Ce qu’il y a d’indécidable

« Il n’y a ni plan ni point de vue pour un Etat démasqué, réduit à sa fonction de police, il n’y a que des scénarios, et des déploiements et déferlements de force qui tentent de s’ajuster. »

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

L’état de violence est absolument indécidable. La violence du pouvoir de Macron, nommons ici sa violence armée, monte en puissance par degrés. Celle-ci est plus ou moins prévisible, dans sa rage impuissante à mater définitivement un mouvement qui depuis 6 mois lui tient tête, comme dans le déploiement de son arsenal technique, meurtrier.

La militarisation croissante des forces de l’ordre signifie le règne de la terreur, mais à l’horizon de la doctrine zéro mort (sauf « accident »). Traduction civile des frappes chirurgicales des guerres militaires préventives, là-bas, aux confins. Zéro mort côté forces de l’ordre, un maximum de blessés et mutilés côtés manifestants (on évite les morts pour l’instant, sauf « accident »), la terreur d’Etat est à ce prix. Bien qu’il ne puisse y avoir zéro blessés chez les flics auxquels on donne l’ordre « d’aller au contact », payés pour cela, en mercenaires. La proportion reste toutefois dérisoire.

La violence structurée de la police, de la contre-insurrection, alors que mise à la rude épreuve de l’aléa insurrectionnel, reste la seule part de décision dont le scénario est prévisible. Il n’y a ni plan ni point de vue pour un Etat démasqué, réduit à sa fonction de police, il n’y a que des scénarios, et des déploiements et déferlements de force qui tentent de s’ajuster.

Si le scénario policier est plus ou moins prévisible, tandis que le déchaînement de haine répressive nous effare toujours autant, le ou les scénarios insurrectionnels sont beaucoup plus aléatoires et difficiles à anticiper. A vrai dire, ils ne correspondent à aucun scénario, les déjouant plutôt un par un. La police, livrée à l’inconnu des émeutes, ne pouvant plus compter vraiment sur les corps intermédiaires pour les encadrer, frappe alors littéralement à l’aveugle. Sa violence n’en est que redoublée. Force ou faiblesse, maîtrise ou panique ? Qu’importe, le résultat est là.

Toutefois la disproportion de la répression, souvent dénoncée, reste une vision bien en dessous de la réalité du conflit et des forces en présence. Quelle serait la juste proportion respectée et appliquée par une police que l’on réclame désarmée ? Nul n’est capable de le dire. La police désarmée n’est plus une police (les gardiens de la paix ont fait long feu), et la police armée, surarmée, militarisée est la disproportion elle-même, face à des émeutiers qui l’affrontent à mains nues (sans armes).

Nous vivons un temps où la révolution, son ordre de marche, sa propre violence légitime structurée même anarchiquement dans la figure réelle d’un peuple en armes (bolchéviks, guerre civile espagnole, révolution cubaine,…), est déclarée obsolète, rangée au magasin des accessoires par les révolutionnaires ou insurgés eux-mêmes. Un temps où le communisme qui fut l’horizon doit être l’ici et maintenant des émergences, bien qu’il y ait loin de la coupe aux lèvres dans le mouvement des Gilets jaunes précisément, où fin du monde et fin de mois passent au dessus de l’exigence communiste, ou de ce qu’il en reste. A moins que celle-ci n’ait plus besoin de se nommer comme telle, et qu’elle émerge de fait, dans la poésie des faits. Cela reste à discuter. Remarquons seulement que dans ce contexte, l’état de violence est non seulement indécidable, mais impensable. La tactique, seul reste d’organisation pour l’émeute, se décide le jour même, sur place, et ça marche, ou ça ne marche pas, ce qui n’exempte pas des bilans et analyses de la situation. Car le tout est d’éviter chaque fois le casse-pipe. Or le moindre manifestant qui s’expose aujourd’hui à l’affrontement, à mains nues, souvent levées en l’air quand les flics chargent, ne risque-t-il pas d’aller au casse-pipe ? Les résistants à l’expulsion violente de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes purent aussi avoir cette sensation.

A ce degré d’imprévision, qui fait aussi la force de l’imprévisible et de l’effroi provoqué en conséquence dans le camp adverse, il y a un prix à payer. La machine d’Etat répressive n’a plus rien aujourd’hui qui la distingue de la machine de guerre despotique, malgré son vernis républicain et démocrate. On dit aujourd’hui : l’état d’urgence passé dans le droit commun, ou état d’exception.

