Et c’est – donc – la première fois que j’écris en ayant le sentiment que je pourrais bien le payer. Cher.
C’est la première fois qu’à la veille d’entreprendre l’écriture d’un texte (celui-ci) j’ai songé : « Peut être viendra-t-il me casser la gueule. Peut être ce cinglé, qui voudrait me faire taire, viendra-t-il m’attendre à la sortie du boulot pour me faire la peau ? »
Bon signe, peut-être. Signe que le texte s’impose.
Qu’il n’a rien de gratuit.
À ses yeux, il me l’a dit, avec mon nom (lequel ?), je suis un danger.
« Un danger pour nous. »
Qui, nous ?
En septembre 2025, je m’amuse à demander « qui, nous ? » lorsqu’à la sortie d’une conférence-débat, on m’adresse la parole pour me parler de « nous ». Je récuse le « nous ». Je joue à l’idiot. Je fais semblant de n’y rien comprendre.
Car je suis un faux juif. Quelqu’un d’autre me l’a dit. Un juif « presque pas juif ».
À certains égards, ce serait presque vrai. Au moins l’intimidation ne pourra-t-elle jamais m’atteindre sur ce point-là.
Et « parfois » un « fanatique ». Cela aussi, oui, peut être un petit peu, je l’admets. Parfois je suis un petit fanatique de la question posée. Je le concède, et je condescends à le reconnaître. Je pose des questions. Je suis un problème.
Je suis un problème par mon nom. Par ma femme, la « shikze ». On me l’a écrit ainsi. La non-juive. Et par mes filles. Les bâtardes ?
Ainsi soit-il.
Certains disent qu’un juif serait quelqu’un qui aurait des enfants juifs.
D’autres surenchérissent : un juif serait quelqu’un qui aurait des petits-enfants juifs.
S’affirme là une conception légèrement nazie de la judéité, par pedigree, catalogue, étiquettes, étalonnage intergénérationnel. Pour les nazis, les juifs étaient ceux qui avaient des grands-parents juifs. Pour les juifs, ce serait l’inverse, mais c’est pareil. Parce qu’il faut la transmettre, il la faut garder, la chose religieuse, vivante.
Je leur déclarerais volontiers : un juif serait quelqu’un qui aurait des arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-petits-enfants juifs.
Alors comment saurez-vous jamais si vous, et vos enfants, êtes ou serez juifs ? Ils auront bien le temps de s’hybrider, eux et leurs descendants : quand vous ne serez plus là pour les endoctriner, les menacer, les intimider avec votre chantage à la pureté. Qu’en savez-vous ?
En voilà bien, une question de fanatique.
Et en voilà une autre :
Aujourd’hui, la paix règne, dit-on, grâce à Donald Trump.
Mais est-ce une excellente chose que grâce à lui règne cette paix ?
Ces deux dernières années, il y a eu.
Il y a eu la haine venue des fantômes – la haine venue des morts.
Il y a eu la haine venue des générations passées.
Il y a eu la haine de l’impur.
Il y a eu la haine.
Il y a eu la répétition. La réitération.
Il y a eu l’identification à l’agresseur.
L’agressé et l’agresseur devenant indissociables.
Entremêlés. Indémêlables.
Il y a eu ces moments de folie pure et dure. Des moments de complète perte de raison. Inouïe. Sans rien qui reste. Ni bastinguage ni limite. Des instants où Israéliens et Palestiniens étaient devenus si fondus les uns dans les autres qu’ils se tuaient en se prenant les uns pour les autres. L’étreinte fatale.
Souvenez-vous de cet homme israélien âgé de 37 ans. Le 30 novembre 2023, alors que le 7 octobre était encore si récent, Yuval Kestelman circulait en voiture à Jérusalem quand il assista à une attaque terroriste, une fusillade qui se déroulait à un arrêt de bus. S’arrêtant, cet ancien policier sortit l’arme qu’il possédait, hurla aux civils de s’éloigner, tua l’un des attaquants. (Aujourd’hui, en français, je devrais dire « neutraliser ».) Puis il fut tué à son tour par des soldats israéliens. Ces derniers l’avaient pris pour l’un des assaillants. Il avait eu beau héler, crier en hébreu, gesticuler, se mettre à genoux, lancer son arme, ouvrir sa veste pour indiquer qu’il n’était plus dangereux, montrer son portefeuille alors qu’une balle l’avait déjà atteint : on l’acheva. Il ne fut, semble-t-il, pas même accueilli en urgence par les secours.
Cet attentat a été revendiqué par le Hamas. Outre Kestelman et les deux terroristes, il fit trois victimes. Il y eut 16 blessés dont deux grièvement.
Le meurtre de Kestelman par erreur, par méconnaissance, dans la panique, n’est qu’un exemple. Il y en eut d’autres, nombreux. Dans la hâte, dans la folie - le délire complet - l’un devient l’autre. Méconnaissable. C’est la phase paranoïaque de l’histoire. Vous le savez.
Pourtant cet épisode, en particulier, avait soulevé l’indignation, le scandale en Israël. La version anglaise de Wikipédia le décrit en détail sur la page web consacrée à l’attaque armée du 30 novembre 2023 dite « Gival Shaul shooting » en référence au quartier où eut lieu l’événement. Mais la version française ? De Kestelman, elle n’en dit pas un mot.
Pas. Un. Mot.
Caviardé, Yuval Kestelman. Sa scène est censurée. Wikipédia dans sa version française ne le décompte nulle part parmi les victimes. Il n’existe plus. Mort deux fois. Ou plutôt, mort déjà deux fois (comme Israélien réel et comme assaillant Palestinien fictif) puis à nouveau mort. Deux ou trois fois trop gênant.
Qui a traduit en français la page anglophone de Wikipédia, et pourquoi l’avoir caviardée au passage ? Serait-ce la honte, l’accablement lié à cette proximité si troublante ?
Encore des questions.
Tel serait mon fanatisme : le point d’interrogation.
Autre épisode. Autre reflet. Lectrice, lecteur, peut-être y avez-vous déjà songé en lisant les lignes qui précèdent. Deux semaines, oui, à peine une quinzaine de jours après ce dont je viens de vous parler. Cette proximité temporelle compte. Elle montre la paranoïa qui dévastait la période.
Le 15 décembre 2023, trois otages israéliens âgés de 28, de 25 et de 26 ans – disons leurs noms : Yotam Haïm, Samer Al-Talalqa, Alon Lulu Shamriz – s’étaient libérés, ou avaient été abandonnés par leurs geoliers dans le nord de la bande de Gaza. En plein milieu des combats, des explosions, des décombres. Souvenons-nous d’eux : ils avaient bricolé un drapeau blanc. Ils avaient peint sur les murs des inscriptions en hébreu décrivant qui ils étaient. Ils avaient crié et gesticulé. Ils furent tués par des soldats de l’armée israélienne. Ou plutôt : ils furent abattus les uns après les autres.
Sur Twitter, un compte parodique imitant celui de l’armée israélienne, pour répondre au communiqué authentique, officiel, qui fit état de cette tuerie, ironisa : « Nous pensions qu’il s’agissait de civils palestiniens. » (Rires embarrassés de l’État major en uniforme.)
Ces deux épisodes en attestent, il n’existait plus alors que des reflets. L’image d’une image d’une image dans le miroir. L’absence d’image dans le miroir, parce que tu es devenu l’image de ton propre reflet.
Donc l’authentique folie, sans métaphore. `
Si certains, pour tenir le coup durant ces deux années, ont exploité une force haineuse, extrait une ressource vengeresse dans le souvenir des six millions de juifs assassinés dans l’Est de l’Europe voici un peu plus de 80 ans. S’ils ont cru entendre le fantôme de ces six millions de juifs assassinés crier vengeance à leur oreilles : alors ceux-là se sont trompés.
Parmi les six millions de fantômes regrettant leurs corps pas même enterrés, leurs chairs réduites en cendres – « le ciel est une tombe où l’on n’est pas serré », écrivit Celan – parmi ces six millions de fantômes, bon nombre ont eu honte ces deux dernières années.
Peut-être pas tous. Peut-être la honte n’a-t-elle pas frappé les six millions d’entre eux. Il y aura toujours des fantômes pour crier : « Vengeance ! Haine ! Malédiction ! » Et ceux-là seront fiers que l’on massacre en leur nom. C’est bien la raison pour laquelle, des fantômes, il convient que nous ayons un peu peur. Certains d’entre eux haïssent ! Et leur haine, ils la transmettront à leurs descendants.
Mais d’autres spectres, les plus nombreux, sont sans haine. Depuis deux ans, ceux-là ont été emplis de honte. Je sais, moi, que mes fantômes – les quelques miens, parmi six millions – ont eu honte.
A la mi-septembre 2025, un philosophe, un ancien mien maître d’antan, vint parler des valeurs universelles dans un centre culturel. Une simple conférence, tel était le programme promis. (C’eût été une façon indirecte, judicieuse, d’évoquer les thèmes qui fâchaient.) En temps normal, le public eût été accueillant. Hélas les temps étaient très détraqués et le philosophe décida d’intervenir sans détour sur le conflit en cours.
Aïe aïe aïe, me dis-je. Il ignore ce qu’il fait.
Aïe aïe aïe….
Comme il était à craindre, des interventions pénibles fusèrent lors du débat. Controverses, polémiques, chacun sut mieux que son voisin quoi penser et quoi dire de plus intelligent. En cours de discussion, je tentai de défendre avec prudence certaines propositions invoquées par le philosophe. Cela ne me valut qu’un peu d’inimitié de la salle.
Nous prîmes un verre, ensuite, au bistrot d’en face. Nous étions quatre ou cinq et serions, je le croyais, tranquilou bilou. C’était compter sans un habitué des lieux (disons-le, il avait été lui-même philosophe, professeur de classes préparatoires) qui vint s’asseoir à côté de moi, me gratifiant d’un aimable « Alors, il paraît que t’es devenu propalestinien » en guise d’entrée en matière. Et d’enchaîner en m’expliquant pourquoi lui, il avait tout compris sur tout, pourquoi Israël était innocent de tout, pourquoi les Palestiniens jamais n’avaient existé, jamais !, car c’était un peuple inventé de toutes pièces, importé par les Arabes pour nuire aux juifs !, aussi étaient-ce toujours les autres, le Hamas, l’Iran… les méchants. Et ainsi de suite, pendant de longues minutes. Sans nul répit.
J’exècre autant le Hamas que les ayatollahs. Toutefois, à la fin, j’en eus marre de sa fâcheuse logorrhée. Je lui sortis donc ses quatre vérités. Après quoi je le remerciai, lui posant la main sur l’épaule, car il allait payer ma bière. Tranquilou bilou. Ce qu’il fit.
Fin de soirée acrobatique.
Fin de soirée merdique.
Un an auparavant, quasiment jour pour jour, à la mi-septembre 2024, j’avais assisté à la présentation à Paris du dernier livre d’encore-un-autre philosophe. Ce livre appelait, en substance, à faire preuve de quelques traces d’humanité envers l’étranger, le migrant, le demandeur d’asile, l’exilé.
Déjà j’avais eu, lors du débat, l’occasion de m’opposer en public à un sinistre sbire – qui agonisait l’auteur d’insultes. Gauchiste !, wokiste !, idéaliste !, LFIste ! Ce troll vomit sa haine et, comme je m’opposai à lui, menaça de me « casser la gueule ».
Doux geste qu’il n’effectua point.
Il y eut donc, à une brève année d’intervalle, ces deux scènes philosophiques répétitives, et tant d’autres. Le troll surgit. Il s’impose. Scènes toujours douloureuses, déprimantes, pénibles dans leur réitération obstinée, bien que je trouve de quoi en extraire chaque fois des enseignements neufs. Raison pour laquelle, ici même, j’écris.
« [Le philosophe] se bouche les oreilles pour mieux s’entendre-parler, pour mieux voir, pour mieux analyser. Il entend distinguer, entre deux répétitions. » C’est Jacques Derrida, à l’avant-dernière page de la Pharmacie de Platon.
Car répétitions il y a. Et différences. Et répétitions. Et différences.
« How are you ? me demande sur WhatsApp un ami.
Il est psychanalyste à Téhéran.
— So so, réponds-je. Car ainsi en va-t-il.
— These days, so so is already quite good. »
Les Iraniens, aujourd’hui, vont si mal.
Que je peux à peine discuter avec eux.
Leur mélancolie est telle. Leur destruction est telle.
Ma fille cadette est née le 14 septembre 2023. Son prénom est inscrit dans la culture juive.
Le weekend du 7 octobre 2023 fut celui où nous nous retrouvions en famille pour la présenter à sa grand-mère paternelle – ma mère – qui, en raison de son état de santé, n’avait pas pu se déplacer auparavant à Paris. Ce weekend-là étaient rassemblés parents, enfants, petits-enfants, frères et sœurs, cousins et cousines. Nous ne savions même pas que c’était la fête juive de Simh’at Torah…
Le samedi matin, quand les informations à propos des événements en cours en Israël ont commencé à nous parvenir à travers les médias, les journalistes peinaient à décrire, à expliquer ce qu’il se passait. Les nouvelles étaient confuses.
Nous en avons peu parlé. Il n’y eut rien d’autre que ce qui, en d’autres circonstances, pour d’autres massacres, aurait eu lieu : le regret profond de l’atrocité, et le vœu qu’enfin, enfin, là-bas comme ailleurs elle se termine.
Cette phrase est, je le sais, peu plausible : « Nous en avons peu parlé. » Certains ont du mal à me croire. Pourtant, à la réflexion, il n’est pas si mal que, dans ma famille, Israël ne représente à peu près rien de particulier. Aucune idéalisation ne place cet État sur un piédestal.
Mon père a passé quelques semaines en kibboutz dans sa jeunesse. Jamais je n’ai perçu que ses rêves se dirigent vers cet horizon-là ; il est trop conscient, je crois, des complexités de la société israélienne et des apories de la situation.
Ma mère a perdu voici quelques années son frère, qui vivait à Tibériade, et bien des liens se sont dénoués. Quand j’étais jeune, elle donnait de l’argent au KKL (le Fond national juif) qui promettait de « faire fleurir le désert » et qui, désormais fait fleurir les colonies. Elle envoie promener les demandes d’argent des dingos religieux qui procèdent par démarchage téléphonique.
Aussi me semble-t-il que mon attachement au judaïsme, ou mieux à la judéité – un attachement surtout sentimental et affectif, avec des versants culturels ou intellectuels – n’est jamais tant passé par la question d’Israël. Jusqu’à récemment, c’était ainsi. C’est un trait de famille, que la question d’Israël soit restée somme toute accessoire. Très secondaire. Mais c’est aussi l’un des traits de l’époque d’avoir contraint à se politiser (disons-le : pas toujours pour le pire) ceux qui avaient un attachement sentimental et affectif à leur judéité. La question d’Israël est devenue inévitable. Auparavant, elle l’était moins.
Cette année, le 1er et le 2 octobre 2025, j’étais trop tourmenté par l’actualité pour me rendre à la synagogue pour Kippour, comme j’essaie de le faire en règle générale (et comme cela finit bel et bien par m’arriver un an sur deux, ou plutôt un sur trois). Je me sentais cependant trop rattaché à la temporalité particulière de cette période pour la désacraliser tout à fait. En cette soirée où l’on récitait le Kol Nidré, alors que j’avais été convié à un débat dans une association de psychanalyse, je restai chez moi avec mes gosses.
Le lendemain, je m’abstenais encore de prières. J’avais maintenu les rendez-vous des patients du jeudi. Dans ces conditions de désertification du symbolisme, écouter leur parole. Patienter à mon tour. Écouter. Échos lointains d’un shoffar. Sur mon téléphone, les dernière notifications annoncèrent des meurtres devant une synagogue, à Manchester.
L’automne était arrivé, les marronniers perdaient leurs feuilles, dans les parcs les marrons roulaient à terre, signe que nous traversions bien la période des « fêtes juives », Roch Hachana et Yom Kippour, mais le décor semblait s’être anéanti.
Quelques jours à peine avant la fin de la guerre et le retour des otages, je recevais un à deux messages par jour proclamant en substance que rien de grave ne se passait ni ne s’était passé ni à Gaza ni en Cisjordanie : ceux qui prétendaient le contraire étaient, s’efforçait-on d’y prouver, manipulés uniquement par le Hamas, donc par l’antisémitisme et la haine des juifs.
C’étaient des annonces de conférences sur Youtube, des textes, des articles, des mailings. Tous disaient la même chose, plus ou moins bien, avec plus ou moins d’arguments d’autorité. Tout autre discours sur Israël renforcerait, disaient-ils, l’antisémitisme. Alors à droite toute. Je répète. La seule stratégie viable : à droite toute.
Stratégie décevante. Suicidaire. Pour maintenir les juifs de France en-dehors de l’orbite du Rassemblement national, disaient certains, il fallait afficher un soutien sans la moindre faille à Israël. Soutenir les fascistes là-bas, afin d’éviter le ralliement aux fascistes d’ici. Allez comprendre. Cela fait trente ans que la lutte contre l’extrême-droite en France s’effectue en droitisant le discours politiques. Soutenir la droite-extrême pour contrer l’extrême-droite, en évitant de se rendre compte que soutenir la droite-extrême, c’est élire l’extrême-droite.
Une fois, je perdais patience. En plein milieu du mois d’août 2025, alors que je lisais mes emails, quelque part en Ardèche ou dans les Hautes-Alpes, je découvris au fil d’un mailing fréquenté par d’honorables universitaires le mot « famine » placé entre d’élégants guillemets. Ceci afin de marquer que les universitaires honorables n’y croyaient pas, eux, à cette famine. Manipulation du Hamas !, propagande !, mensonge antisémite !, cinéma palestinien !
J’écrivis en retour, et demandai à quitter cette mailing list. Au revoir, les universitaires honorables. L’un d’eux avait écrit 130 pages, affirmait-il, pour montrer qu’il n’y avait aucun génocide en cours à Gaza. J’avais proposé qu’il me les envoie, ces pages. Je les attends toujours.
Aujourd’hui que les bombes ne tombent plus (mais pour combien de temps ?) triomphent ceux qui avaient hâte de passer à la suite – next !! – et qui veulent oublier. Ils feront en sorte que leur version de l’histoire soit la seule, l’unique vérité dicible. En 1963, Jacques Lacan évoquait, je cite, « cette ère de moralisation crétinisante qui a suivi immédiatement la terminaison de la guerre et l’idée absurde qu’on allait pouvoir en finir rapidement ».
C’est leur version de l’histoire qui l’emportera chez de nombreux contemporains, car l’on intimidera – on continuera d’intimider – ceux qui perçoivent les choses un peu différemment. Sanctifier et resanctifierr Israël d’avoir subi mille calomnies, héroïser sa survie, oublier les voisins, faire taire les critiques : c’est la routine. Le Hamas, avec sa stratégie de lutte à outrance puis de reconquête de la bande de Gaza, favorise d’heure en heure ces pratiques. Le nouveau monde se crée sur le dos de la vérité.
J’observe ce processus en direct. Non sans intérêt.
J’en prends bonne note.
Mais je ne suis pas seul. Nous sommes nombreux.
Nous sommes.
Le 13 octobre, j’ai été aussi ému par le retour des ôtages israéliens que je l’avais été par le retour des exilés syriens durant les semaines qui suivirent la chute de Bachar El Assad. Mon émotion a été semblable pour les Syriens de retour au pays, et pour les captifs du Hamas revenant parmi les leurs.
Là comme ici, tant de questions demeurent.
La Syrie est une zone instable, meurtrière, divisée : un champ de mines.
Les Gazaouis survivants, rentrés chez eux après la fin des bombardements, n’ont pu découvrir qu’un tas de ruines. Parfois moins qu’un tas. Un champ de poussière. Ils vivent aujourd’hui dans les griffes d’une milice qui célèbre sa « victoire » kalachnikov en bandoulière. Pour combien de temps ?
Les Iraniens vivent dans un état carcéral.
Quant aux juifs d’Israël – qu’ils soutiennent ou non le Likoud, qu’ils aient figuré ou non parmi les manifestants contre la poursuite de la guerre, qu’ils aient refusé de réintégrer leurs régiments en tant que réservistes ou qu’ils aient accepté de le faire – aussi longtemps que des inflexions, des changements de direction conséquents et durables n’auront pas été pris au plus haut niveau, ils continueront de vivre en dispora intérieure, exilés, assis comme autrefois à Babylone au bord du fleuve, à côté de l’Histoire.
La plupart des humains développent des névroses aiguës s’ils vivent dans un milieu où leur sont assénées des injonctions tranchantes comme : « Séparez les hommes des femmes ! Isolez les uns des autres ! » A fortiori si on leur martèle : « Il y a nous et les autres, mettez des cloisons étanches » présentent-ils en réaction des attitudes pseudo-psychotiques. Ils se mettent à vivre d’une manière quasi délirante.
Ce ne sont là que deux cas d’une règle générale qui s’intitule le primat du politique – eh oui, c’était donc ça – et qui touche de près à « l’organisation de l’autorité ». (Tels sont les mots employés par Raymond Aron, que nul ne peut soupçonner de wokisme ; enfin sait-on jamais. Par les temps qui courent… Tout est possible. Aron finira par être décoré de la médaille du mélanchonnisme à titre posthume.) En réponse aux injonctions tordues qu’on leur adresse là où ils vivent, et en réaction à la façon dont s’organise « le mode de désignation des chefs » (Aron encore), les humains peuvent développer toutes sortes de tourments qui semblent très inhabituels, mais s’avèrent n’être qu’une réaction assez classique aux perversions idéologiques qui distordent leur cadre de vie. Pourquoi ? Parce que la libido ne peut s’adapter à la folie politique sans subir des dégâts terribles. Effroyables.
Voilà qui se trouve illustré par le film Oui de Nadav Lapid, sorti sur les écrans en septembre 2025. Son protagoniste principal, nommé Y. (pour Yehoudi, juif ?) ne se réalise que dans la jouissance masochiste, autodestructice, veule et lâche. Compositeur lèche-bottes, il acceptera (oui !) la commande qu’on lui fait d’un nouvel hymne national israélien célébrant l’extermination de Gaza.
Le caractère de Y. a été décrit à la perfection par Theodor Adorno dans ses Etudes sur la personnalité autoritaire. Dans ce qu’Adorno nomme le syndrome autoritaire, « le sujet accomplit sa propre adaptation sociale uniquement en prenant plaisir à l’obéissance et à la subordination. » Ce texte date de 1950. Adorno y souligne les tendances propres au sujet autoritaire à l’adhésion aveugle à des croyances religieuses punitives, son admiration servile pour les riches et les puissants, enfin son rêve de parvenir à s’élever jusqu’auxdits nantis. Dès 1950, dans les Etudes sur la personnalité autoritaire, Adorno avait brossé le portrait de ce Y. que Nadav Lapid érige au rang de protagoniste central dans son film.
Lapid, le réalisateur, s’est vu qualifié dans un article de « sabra déconstruit », un juif né en Israël qui plairait aux médias européens parce qu’il exhibe la façon dont il a défait ses conditionnements. J’entends à ma propre manière le pessimisme qu’il développe sans relâche sur les plateaux de télévision. Tel que je le perçois, Lapid affirme que l’on ne devrait pas trop se hâter de se rendre au chevet de la société israélienne.
Il y a en effet quelque chose de Job - le Job de l’Ancien Testament - dans cet Y. erratique, veule, perdu, triste faute d’avoir su deviner quel malheur l’a frappé. Ni Job ni Y. n’ont rien fait de mal, sinon qu’ils ont été trop dociles. Et tout comme pour le Job vétérotestamentaire, il ne faudrait pas trop se hâter de consoler le Y. lapidien après qu’il a tout perdu. Dans le récit biblique, les trois premiers amis venus en groupe consoler Job échouent. Ainsi ceux qui voudraient consoler aujourd’hui Israël (au sens large) doivent-ils échouer. Cela, parce que je partage l’avis émis par Lapid dans ses interviews : le malheur est plus profond qu’on ne le voudrait. Ce n’est pas un peu de consolation pour le plus grand nombre qui réglera l’affaire. Ne suffiront ni le retour des otages (si l’on réduit cet événement à un happy end satisfaisant) ni même le départ de Netanyahou et de ses ministres (si l’on voulait en faire le moyen de se déculpabiliser à bon compte : « Ça y est, ils sont partis, passons à autre chose »).
Je perçois ici tout ce qui sépare, à un an siècle d’intervalle, le Y. de Lapid au K. de Kafka et à un autre personnage d’idiot erratique, le brave soldat Schveïk de Jaroslav Hasek. Schveïk, le brave soldat qui a rendu célèbre Jaroslav Hasek, et K. l’accusé piteux que dépeint Kafka, sont frères jumeaux et opposés, tout comme l’étaient Kafka et Hasek, praguois dont concordent presqu’exactement les dates de naissance et de mort. K. et Schveïk sont les négatifs l’un de l’autres : à la folie bureaucratique de la Doppelmonarchie - kaiserlich und königlich - austro-hongroise, le deuxième répondait par la ruse, le premier par l’accablement. Ils vivaient dans le même monde, faisaient la même expérience existentielle d’une prolifération de paperasses, de formulaires, d’officiers sadiques et de ronds-de-cuir, mais Schveïk s’y prenait malicieusement pour surenchérir, indiquant que l’on pouvait noyer le poisson autoritaire-bureaucratique en lui en remontrant (« J’accepte encore ! J’obéis si de bon gré que c’en est désarmant ! ») tandis que K. s’y débattait, s’y opposait en vain puis se laissait couler, noyé par l’eau saumâtre (« C’était comme si la honte devait lui survivre »).
Aujourd’hui, Y., le personnage du film Oui, de Nadav Lapid, crée une autre version de l’idiot picaresque erratique, qui illustre une version différente du masochisme individuel devenu obligatoire face à l’arbitraire autoritaire-étatique : version plus brutale et maso, plus violente et sale. Y. va plus loin que K. ou que Schveïk dans l’autodestructivité. En atteste le trait sentimental suivant, grâce auquel triomphera son acharnement : seul l’amour le rédimera, mais un amour réchauffé, recuit, réapparu à la faveur d’un massacre, enfin ressucité grâce au spectacle d’un carnage. Pour que seule vaille cette solution, à l’exclusion de toute autre, il fallait être tombé si bas dans la haine de soi et d’autrui que six ou sept spectateurs, n’y tenant plus, sont sortis de la salle en cours de projection.
À la fin du film, assis près de ma compagne, un père déclara à celui qui semblait être son fils : « C’est un film sur l’abjection. »
Il y a ce que Freud appelait un meurtre et il y a ce que nous nommons aujourd’hui un génocide. Ce sont deux choses distinctes, sauf si je décide de me référer quelques instants non aux termes dans leur portée juridique, mais à l’emploi des mots dans la langue courante, à leur usage et à leur poids dans la parole quotidienne. Alors ils ont le même rôle et la même fonction.
Dans Totem et Tabou, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud a parlé de meurtres et de leur empreinte psychique. Ce que cela fait à soi et aux générations futures qu’il y ait eu ces meurtres. Qu’ils aient eu lieu.
Pourtant le mot de meurtre nous paraît trop banal, usé, ébréché, dénué d’un clinquant judiciaro-technique lorsqu’on veut désigner cent, mille, dix mille, cent mille meurtres. Alors génocide est le terme employé. Je parle ici, je le répète, d’usages de la langue.
Par fidélité freudienne, pour marquer l’emplacement où il s’inscrit dans l’inconscient de chacun, dans ce paragraphe, l’espace de quelques lignes, je dirai meurtres pour désigner ce qui se passe, et ce qui s’est passé aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie et en Israël. Et je désigne ainsi la mise à mort d’être humains libres (c’est la signification latine du terme parricide) quand ils sont non armés. Des civils, non embrigadés. Dans leurs tentes misérables ou à un arrêt de bus ; dans leurs champs d’oliviers.
Des Gazaouis tentent de survivre et sont bombardés. Des Israéliens s’en vont au travail et sont mitraillés. Des Cisjordaniens se livrent à la cueillette et sont bastonnés. Ce sont des meurtres. Dans notre langage usuel, non juridique, le poids des cent mille meurtres, et du désir d’anéantissement de l’autre, d’effacement d’une culture qu’ils comportent, font germer cent mille usages du terme génocide. Ainsi les meurtres s’inscrivent-ils en nous et en nos enfants, même à grande distance.
Enfin il y a ce que Freud appela la pulsion de mort (Thanatos) et il y a ce qui fut nommé idéologie par Marx, puis dans son sillage par les marxiens qu’ils soient orthodoxes ou non. La pulsion de mort et l’idéologie sont et ne sont pas la même chose.
La pulsion de mort chez les freudiens, comme l’idéologie chez les marxiens, fait aller vers le plus simple. Vers le simplissisme. L’inanimé. L’écrasé. La confiture de vie. La marmelade de pensée. L’existence dénuée d’espace, recroquevillée. Le psychisme s’y croit atemporel, éternel, alors qu’il n’est que dénué de temporalité.
Aussi, il y a la pulsion de vie, Eros, dit Freud.
Aussi, il y a l’utopie comme élan anti-idéologique.
Il y a cette alternance. Ces bascules périodiques.
Thanatos. Eros. Thanatos. Eros. Thanatos. Eros. Thanatos. Eros.
L’idéologie. L’utopie. L’idéologie. L’utopie. L’idéologie. L’utopie.
Benjamin Lévy






