Cauchemars et facéties - ce qu’il s’est réellement passé le 1er mai à Paris.

Cauchemardos - paru dans lundimatin#60, le 9 mai 2016

Les rédacteurs de cette rubrique n’aiment pas les mensonges, encore moins les menteurs et ceux qui leur donnent la parole sans sourciller.

Le 1er mai, à Paris, « le traditionnel défilé syndical, qui réunissait SUD, FO et la CGT pour contester la loi travail, a vu des Black Bloc s’emparer de la tête du cortège pour affronter les forces de l’ordre » nous apprend le journal Libération qui titre « 1er Mai : un défilé, deux colères ». Tiens donc. Une tête de cortège confisquée par « 200 personnes », pour lesquelles « l’occasion d’affronter les policiers est trop belle ». Ca se tient... Creusons.

L’hebdomadaire l’Express nous apprend que « des affrontements musclés ont opposé dimanche soir forces de l’ordre et plusieurs manifestants en marge du rassemblement du 1er-Mai. »

Par éléments radicaux, [un cadre de la police parisienne] décrit un mélange entre « militants de l’ultra-gauche, zadistes, précaires et jeunes de banlieues ». « Ils évoluent. Avant, ils jetaient un pavé de 4 kilos, maintenant, ils en jettent un de 6 kilos »

Ce n’est donc plus en tête, mais en marge ? (Ainsi que le disait M. Mailly de FO : les violences éclatent « en dehors des manifs, à côté des manifs »). Ce ne sont plus 200 mais « plusieurs » casseurs - adeptes de la musculation. Creusons encore.

Raphaël, militant et cadre dans la fonction publique [...] reconnaît bien volontiers qu’il existe quelques manifestants virulents dans les cortèges. Mais ces derniers seraient bel et bien intégrés au mouvement et non pas greffés, comme l’affirment les autorités. « Ce sont des personnes qui n’en peuvent plus, qui sont en situation de souffrance. Ils veulent casser les symboles du capitalisme, comme les voitures de Bolloré. Leur exaspération naît de la violence du système », théorise-t-il, comme pour les dédouaner.

Le quotidien Le Monde, questionne de son côté la version de la préfecture, qui pointe un « groupe de 300 individus violents », casseurs « organisés et méthodiques, encagoulés et casqués ». Le journal interroge un groupe d’élèves de terminale S du lycée Sophie-Germain (Paris) :

« Le gouvernement parle de méchants casseurs en marge de la manifestation pour décrédibiliser notre mouvement. Nous sommes organisés, indépendamment des syndicats, et c’est ce qui fait peur au gouvernement. » Ces lycéens ont fait presque toutes les manifestations depuis le début du mouvement social : « Maintenant, tout le monde met des foulards et des masques. On se fait tous matraquer et gazer à la même enseigne. Et quand les policiers encerclent la manifestation et nous bloquent pendant deux heures, c’est énormément de pression et une colère qui monte de plus en plus. »

Confusion.
Mais que s’est-il donc passé le 1er mai à Paris ?

CONTEXTE

Rembobinez
Avant de revenir sur cette journée il faut remonter 96h plus tôt : le 28 avril se tenait déjà une manifestation contre la loi Travail. Le point de départ était Denfert, le point d’arrivée Nation. Comme de coutume depuis au moins le 24 mars, un cortège s’est formé devant le traditionnel cordon de tête de la manifestation - l’endroit où les dirigeants syndicaux font la chaîne, devant les caméras de télévision, et encadrés par un imposant service d’ordre.

Au début du mouvement contre la loi Travail c’étaient avant tout les « jeunes » qui tenaient à prendre la tête des manifestations (considérant que les drapeaux syndicaux n’avaient pas à prendre la direction d’un mouvement qu’étudiants et lycéens animent de leurs grèves, blocages, occupations et manifestations depuis le 9 mars). Au fil des manifs, et notamment en réponse aux manoeuvres des Services d’Ordre (usage de la force, encordage, rythme de sénateurs, etc.) de plus en plus de monde finit par rejoindre ce groupe de tête, que le journal Libération nomme le « cortège des non-affiliés ». Du monde, c’est-à-dire facilement 2000 personnes, c’est-à-dire plus seulement « les jeunes », mais nous y reviendrons.