C’est alors à la vie nue qui s’oppose à la machine despotique-Macron, ou à l’état d’exception, de décider, au coeur de l’indécidable, si elle veut rester nue pour affronter lors du soulèvement, où si elle cherche parure, et laquelle. Devant l’interdiction de manifester qui rend la vie des manifestants bravant l’interdiction plus nue encore, plus exposée, la question serait donc : de quelle parure faut-il s’armer pour faire face ? Décider, au cœur de l’indécidable, c’est faire le saut, le pari risqué qui ne supprime pas tout à fait l’indécidable, mais le suspend. Exception souveraine si l’on veut, mais côté révolutionnaire, et qui n’est plus la guerre des partisans. Est-ce vraiment à l’ordre du jour ?

Car la vie sous le biopouvoir n’est jamais vraiment tout à fait nue, elle se figure toujours comme ci ou comme ça. Le gilet jaune déjà, qui n’est pas un gilet pare-balles. Beaucoup de collectifs conseillent l’équipement (casques, lunettes, masques à gazs, sérum), mais bien peu de manifestants s’y tiennent, soit parce qu’ils préfèrent la fuite ou l’esquive à l’affrontement, soit qu’ils mesurent le dérisoire de l’équipement au regard de « ce qu’il faudrait ».

Le mimétisme, qui veut ou voulait opposer à l’Etat policier et/ou militaire un soulèvement armé, a été copieusement déploré comme impasse sanglante en cas de défaite (1848 en France, semaine sanglante de la Commune,…), ou dénoncé comme porteur de terreur nouvelle (alternativement terreur de 1793, bolchéviks, khmers rouges, Farc…). Dans l’imaginaire ressuscité de la révolution française, on s’arrête sur le seuil infranchissable du peuple des sans culottes armés de piques, et des nobles pendus à la lanterne. Rien que la décapitation de l’effigie en carton de Macron a valu condamnation en justice.

Le refus de ce mimétisme, et de l’imaginaire d’un peuple en armes qu’il suppose avec sa logique des moyens et des fins, oblige à affiner l’intelligence stratégique (ou tactique, débat sévère à ce sujet) de l’occupation, mais aussi de la fuite, de l’esquive, et/ou de la violence symbolique. De plus en plus de Gilets jaunes réclament (légalement) qu’on leur attribue une Maison du peuple, ou la prennent d’assaut sans demander. Violence symbolique ciblée contre les marques du capital - marques et magasins de luxe, banques, agences d’assurances,…, manifs sauvages plutôt qu’opposition frontale, dispersions et regroupements furtifs, tags et incendies. Les caractères intangibles de l’émeute, qui frappe là où ça fait mal à l’orgueil de la marchandise, de l’institution, et signent d’un « A samedi prochain ». Violence psychologique juste et légitime, contre la guerre psychologique du pouvoir, avec « Tout le monde déteste la police » et plus récemment le « suicidez-vous », armes de malédiction, mauvais sort jetés en pleine face aux forces de l’ordre, armes de sorcellerie à double tranchant : blessées au moral, si elles le sont (jusqu’à quel point les flics ont-ils encore des affects d’amour propre ?), les forces de l’ordre peuvent redoubler de rage, de haine et de plaisir à cogner, abattre, humilier en retour des manifestants sans défense véritable.

Dans tous les cas, un peuple, celui des Gilets jaunes, reste désarmé, ce qui lui convient. Jusqu’à un certain point. C’est ce point, ou ce seuil qui mérite qu’on s’y attarde, car c’est le point d’insistance. De fait, aucune volonté en vue de prendre le pouvoir. Le dégagisme du « Macron démission » demeure un point de bascule tout à fait incertain. Et une bonne part des militants Gilets jaunes croit encore dans la solution institutionnelle (le RIC, pourtant clairement retoqué par Macron), ou dans la traduction de leur colère dans les prochaines élections (européennes et autres).

Malgré tout, le gouvernement Macron a su se faire haïr « comme » à un point de non retour, « rien en sera plus comme avant ». Significatif peut-être lors d’une manif à Toulouse, ce jeune homme-sandwich qui fait la promotion du RIC, un panneau dans le dos, un autre sur le torse. On discute, on lui confie qu’on n’y croit pas une seule seconde à ce RIC, que c’est un leurre. Une fois déplié tout son argumentaire, sa conviction fervente en la représentation souveraine du peuple garantie par cette mesure constitutionnelle, il conclut tout de go : « de toute façon, s’ils n’acceptent pas au moins ça, alors il faut les tuer ». Le réformiste constitutionnel devenait tout à coup, sérieusement car il n’avait pas l’air de rigoler, un insurgé radical.

Et aujourd’hui, devant le si peu d’espoir de voir leur revendication aboutir, les partisans du RIC vont-ils déverser leur rage dans les urnes, et au profit de qui alors ? Ou bien passer à l’attaque ?

L’état de violence est indécidable. Ce jeune homme de 17 ans, armé, qui a entrepris un prise d’otages à Blagnac, dont les médias disent qu’il se présentait comme « le bras armé des Gilets jaunes », que dit-il en vérité ? Si la lie médiatique peut lui faire dire n’importe quoi pour enfoncer le mouvement, son « acte fou » révèle toutefois le trouble profond contenu dans ce que l’on désigne comme violence juste et légitime de la révolte.

Souvenons-nous des soulèvements arabes, gentiment rebaptisés par les Occidentaux « Printemps » : 350 morts parmi les civils insurgés tunisiens, pas moins de 900 en Egypte et quelques milliers de blessés graves. Des peuples désarmés là aussi. Qu’en fut-il s’ils avaient été armés ? Un carnage plus grand encore sans doute, on le présume en songeant qu’ils avaient affaire à des dictateurs violents en face d’eux. La force et l’ampleur de leur insurrection, qui réussit à chasser Ben Ali et Moubarak, avait donc un prix à payer (sans parler de ce qui est advenu ensuite). Tunisiens et égyptiens ne sont pas morts si nombreux parce qu’en tant que musulmans, ils auraient une disposition avérée au sacrifice, dont profiteraient alors les dictateurs qui n’hésiteraient pas en conséquence à tirer dans le tas (on irait encore chercher cette pseudo-vérité en Syrie chez Bachar). Non, ils surent aussi, en Tunisie, brûler une quantité non négligeable de commissariats.

Mais ici, l’engouement, l’admiration convenue pour les Printemps arabes (il suffisait d’écouter France Culture au lendemain et encore maintenant), est souvent une façon de percevoir dans ces soulèvements lointains une forme attardée de sacrifice, nécessaire pour rattraper le retard et combler le déficit démocratique. Nous n’aurions plus besoin de cela, nous ici qui sommes tellement en avance et avons fait une fois pour toutes notre révolution.

Ici, où la situation n’est pas vraiment comparable, nous redoutons ce prix, et tenons à faire la différence entre Macron despote et un dictateur, bien que les Gilets jaunes et le Black bloc affrontent chaque semaine depuis 6 mois dans des conditions de violence accrue la police avec un courage inouï. Plus encore que le prix redouté, c’est donc la figure de ce peuple en armes, tout autre que les fractions de la lutte armée des années 70, qui est désormais l’impensable du politique. Dira-t-on que c’est une figure chimérique, un pur fantasme, la fin d’un film (Soy Cuba, de Michaël Kalatozov, par exemple) ? Il n’y a pas bien sûr de prix à payer pour une insurrection « réussie », qui arriverait à ses fins : dégager Macron, destituer partout la gouvernementalité,… Il n’y a pas de dette infinie et terrible envers un dieu insurrectionnel qui exigerait de tous et de toutes le sacrifice. Il n’y a que des conditions de l’affrontement, et des moyens sans fin.

Que nous comptions ici les morts sur les doigts de la main, et que le moindre mort (Rémy Fraisse, Adama Traoré,…) fasse l’objet d’une demande d’enquête et de réparation en justice, c’est le minimum de défense exigible. De même que nous ne pouvons rester indifférents au moindre visage éborgné, fracassé, à la moindre main arrachée. Même si les enquêtes policières ne mènent la plupart du temps à rien, et disculpent les flics. Nous avons vu par ailleurs que l’armement de la police ne fait l’objet d’aucun réel encadrement légal protégeant le citoyen des abus. Il reste à l’appréciation de la hiérarchie, selon la conjoncture des conflits, dans le cadre d’un usage légal des armes mises à disposition de la police, témoins les différents recours déposés en vain pour obtenir l’interdiction du LBD.

LBD, lanceur de balles de défense, dit en trois mots toute la stratégie de renversement de l’Etat de droit. Celui-ci, de protection initiale du citoyen contre les prérogatives abusives de l’Etat, est devenu protection de l’Etat contre la menace du citoyen lambda, terroriste en puissance. La police, avec le LBD, se défend donc alors qu’en réalité elle attaque et agresse, dans un effet considérablement rapproché de la zone de conflit. C’est cette évidence sensible, qui sous-tend l’architecture de la lutte contre le terrorisme et assimilés. que les Gilets jaunes commencent toutefois à ébranler sérieusement, au prix de leurs vies, et d’une toute autre évidence sensible.

L’état de violence est indécidable, et dans cet état persistent deux inconnues bien présentes à l’esprit et dans les corps. 1 : que se passerait-il lors des manifs si aucun flic n’était présent ? La guerre civile, que leur présence est officiellement censée éviter en maintenant l’ordre ? Peu probable, les commerçants par exemple même les plus Cidunatisés hésiteraient à deux fois avant de constituer des milices armées. 2 : que se passait-il si un peuple se soulevait en armes ? Une intervention de l’armée et la déclaration de la loi martiale, garante d’un massacre immédiat ? Tout le laisse à penser, mais rien n’est sûr, notamment quant au rôle de l’armée.

Les questions posées ici, jusqu’à l’absurde peut-être, tiennent compte d’un seul impératif : le refus de distinguer pacifiques et casseurs. Le refus impliquerait que nous soyons tous réellement des casseurs, pas seulement solidaires de ceux-ci plus courageux que d’autres (même si la différence doit être et est respectée à tout moment). Mais la figure du casseur est à ce point l’invention du pouvoir, le piège de son langage, que nous restons étouffés dans la nasse de son dispositif rhétorique. Le casseur, c’est le langage de la police, que nous pouvons reprendre par défi « nous sommes tous des casseurs », mais qui nous enferme et nous reconduit chaque jour à nos divisions. Combien de fois entend-on encore sur les ronds-points ou ailleurs : « Mais on ne gagne rien à casser, au contraire, la violence nous discrédite ». De moins en moins peut-être ce son de cloche, et tant mieux, mais encore.

Un certain confort intellectuel peut aujourd’hui endosser la posture de l’impouvoir du peuple (Didi-Huberman et sa puissance des larmes, dans la foulée détournée de « l’impuissance du peuple » de Blanchot), et se repaître des images des soulèvements au lieu d’y participer physiquement et intellectuellement. Le grand refus est alors celui de la guerre civile, le spectre qui hante dorénavant l’Europe et suscite l’effroi, largement autant que la vieille guerre des nations. Nul doute que ce spectre court toujours dans les consciences des milieux intellectuels que la perspective révolutionnaire a lassé ou effrayé (les flics tuaient en France durant cette période des années 70 - Maurice Papon et le 17 octobre 1961, les assassinés de Charonne en 1962, comme les carabinieri en Italie).

Les analyses sociologiques, mais aussi la simple présence sur les ronds-points attestent que le soulèvement des Gilets jaunes est loin de tout cela, et du peuple en armes, et de la guerre civile, et de « l’impouvoir » du peuple. On n’y pense pas du moins, ou pas ouvertement. Vivre dans la dignité, remplir le frigo d’abord, ne sont des injonctions triviales que pour les nantis qui n’ont aucune difficulté matérielle à vivre. L’emprise de la nécessité reprend le dessus et guide les aspirations premières parmi les riens, les déchets, objet du mépris de classe de Macron et sa clique. Mais au delà des revendications attachées à la vie matérielle, soit à l’homme comme être de besoin affranchi de son assujettissement à l’économie, grande dimension de l’exigence communiste, celles concernant l’égalité et la démocratie, et plus tardivement hélas l’écologie (si elle n’est pas la dernière roue du carrosse), se heurtent clairement encore à l’impasse de la solution institutionnelle – RIC et élections.

Dans la guerre des classes à nouveau déclarée, dans le hors champ où elle se situe –plutôt le blocage des flux que celui de la production en entreprise, quelle figure et quelle puissance recèle la venue d’un peuple nouveau ? A moins qu’il n’y ait pas de peuple, mais une prolifération infinie de cellules contagieuses (le mot est employé dans certaines assemblées locales), de familles de ronds-points, d’assemblées d’assemblées d’’assemblées, de motifs pluriels de soulèvement qui cherchent leur convergence ou leur coextension, de refus de l’Etat et de ses représentants mais de demandes de plus d’Etat et de services publics sauvegardés, de débats sur l’infinité de sujets qui soutiennent la vie en société, la politique dispersée, diluée en sujets de débat,…

Au final, mais non pour (en) finir, ce qui demeure constant c’est, outre la parole libérée comme jamais depuis longtemps et des actes de solidarité magnifiques lors d’inventions tactiques géniales, un rapport abrupt entre le temps et les actes : actes XXIII, XXIV, XXV,… dans le temps d’une répétition qui n’a plus rien à voir avec une forme de théâtre, tragique ou comique. Elle ressemble fort à une montée aux extrêmes, mais dans une guerre dite de basse intensité entre la police la plus diversifiée dans sa puissance de frappe et de feu (le LBD est puissance de feu, le stade juste avant les balles réelles) et un « peuple » désarmé qui n’a plus d’autre recours que la force d’inertie – les blocages, à condition d’y être de plus en plus nombreux et à tous les carrefours.

Jusqu’à quand, et jusqu’où ?

Le sous-caporal Zapat

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