventure pour masquer les mésaventures du spontanéisme, partout où celui-ci se postulait comme le court-circuit capable d’abolir magiquement le manque à soi réciproque de théorie pratique et d’autoconscience critique. La tentative d’imprimer au mouvement l’accélération de la critique (Internationale Situationniste, Ludd : « nos idées sont dans toutes les têtes ») ne suffit guère qu’à la montrer comme la qualité de l’insuffisance qui entend ne pas s’aveugler sur elle-même.

8 Quand une pratique insuffisante se révèle incapable de dissoudre en elle, dans la saisie de ce qui la rend vraie, la théorie séparée, celle-ci est alors portée à s’en écarter : elle assume sur un mode consolatoire et rassurant sa « longue attente », se met à l’écart auprès des sectes hérétiques. Si Bordiga ou Adorno drapés dans leur dédaigneux adventisme, n’ont point reconnu l’avancée - toute aveugle qu’elle fut - du mouvement de Mai, un aspect totalement nouveau nous permet aujourd’hui de sortir de l’impasse (n’être ni abusés ni aveugles) contenue dans la totalisation opérée par la Domination, dans le caractère hétéro-dirigé des individus privés, selon Adorno, de Surmoi, dans l’absence de toute praxis possible, sinon comme « résistance » chargée de tension pour le futur, mais régressive dans sa substance. La théorie, comme « pensée qui se pense », a pu alors se donner pour simple tâche de refaire surface, de se distancier du Tout qui est le Faux (ou l’espoir de s’intégrer dans les termes de quelque invariance, au besoin restaurée en un « fil du temps » perdu dans la réduction de la praxis de la classe ouvrière à un moment interne du capital). Nous, aujourd’hui harcelés par le caractère d’ultimatum atteint par le Dominant (sur la nature extérieure et intérieure de l’homme), nous ne voulons pas tant reconnaître un point extrême atteint par la désagrégation, l’appauvrissement sous sa forme la plus absolue (ce qui, tout en faussant le sens de la « crise », nous rendrait semblables aux léninistes ou aux blanquistes, prêts à construire dans leur « être » l’alternative et satisfaits d’hériter des abattoirs) que la montée de ce qui reste toujours irréductible, se présentant comme une certitude, et se profilant dans le caractère d’ultimatum pris par la lutte, comme force qui apparaît et s’affirme en ce point limite précis où, de la négation et de l’homologation absolues, nous parvient renversé, le sens des siècles d’errance de l’humanité, comme seuil faisant jouer la différence, moteur de la discontinuité du Nouveau. Nous définissons comme corporéité de l’espèce tout ce qui est irréductible au peuple du capital, sûrs d’indiquer là la réalisation en procès d’une matérialité où est dépassée la dimension étriquée de toute prédication, y compris la notre, dans ce qui y est discursivement imparfait : puisque aussi bien nous sommes de l’espèce qui a toujours parlé de liberté derrière les murs de la prison.

9 La critique qui se laisse annihiler par sa précarité se reproduisant, face aux dimensions ultimatoires de l’affrontement, préfère se liquider : elle se contente désormais d’énoncer ce minimum que tout individu radical connaît comme la condition d’insuffisance que combat son désir de saisir sa vérité : « le dépassement de la politique ne laisse pas derrière lui un vide mais le développement pratique de la critique qui est entièrement à découvrir. » La révolution est alors « ce dont on ne saurait parler » : fait brut par excellence, scotomisation parfaite de ce qui, inexprimable, ne pourra manquer de se révéler mystiquement aux néo-adventistes de la vraie foi : au-delà des accidents de l’histoire, au-delà même de cet atome d’énergie où la patience de la « pensée qui se pense », acharnée à combattre la com-préhension du négatif, investit son pouvoir de le comprendre comme l’anticipation, non terrorisée, de l’affirmation d’une dimension qui l’outrepasse. Plus d’autre issue pour la critique terrorisée que de se replier sur elle-même ! Chaque « objet » échaude sa crainte phobique de quoi que ce soit qui la mesure ou est, lorsqu’il lui parvient, corrompu par le défaut d’être advenu. La police critique refoule à la frontière passion et espèce, exhalations impures d’un événement qui, une fois dépassé le rêve d’une chose, ne ressemble plus en rien à la chose vue en rêve. Seule sa propre haleine lui est encore respirable, et elle ne se risque plus à parler que d’elle-même. La métacritique en a encore pour longtemps à parler - comme du reste n’en ont pas encore fini les métalangages du modernisme artistique ou « philosophique ». Elle se maintient fermement dans son site soustrait au cours de l’histoire, loin derrière, déjà mouche prise dans l’ambre du spectacle, pièce de musée.