Le 28 avril, il fait beau, le cortège est déjà positionné Bd Arago, chacun à sa place. Et, le départ tardant à être donné, une foule des gens remonte déjà les larges trottoirs pour se positionner devant. La police place une ligne de CRS dans la largeur de la rue, dont l’avancée (ou plutôt la reculade) est censée donner le tempo de la manifestation. Quand la foule s’ébranle, les organisateurs impriment un rythme très lent. Ce qui permet, dès le premier carrefour, à deux autres lignes d’agents de police en armure de se positionner le long du cortège (de tête, of course).

Le rythme est tellement lent que la manifestation s’arrête place Valhubert, face au pont d’Austerlitz, que le parcours impose de traverser. Les gendarmes mobiles sont positionnés sur le quai d’Austerlitz, à quelques mètres de la foule, selon leur nouveau précepte de maintien de l’ordre « plus on est près, mieux c’est ». Ils se prennent une volée de pierres. Ils gazent. Une partie de la foule s’est déjà engagée sur le pont, une autre partie s’y engage, une troisième partie essaye de maintenir la jonction avec le reste du cortège, en vain.

De l’autre côté du pont, avenue Ledru-Rollin, un autre groupe de policiers tente d’appliquer la stratégie qui semble titiller les cerveaux du haut-commandement depuis le début de ce mouvement : tronçonner le cortège en petits bouts, dans l’espoir secret d’en encercler un. Mais ce groupe de policiers est peu nombreux et se fait déborder par la foule qui trottine déjà. Il se retrouve au milieu de la foule, ce qui n’était visiblement pas prévu. Les policiers paniquent. Ils reçoivent des projectiles de tous côtés. C’est à cet angle de la rue Ledru-Rollin qu’auront lieu les principaux affrontements. Certainement là qu’un policier en civil s’est pris un caillou sur la machoire.

Finalement des renforts positionnés quai de la Rapée permettent de pousser l’ex-tête-de-cortège vers le bd Diderot. Il n’est plus question d’encercler et d’immobiliser, il faut chasser ces sauvages le plus vite possible jusqu’à la place de la Nation, à grand coups de gaz lacrymogènes. Sauvages qui utilisent du mobilier urbain et des projectiles dans l’espoir un peu vain de ralentir leurs poursuivants. Des affrontements continueront ensuite place de la Nation.

Le soir venu, la police se vengera sur l’occupation de la place de la République, et notamment sur les occupants du château commun, mais lundimatin a déjà évoqué cet épisode.

Montage de sauce

Selon le Figaro, lors de cette journée « une bande de casseurs s’est infiltrée dans le cortège des manifestants et ils ont jeté des pierres sur la police. Ils étaient identifiables et déterminés. Bien équipés, ils étaient armés de barres de fer et portaient des cagoules. »

Pendant 3 jours, donc, on parlera, à la télé, dans les journaux, du « policier entre la vie et la mort », « en urgence absolue », finalement « sorti de son état comateux » (selon le Figaro, finalement, « Il a perdu connaissance pendant plusieurs minutes, souffre d’un saignement à l’oreille et pourrait présenter une fracture de la mâchoire. »)

Et puis il sera beaucoup question des « casseurs », chaque magazine y allant de son reportage sur la question ; quelques experts étant convoqués. Selon RTL : « il s’agit généralement de libertaires ou de zadistes avec une méthodologie établie : frapper fort dès le début de la manifestation avant de disparaître et d’échapper aux forces de l’ordre. Il y a aussi quelques pilleurs mais ils sont beaucoup plus minoritaires. »

Et puis on entendra Cazeneuve :

Ce dernier a pris la parole, jeudi, pour accuser les syndicats et particulièrement la CGT, « ceux qui ont diffusé sur la police des affiches et des propos qui contribuaient à tendre [les relations avec les manifestants] », en référence à une affiche du syndicat revendiquant que « la police doit protéger les citoyens et non les frapper ». Puis vendredi, pour dénoncer la présence dans les manifestations de « casseurs extrémistes qui ont pour seule motivation la haine de l’Etat et de ce fait, des valeurs de la République ». « Ces violences sont inacceptables. Il n’y aura jamais de la part de l’Etat la moindre complaisance », a-t-il précisé devant plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre, militaires, policiers et gendarmes, soulignant que la justice passerait « pour chacun des auteurs de ces violences ».

Et encore Valls le matin du 1er mai.

« Nous répondrons avec la plus grande détermination face aux casseurs que je ne confonds évidemment pas avec les manifestants. Chacun doit prendre ses responsabilités quand on organise une manifestation »

Traduire : les Services d’Ordre des organisations syndicales ont intérêt à faciliter le travail de la police et à effectuer une dissociation pratique d’avec les "casseurs". C’est d’ailleurs ce que dira plus directement le préfet de police de Paris, exhortant les organisateurs à être « plus exigeants et plus rigoureux dans le service d’ordre qu’ils ont la responsabilité de mettre en place »

LA FÊTE DES TRAVAILLEURS

Cortège de tête ; "pas de batards sur les trottoirs"
Il fait beau. Le cortège est déjà positionné rue de Lyon, voire même Daumesnil. La police a, plus tôt que d’habitude, positionné une ligne de CRS à l’avant du cortège, un peu devant la tête officielle de celui-ci. Et que croyez-vous qu’il se passe ? Une foule s’amasse devant eux. C’est le cortège de tête. De plus en plus de "moins-jeunes", de porte-drapeaux, de groupes de potes, de curieux, d’énervées, d’individus, de pacificateurs, d’équipées, de medic-team, d’ouvriers du pneu, de filmeurs, de chanteuses, d’étrangers, de perdus, d’aviateurs, de blessés, d’isolés, de bandes, etc., etc.

La manifestation ne s’est pas encore ébranlée que les policiers se font déjà prendre à parti. "Dehors la police", "Cassez-vous", "Tous les flics sont des batards" et bien entendu le fameux "Tout le monde déteste la police" entonné en frappant dans les mains.

Le cortège se met en branle. Des manifestants incitent à utiliser toute la largeur de la rue (ainsi que les trottoirs) pour éviter que des lignes de policiers casqués s’y insèrent. Celles-ci finissent par arriver (de l’arrière, comme toujours). Mais la foule veut garder les trottoirs. « Pas de batards sur les trottoirs », « Cassez-vous », etc. Les policiers poussent, mais ils sont étirés en ligne, c’est moins facile, et il y a des manifestants autour d’eux, c’est génant. Et à la moindre terrasse de brasserie, ou station de métro, ils sont dérangés dans leur progression et les manifestants se remassent sur les trottoirs. Les policiers suent.

Incidents
Ce qui devait arriver arriva, un pétard est lancé sur un groupe de policiers en civils (la bac - qui s’en va se casquer plus loin). Les CRS (ou assimilés) n’apprécient plus d’être en ligne, ils se mettent en grappe, bouclier contre bouclier. Des pétards et autres feux d’artifices sont lancés au milieu des grappes. Ils gazent. Des bouteilles, des planches, diverses choses sont lancées sur eux (ou plutôt sur leurs boucliers).

Les policiers en civils, qui étaient revenus, s’enfuient à nouveau (avec la ligne de flics du trottoir droit). L’un d’entre eux se protège la tête avec un carton de déménagement. Le groupe de CRS (ou assimilé) du trottoir gauche arrête un jeune homme. Le cortège s’arrête - tout de même ! « Libérez notre camarade », « cassez-vous ». Encore des feux d’artifices. La ligne finit par s’enfuir. Il ne reste plus que la ligne de devant. Mais à peine les manifestants ont-ils eu le temps de penser à s’en débarrasser, que cette même ligne lance une dizaine de grenades de désencerclement. Puis pour empêcher que des manifestants ne pénètrent dans un chantier, ils chargent l’avant du cortège.

Nasse
Derrière, une autre ligne (de CRS) a coupé la manifestation. Un millier de personnes est pris en sandwich. Certains manifestants ont pu s’échapper devant. Et le gros du cortège est encore derrière. La tension se cristallise autour de la ligne qui sépare la « tête » du reste de la manifestation. Se sentant pris au piège des manifestants tentent de forcer le cordon, à plusieurs reprises. La police les gaze à bout portant, les tape. De l’autre côté, une foule de gens se masse aussi contre le cordon. Appelle à la libération des encerclés. Réclame de pouvoir passer. Proclame qu’ils ne partiront pas. Que « la rue elle est à nous ». Et « Tout le monde déteste la police ! ». La situation dure un moment (bien moins que ce que la technique anglaise du « kettling » préconise : jusqu’à 9h d’encerclement à Londres il y a quelques années).

On apprendra plus tard que la police proposait aux organisateurs de dévier le cortège, et de laisser au milieu du Bd Diderot le groupe de « casseurs ». La CGT aurait, selon la presse, accepté puis refusé, arguant de rues trop étroites. En réalité, la foule qui s’était agglutinée contre le cordon policier (« en solidarité »), posait un problème aussi bien à la police qu’à ceux qui auraient voulu se dissocier. Fermer les yeux sur la question aurait voulu dire de la part des « organisateurs » soit pousser ces récalcitrants (leur fameuse « base » ?), soit les laisser là à leur tour.

Mais dans le cortège syndical, face aux CRS, personne n’est au courant de ces tractations. Et personne ne propose (tout simplement) de tourner à droite. D’aucuns s’indignent ; d’autres s’énervent ; on chante encore, tout comme de l’autre côté des flics (eux ont un tambour !) « Cassez-vous, cassez-vous, cassez-vous, cassez-vous, cassez-vous ! » Les CRS gazent.

Retrouvailles

Finalement la police sera donc contrainte - vive la solidarité - de laisser la manifestation se reformer.

Cette fois tout le monde décide de pousser. Les flics gazent comme des porcs mais les gens ne cèdent pas et la ligne devient intenable pour les flics qui libèrent les milliers de gens. Grand mouvement de joie. On crie et on court vers nos camarades. C’est mortel. La manif se retrouve dans une atmosphère de liesse.

Retrouvailles. Joie. Et la fameuse « haine anti-flic ». (Qui est, grave erreur d’interprétation, là encore de la joie - peut être plus encore de la part de ceux qui étaient bloqués « derrière »).

La fin de manifestation se passe dans une heureuse confusion. Les ex-encerclés se font déborder par une nouvelle nouvelle tête de cortège qui chante « nous sommes tous des casseurs ». D’aucuns s’acharnent sur une énième ligne de Gendarmes Mobiles (la dernière), dans une rue sur la droite, qui sera contrainte de s’en aller. D’autres défoncent les panneaux publicitaires de M. Decaux ; souvent sous les applaudissements. D’autres « dépavent » les murs, pour en faire des projectiles. D’autres taggent, d’autres les regardent et commentent : « Nous naissons de partout, sans limite » ; « Le monde ou rien » ; « La fête est à peine commencée » ; « Il n’y aura pas de présidentielle » ; « Soutien à Rennes 2 : Dieu pardonne ; pas nous », etc.

Des affrontements se poursuivront place de la Nation. Un autre groupe de manifestants partira en métro jusqu’à la station Oberkampf, pour finir en cortège jusqu’à République. La rumeur dit que quelques vitrines de banques auraient été encore cassées.

A bientôt
Comme le disaient quelques lycéens au journal Libération dans une manifestation :
« Y a le bac à la fin de l’année, mais ici, on se forme à la vie. »

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