10 L’ombre des fortifications aménagées par la théorie pour que la conscience de sa précarité ne la réduise pas au mutisme, dessine l’espace où, plus lourdement, la métacritique biffe et rature : « sur la révolution, on doit se taire » est le mensonge dont le discours révolutionnaire voile la matière fécale, déjà fossilisée mais toujours fétide, d’une excessif recours à la conjecture. Puisque le présent, s’il anticipe sur les développements à venir, peut aussi bien prononcer la sanction de l’impossible qu’il pressent déjà, le mode de pensée qui s’interdit de lire dans le présent le devenir du possible sanctionne sa propre impuissance, qu’il entérine comme malédiction ontologique. C’est sans crainte d’être compromis dans les incertitudes qui, d’ores et déjà, sabotent la certitude de l’espèce et de son mouvement de réalisation, que nous parlons du procès révolutionnaire comme du mouvement réel qui tend à réaliser l’autogène créative : l’autogestion de l’inertie de l’existant sans se convertir en autogestion de l’esclavage. Ce qui, dans ces formulations, tient aux conjectures élaborées dans le passé, nous n’avons voulu ni le dissimuler ni le poser en exergue : au regard de la critique pratique de l’examiner, que celle-ci se rende consciente des risques qu’une dialectique armée pour refuser sa disparition est encore contrainte à assumer, hormis lorsqu’elle se donne le change de se libérer du poids de l’histoire en affectant une intimité d’alcôve avec ce dont « un gentilhomme ne saurait parler ». A mesure que la pénurie impose à l’économie politique de faire le compte de ses propres limites, on pronostique une désagrégation de l’excédent économique dans laquelle est appelé à transcroître, sur le mode d’un cancer, un excédent de politique : tendanciellement l’administration socialisée de la pénurie matérielle met fin à l’archaïque bataille autour de la distribution des « biens » et promeut une autonomisation du politique, forme « culturelle » (porteuse des lumières) de la détermination et du contrôle d’une « condition humaine » en régression. Une survie contingentée par des lois somptuaires promet à chacun la dénotation prochaine, hétéronome, de ses « besoins primaires ». Cela ne pourra manquer de se vérifier avec la participation « conseilliste » de chacun des opprimés, dans une autogestion de la misère vouée à l’intériorisation du manque comme réaffirmation définitive du destin originel.

11 La vraie faim est millénaire : riche déjà d’une connaissance d’elle même qui lui permet de s’insurger contre l’hétéronomie tendant à la cloîtrer dans une limite désignée comme l’impossible dépassement de la « condition humaine ». Le sens de l’autogenèse créatrice : c’est l’autogestion généralisée, redoublant ses coups en permanence contre toute barrière mise à la réalisation humaine, à l’origine en devenir de l’espèce maîtresse de ses destinées ; la lutte à outrance contre toute production, mise à jour, de la dimension étriquée de la politique ; l’abolition violente du pouvoir des contingences administrées sur la peau des opprimées en leur nom ; la régénération, contre le besoin, du désir, et sa reconnaissance ; saisie par la passion de vivre de ce qui la rend vraie contre toute rhétorique de la limite, toute poétique du sacrifice. Les conditions d’une telle lutte sont inscrites dans le désir de communisme, lui même inscrit dans le cheminement préhistorique : en tant que sens adversatif excédant toute identité imposée par le pouvoir du mort sur le vivant ; en tant que différence entre un enchaînement mécanique d’événements (« l’histoire » des historiographes et son alibi, la pensée linéaire) et des individus qui y vécurent la passion de changer le monde, discontinuité à même de briser ce qui continue et sa modélisation cybernétique ; en tant que mouvement réel.

12 L’homologation du dominant se fait d’ores et déjà effet de miroir, et la peur du changement tronque la vision en la concentrant sur le reflet nostalgique des « paradis perdus ». La pénurie s’accompagne de la régression, qui est son style, tant dans la sphère des enfers individuels que dans celle d’une socialité devenue autocritique. De même que la psychiatrie d’avant-garde met en place un « traitement » de la survie liant chacun au mystère dévoilé de sa naissance-mort, la sociologie prépare aussi une résurrection des « communautés », ethnies ou « races », alors que le capital a déjà achevé leur déracinement et le gommage de leurs spécificités. Tout laisse prévoir l’extension d’une apologétique propre à éterniser le « moi divisé » à la dimension d’une espèce redivisée en « communautés ». Les idéologues du capital ne se sont pas fait faute de noter la substance subversive de l’émergence - faiblement exorcisée par les modélisations cybernétiques - d’une totalité réelle, vivante, à grand peine tenue sous pression par la surface blindée de la totalisation opérée par les modes de production capitalistes. C’est cette réalité matérielle qui « forme » le concept d’espèce. Et contre elle - l’internationale se réalisant au delà des ses schémas idéologiques et archaïques, économico-politiques - s’arme une fois de plus la mystification scientifique. De même que l’apologie du moi divisé agrémente de « poésie » des moments autonomisés dans lesquels l’individu brisé (schizophrénie, coeur brisé) réalise sa propre valeur en tant qu’agent du capital, renouveler le propos des communautés séparées, pare d’une éthique moderniste les vestiges marginalisés d’un passé impossible à reproduire. Les sociétés immobiles, assujetties à la domination du sacré, et arrêtées à la nouvelle réincarnation du Verbe et du symbole, portaient au coeur l’expression d’une spécificité qualitative inconciliable avec l’homologation violente de toute forme d’existence à un simple moment d’apparition de la valeur d’échange. Le caractère « exceptionnel » de la condition du schizophrène exprimait semblablement une résistance contre la généralisation violente de l’interchangeabilité des individus, comme forme exclusive de l’adéquation à une identité imposée socialement. Dans le renouvellement stratégique des deux propos, ce qui se trouve aujourd’hui exhumé est la forme, désormais vide, de la résistance particulière à l’identité : il se pourrait ainsi que son dépassement universel, fait de l’espèce et par là d’une spécificité se situant au-delà de toute particularité, mouvement communiste supra-individuel, s’arrête dans son élan et s’ensable - c’est du moins ce qu’ils espèrent - en un nouveau labyrinthe. Si tant est qu’il en soit besoin, la mise en jeu par le capital de cette stratégie défensive montre à quel point peut aller, lorsque émerge la communauté globale et que se profile dangereusement l’espèce comme subjectivité en procès irréductible aux traquenards du manque éternisé, la terreur commune aux gérants de tous les pouvoirs et des administrateurs délégués du renforcement de toutes les « polices » politiques, sous l’alibi mystificateur des « nécessités de la lutte ».

G. Cesarano, M. Serra. (1975)

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :